Une tribune pour les luttes

La fin du travail, un mythe démobilisateur, par Robert Castel, septembre 1998

+ Fin d’un entretien extrait de Vacarme 40 (été 2007) avec Robert Castel

Article mis en ligne le vendredi 15 mars 2013

Le Monde Diplomatique

La fin du travail, un mythe démobilisateur, par Robert Castel, septembre 1998

Le sociologue Robert Castel s’élève contre ceux qui diagostiquent la fin du travail et montre comment ce dernier constitue toujours le mode dominant d’insertion sociale. Selon lui, c’est dans le cadre d’un renouvellement de la société salariale que devrait se penser la lutte actuelle contre le chômage et la précarité. Nous publions les bonnes feuilles de sa contribution à un ouvrage collectif, « Le Monde du travail », à paraître en octobre sous la direction de Jacques Kergoat et Danièle Lienart aux éditions La Découverte (Paris).

S’interroger sur la centralité du travail, c’est dans une large mesure porter un diagnostic sur le devenir et l’avenir de la société salariale. C’est en effet dans ce type de formation sociale que le travail, sous la forme de l’emploi salarié, a occupé une position hégémonique. Non seulement parce que l’emploi salarié était largement majoritaire. Mais aussi parce qu’il était la matrice d’une condition sociale stable qui associait au travail des garanties et des droits.

On a pu parler de « société salariale » à partir du moment où les prérogatives attachées d’abord au travail salarié en étaient venues à couvrir contre les principaux risques sociaux, au- delà des travailleurs et leurs familles, les non-salariés, et même la quasi-totalité des non-actifs. C’est le noyau du «  compromis social » qui culmine au début des années 70 : un certain équilibre, certes conflictuel et fragile, entre l’économique et le social, c’est-à-dire entre le respect des conditions nécessaires pour produire les richesses et l’exigence de protéger ceux qui les produisent.

Qu’en est-il aujourd’hui ? Tout le monde s’accordera sur le constat que l’on assiste depuis vingt ans à la dégradation de ce type de régulations. Mais quelle est l’ampleur de cette dégradation ? Peut-on affirmer, comme il devient depuis peu à la mode de le prétendre, que nous soyons quasiment « sortis » de la société salariale ?

Jusqu’à ces toutes dernières années, on pouvait et on devait parler d’un effritement de la société salariale. En pesant le sens des mots, effritement signifie exactement que la structure de ce type de société se maintient (ou se maintenait) alors que son système de régulations se fragilise. C’est une conséquence majeure de la priorité qui commence à être donnée, à partir du début des années 1970, aux impératifs de la rentabilité économique et à l’apologie de l’entreprise pensée comme la seule source de la richesse sociale. Les droits et les protections du travail sont dès lors perçus comme des obstacles à l’impératif catégorique de la compétitivité.

Les premières conséquences de ces orientations ne sont pourtant pas le démantèlement complet de la société salariale mais, précisément, cet effritement qui se caractérise par l’apparition de nouveaux risques rendant le rapport au travail aléatoire. Risque-chômage bien sûr, mais aussi risques qui proviennent de la prolifération des contrats de travail « a- typiques » : à durée limitée, à temps partiel, d’intérim, etc. Le chômage de masse et la précarisation des relations de travail qui s’aggravent l’un et l’autre au cours de la décennie suivante, parce qu’ils s’entretiennent l’un l’autre, sont les deux grandes manifestations d’une déstabilisation profonde des régulations de la société salariale (1).

Il faut pourtant aujourd’hui réactualiser cette évaluation, et peut- être la réviser. Non qu’il se soit produit des péripéties vraiment nouvelles ces toutes dernières années. Mais deux caractéristiques au moins paraissent attester une aggravation de la situation. Avec la mondialisation des échanges, il est désormais manifeste que l’hégémonie croissante du capital financier international attaque de front les régimes de protection du travail construits dans le cadre des Etats-nations. Parallèlement, les mutations technologiques en cours paraissent de nature à remettre en question la structure même du rapport salarial. A la limite, la figure du prestataire de services qui négocie lui-même, à ses risques et périls, ses conditions d’emploi se substitue à celle du travailleur salarié inscrit dans des systèmes de régulations collectives (2).

Ces constats alimentent depuis peu les discours catastrophistes et couplés sur l’«  horreur économique », et la « fin du travail salarié ». Il faudrait remplacer le diagnostic de l’effritement de la société salariale par celui de son effondrement. Cette formation sociale n’aurait été qu’une parenthèse de quelques décennies, qu’il faut désormais compter dans les profits et pertes de l’histoire. Conséquence pratique et politique : il est temps de se détourner de cette référence porteuse de nostalgies passéistes pour commencer à construire d’autres supports de reconnaissance et de cohésion sociales.

C’est pourtant aller un peu vite en besogne. Les tenants de ces positions court-circuitent deux séries d’affirmations : le constat, juste, que les rapports de travail et les rapports au travail sont de plus en plus problématiques ; et l’extrapolation, fausse, que l’importance du travail s’efface inéluctablement.


86 % de salariés

A s’en tenir d’abord aux faits et aux chiffres, le travail, et en premier lieu le travail salarié, continue à occuper la place centrale dans la structure sociale française. La proportion des salariés dans la population active est exactement la même (86 %) qu’au milieu des années 70. Mieux : en 1998, il y avait dans le secteur privé 155 000 salariés de plus qu’en 1997, soit une augmentation de 1,2 % en un an (3). On n’a jamais auparavant compté en France autant de salariés qu’aujourd’hui. Curieuse « fin du salariat » !

Il est également aventureux d’affirmer que le temps de travail et l’investissement dans le travail ont substantiellement diminué depuis la « crise ». Certes, les emplois nouveaux correspondent souvent à des occupations fragiles, à temps partiel, tandis que beaucoup d’emplois à temps plein sont détruits. Mais les situations de sur-travail paraissent aussi se multiplier. Le chômage n’a pas supprimé les heures supplémentaires, surtout, diront les inspecteurs du travail, si l’on prend en compte celles qui ne sont même pas déclarées (4).

Quant à l’investissement dans le travail, les formes nouvelles d’emploi exigent souvent une mobilisation plus grande des travailleurs que le rapport salarial classique. Si l’on a dénoncé à juste titre l’«  aliénation » du travailleur dans le rapport salarial de type taylorien, elle restait en général cantonnée au temps de travail sur les lieux de travail (cf. le prolétaire chanté par Yves Montand qui, le travail fini, «  flâne sur les grands boulevards » en pensant aux copains et aux filles). Le discours managérial moderne exige autre chose et davantage, une disponibilité constante et, à la limite, une conversion totale aux valeurs de l’entreprise. La peur du licenciement accentue encore ce type de surdétermination du rapport au travail. Souffrance au travail et angoisse de perdre son emploi sont deux composantes actuelles importantes du rapport au travail (5).

Quant à l’absence de travail éprouvée sous la forme du chômage, elle est le contraire d’une mise à distance du travail. Il n’est que d’écouter les chômeurs dont l’existence tout entière est déstabilisée par la perte d’un emploi. La plupart, surtout ceux qui ont déjà travaillé, demandent désespérément du travail, un « vrai emploi ». D’autres, il est vrai, en particulier parmi les jeunes qui n’ont jamais accédé à l’emploi, cherchent « autre chose ». Ils tâtonnent, bricolent, galèrent et il arrive parfois qu’ils innovent. Mais le coût de ces quêtes interdit d’en faire le modèle d’un destin que l’on souhaiterait faire partager à tous et qui anticiperait pour tous un avenir meilleur. L’existence, au mieux problématique et au pire désespérée, que mènent la plupart des « demandeurs d’emploi » montre au contraire que l’importance du travail n’est sans doute jamais aussi sensible que lorsqu’il fait défaut.

Parler de disparition, ou même d’effacement du salariat, représente donc, du point de vue quantitatif, une pure contre- vérité. Parler de la perte de la centralité du travail repose sur une énorme confusion qui assimile le fait que l’emploi a perdu sa consistance avec le jugement de valeur qu’il aurait perdu son importance. La « grande transformation » intervenue depuis une vingtaine d’années n’est pas qu’il y ait moins de salariés, mais - et cette transformation est décisive - qu’il y ait énormément plus de salariés précaires, menacés de chômage. Le rapport au travail a été ainsi profondément bouleversé. Mais c’est toujours sur le travail, que l’on en ait ou que l’on en manque, qu’il soit précaire ou assuré, que continue à se jouer le destin de la grande majorité de nos contemporains.

C’est par rapport à un diagnostic de ce type qu’il faut se déterminer, plutôt que d’essayer d’imaginer ou de rêver ce que sera peut-être la place et la nature du travail dans dix ans ou dans vingt ans, car il faudrait être prophète pour le savoir. La question de fond devient alors : faut-il ou non renoncer à faire aujourd’hui du travail le front principal des luttes pour promouvoir demain un avenir meilleur ? Le renoncement à faire du travail un enjeu stratégique représente une grave erreur, et cela pour une raison décisive : l’importance fondamentale du marché, et le problème crucial que pose son hégémonie croissante du point de vue de la cohésion sociale.

On peut être tenté de relativiser l’importance du travail, on ne peut relativiser l’importance du marché. Au contraire, son hégémonie s’impose à mesure de l’affaiblissement des régulations du travail. C’est ce que l’on observe tous les jours : les institutions du capitalisme financier international, comme le FMI et la Banque mondiale, prennent de plus en plus la place des institutions juridico-politiques des Etats-nations. Or on ne peut penser un avenir de la civilisation sans la présence du marché.

La promotion du marché est contemporaine de la promotion de la modernité à partir du XVIII e siècle, au moment de la sortie d’une société «  holiste » dominée par les relations de dépendance entre les hommes (6). Elle est inséparable de l’avènement d’une société d’individus, et il faut oser dire qu’elle a eu une fonction progressiste. Mais le marché ne crée pas du lien social, et il détruit les formes pré-industrielles de solidarité. C’est pourquoi la possibilité pour les hommes de vivre positivement la modernité en continuant à « faire société » s’est jouée sur le défi de domestiquer le marché en l’acceptant, c’est-à-dire en refusant à la fois l’anarchie du libéralisme et la régression aux formes prémodernes de Gemeinschaft (communauté). L’histoire sociale montre à l’évidence que ce sont les régulations sociales construites à partir du travail qui ont promu cette domestication relative du marché dont l’aboutissement a été le compromis de la société salariale.

Abandonner le front du travail, c’est ainsi risquer de renoncer à la possibilité de réguler le marché et se retrouver non point dans une société de marché (nous y sommes depuis longtemps), mais dans une société devenue marché de part en part, entièrement traversée par les exigences a-sociales du marché. Face à ce scénario du pire, quels sont les supports possibles pour domestiquer le marché ?

La proie et l’ombre

L’EXTRÊME difficulté de la conjoncture tient à ce que, si l’on voit bien que le rapport salarial classique est profondément ébranlé, on ne voit pas ce qui pourrait globalement s’y substituer en tant que solution de rechange crédible pour supporter des systèmes de régulations collectives capables d’affronter les dérégulations imposées par le marché. On voit plutôt se multiplier des formes dégradées d’emploi, et aussi émerger des initiatives très intéressantes dans le secteur non marchand ou en marge du marché. Mais elles risquent de constituer des isolats hors marché, sortes de réserves protégées du marché, mais sans prise sur lui. Or l’hégémonie du marché porte sa menace sur le lien social en général, il détruit les rapports collectifs de solidarité.

Est-il possible de construire ou reconstruire des régulations collectives qui ne seraient pas fondées sur une organisation collective du travail, qui ne s’inscriraient pas dans un régime général de l’emploi ? Il ne manque pas de discours sur la citoyenneté sociale, mais font cruellement défaut les pratiques qui lui donneraient un contenu réel, si du moins on maintient une définition un peu exigeante de la citoyenneté. C’est pourquoi renoncer à tenter d’accrocher cette citoyenneté au travail, c’est risquer de lâcher la proie pour l’ombre.

Prétendre que les régulations du travail représentent encore le principal garant de la cohésion sociale expose à la critique de rester aveugle aux virtualités porteuses d’un avenir libéré des contraintes qui ont dominé la « civilisation du travail ». Mais il faut récuser cette opposition de l’avenir et du passé, de l’utopie libératrice et de la fixation sur des contraintes périmées et comprendre qu’il existe deux types d’utopies. Certaines utopies, comme celle de la fin du travail, se réfugient dans l’avenir parce qu’elles n’attendent plus rien du présent. L’utopie risque alors d’être le «  soleil d’un monde sans soleil », qui laisse le monde en l’état.

Pourtant le présent est notre seul point d’appui parce qu’il offre seul prise à l’action. Et, s’il est vrai que le travail est toujours le foyer qui détermine la configuration de l’existence sociale de la plupart de nos contemporains, l’exigence de combattre la dégradation de son régime demeure l’impératif politique principal, «  l’utopie » de ceux qui n’entendent pas se plier au diktat des faits.

Ce n’est pas une mince besogne. Elle commande des entreprises difficiles comme tenter de réactualiser le droit du travail pour que la nécessité d’accepter une plus grande souplesse des emplois ne se paye pas d’une précarité accrue ; promouvoir une réduction substantielle des temps de travail afin de redistribuer autrement que par l’intermédiaire du chômage le travail et les protections qui y sont rattachées ; consolider une couverture universaliste des risques sociaux, y compris de ces nouveaux risques que sont le risque-précarité et le risque-chômage, etc.

Enoncer ces impératifs suffit pour donner à voir qu’ils ne se placent pas dans la perspective de la conservation du passé ou de la gestion de l’existant. Il faudrait plutôt craindre qu’ils s’avèrent trop ambitieux compte tenu de la puissance des stratégies dérégulatrices portées par le capitalisme financier international. Mais l’avenir garde une marge d’imprévisibilité et le pire n’est pas certain. Dès lors, ces orientations sont des chantiers ouverts auxquels peuvent s’associer tous ceux qui estiment que si notre société est effectivement malade du travail, le meilleur remède n’est pas d’en faire prématurément le deuil.

Robert Castel

Directeur d’étude au Centre des mouvements sociaux à l’ Ecole des hautes études sociales, Paris. Auteur de Les Métamorphoses de la question sociale. Une chronique du salariat, Fayard, 1995.

(1) J’ai systématisé ce diagnostic en 1995 à partir d’une base documentaire qui couvrait les premières années de la décennie, jusque 1993-1994. Robert Castel, Les Métamorphoses de la question sociale. Une chronique du salariat, Fayard, Paris, 1995.

(2) Cf. William Bridges, La Conquête du travail au-delà des transitions, Village mondial, 1995.

(3) Premières informations et premières synthèses, Dares, janvier-février 1998.

(4) Cf. Gérard Filoche, Le Travail jetable, Ramsey, Paris, 1997.

(5) Cf. Christophe Dejours, Souffrance en France, Le Seuil, Paris, 1998.

(6) Cf. Louis Dumont, Essais sur l’individualisme moderne, Paris, Le Seuil, 1983.

http://www.monde-diplomatique.fr/1998/09/CASTEL/10915


Fin d’un entretien de Vacarme 40 (été 2007) avec Robert Castel

le travail au long cours

entretien réalisé par Gilles Chantraine, Carine Eff, Stany Grelet & Victoire Patouillard

http://www.vacarme.org/article1321.html

Cependant, l’effondrement du débat sur la « fin du travail » n’a-t-il pas ouvert la voie à une exaltation unanime de la «  valeur travail », y compris à droite ?

Cet unanimisme actuel autour de la valeur travail peut en effet paraître étonnant, mais il est explicable. On s’est peu à peu rendu compte qu’on s’installait dans le chômage et la précarité, et que ce n’était donc pas le travail qui disparaissait, mais la stabilité du travail, le modèle de l’emploi de la société salariale qui attachait au travail des protections et des droits consistants. Si on entérine cette dégradation de l’emploi, le problème devient de constituer une société de pleine activité même si ce n’est plus une société de plein emploi : il faut mettre tout le monde au travail, mais évidemment, cela suppose de ne pas être trop regardant sur les rétributions attachées au travail, à la fois en termes de salaires, de droits, et de protections sociales. C’est l’option mise en œuvre par les politiques libérales de réduction du droit du travail et de la protection sociale : que tout le monde ait accès au travail, fût-ce sous des formes dégradées, quitte à devenir un travailleur pauvre mais qui a au moins le mérite de travailler et de ne pas être un mauvais pauvre assisté. Si l’on y tient, on peut appeler cela une reconnaissance de la valeur travail. Mais sa signification est radicalement différente de celle qu’elle avait dans une conjoncture où on pensait la centralité du travail en terme de citoyenneté sociale : le travail était essentiel parce qu’il donnait les bases de l’indépendance sociale et économique des individus. La «  valeur travail » peut s’accommoder d’une idéologie libérale, parce que le fait que des gens travaillent à n’importe quelle condition permet de limiter les interventions de l’État, de diminuer les dépenses de protection sociale et le coût du travail. Mais cette valeur travail n’a plus la signification qu’elle avait et qu’elle a dans une pensée de gauche où elle renvoie à la dignité par le travail, à l’indépendance par le travail.

On reproche parfois à cette pensée de gauche de s’accommoder de la fragilisation des formes traditionnelles d’emploi : c’est la critique adressée par les tenants du « plein emploi » à ceux qui, comme vous, plaident pour une nouvelle «  sécurité sociale professionnelle », qui reconstruirait des droits et des protections sociales prenant acte de la discontinuité des parcours professionnels. Que leur répondez-vous ?

Cela dépend des contenus qu’on donne à cette «  sécurité sociale professionnelle ». Il me semble — je suis loin d’être le seul : Supiot, Gazier arrivent aux mêmes conclusions, reprises par certains syndicats et partis de gauche — que c’est, si ce n’est la solution, en tout cas une solution de sortie, qui pourrait ne pas être par le bas, de la société salariale. Elle permettrait de trouver un nouveau compromis entre les exigences du marché et celles des entreprises — et si on ne veut pas se mettre la tête dans le sable, on doit reconnaître que quelque chose comme de la flexibilité, de la mobilité du travail est nécessaire : on n’est plus dans la société industrielle, on ne peut pas non plus récuser les changements technologiques — et d’autre part un minimum de sécurité, de droits du côté des travailleurs. Or ces sécurités, ces droits ne peuvent plus être exclusivement rattachés au statut de l’emploi, puisqu’il y a des discontinuités, des alternances entre les emplois. Il faut donc qu’ils soient attachés à la personne du travailleur. Donner de véritables droits, qui soient des droits transposables, y compris dans les périodes de non-emploi : c’est sans doute ce que l’on peut penser de plus efficace et de plus progressiste aujourd’hui pour lutter contre la dégradation du travail. Mais c’est un fait aussi que cette idée est moins difficile à penser qu’à réaliser, surtout dans un rapport de forces qui n’est pas favorable aux salariés. Ce n’est pas joué, mais c’est un des chantiers, pour ne pas dire le chantier sur lequel il faudrait avancer — faute de quoi ce sera une dérégulation de l’emploi de plus en plus sauvage qui s’imposera.

Si votre travail peut servir aux mouvements sociaux, en revanche il ne semble pas que vous placiez les mouvements sociaux au cœur de vos analyses. Votre histoire du salariat n’est pas celle du mouvement ouvrier : les avancées décisives y sont le fait de réformateurs sociaux, ou de l’État. De même votre histoire de la psychiatrie n’est pas celle des micro-résistances des malades mentaux. D’une manière générale, vous semblez faire peu de place à l’activité des acteurs, qu’elle soit organisée ou « infra-politique ». Est-ce un effet d’échelle ? Un constat empirique ? Une conviction théorique ?

Pour la première partie de votre question, je dirais, peut-être un peu brutalement : je n’ai pas repris les discours hagiographiques sur le rôle des mouvements sociaux, simplement parce qu’ils sont faux. Par exemple les protections sociales n’ont pas été conquises par une classe ouvrière unanime. En 1971, dans un très bon livre qui n’a pas été reconnu à sa juste valeur — Du Paupérisme à la Sécurité sociale —, Henri Hatzfeld montrait déjà comment se sont mises en place les retraites ouvrières et paysannes, les premières lois sur les accidents du travail, etc. : elles résultent d’un jeu à plusieurs acteurs dans lequel le rôle de la classe ouvrière n’a pas été hégémonique [9]. En particulier, les franges les plus dynamiques de la classe ouvrière — le syndicalisme révolutionnaire, notamment — se sont violemment opposées à ce qu’elles considéraient comme une trahison réformiste. Cela ne veut pas dire que le rôle du mouvement ouvrier et de ses organisations n’a pas été essentiel. Sans les syndicats, la condition salariale serait restée celle du XIXe siècle, mais cette amélioration ne peut être décrite sur un mode héroïque avec la classe ouvrière agissant comme un seul homme.

Pour la folie, c’est encore plus évident. J’ai toujours été opposé à une certaine conception de l’anti-psychiatrie, notamment anglaise — celle d’un David Cooper, par exemple — qui présentait la folie comme une subversion révolutionnaire. Pas plus que ce n’est la classe ouvrière seule qui a fait l’histoire du salariat, ce n’est le fou qui a fait l’histoire de la psychiatrie. Sans être centriste, il faut constater que les équilibres d’une société s’établissent en son centre. Les lignes qui s’imposent naissent toujours de compromis. La mise en place des protections sociales a été le résultat d’un compromis, construit à travers près d’un siècle de conflits et de négociations entre un hyper-libéralisme qui ne voulait pas d’État et les courants révolutionnaires du mouvement ouvrier qui voulaient un changement radical. Ces affirmations peuvent paraître frustrantes. Parler de conquête ouvrière serait sans doute plus satisfaisant d’un point de vue politique, mais je ne crois pas que l’on puisse sérieusement soutenir cette thèse.

La deuxième partie de votre question est plus délicate. On m’a déjà fait cette critique de ne pas être assez proche des acteurs. D’une certaine façon, c’est vrai. Le niveau d’analyse que j’essaie de déployer est assez « macro » : les acteurs, ils sont dessous. Je ne pense ni mépriser ni sous-estimer leur rôle, mais je n’analyse pas leur activité concrète de sujet, parce que je ne pense pas qu’elle soit déterminante au niveau où je me place. Le choix de ce niveau est peut-être le résultat d’une déception. Je me suis intéressé à la psychanalyse : j’ai lu Freud, j’ai lu Lacan, ce niveau d’analyse est aussi essentiel. Dans un premier temps, j’ai même eu des tentations freudo-marxistes : articuler la dimension objective et la dimension subjective d’un phénomène social serait l’idéal. Malheureusement cela ne marche pas, ou en tout cas je n’y suis pas arrivé, et je ne vois pas que beaucoup de gens y sont arrivés. J’ai donc pensé qu’il fallait mettre entre parenthèses cette ambition, même si elle continue à me séduire. L’erreur intellectuelle par excellence c’est le confusionnisme, ou l’éclectisme. Il faut respecter le fait qu’il y a des niveaux d’intelligibilité différents. Je regrette beaucoup de ne pas pouvoir dire des choses plus précises sur l’activité concrète des acteurs, mais d’autres le font : les romanciers, les psychologues, les essayistes peut-être. Mettre cette dimension subjective entre parenthèses ce n’est pas la nier, ni en minimiser l’importance : c’est respecter sa spécificité et prendre un autre plan d’analyse. De plus, il me semble qu’on dit déjà beaucoup — pas tout, mais beaucoup — sur les acteurs lorsqu’on les place à l’intersection d’une double ligne, diachronique et synchronique, de déterminations. D’une part cet acteur, comme on le disait au début, c’est un héritier : il porte une histoire sociale qu’on décrypte au fil d’une lecture généalogique. D’autre part il appartient à un groupe, il est dans le macro — parce que, s’il n’existe plus de classes sociales au sens de Marx, il existe toujours des contraintes collectives et des rapports de domination. Et si on met ensemble les contraintes collectives qui pèsent sur un acteur et la trajectoire historique dont il est l’héritier, on ne tient pas un discours déconnecté de l’expérience sociale, on en restitue au contraire la pesanteur. Ceci dit, il faut concéder qu’en procédant ainsi on ne dit pas tout : c’est une manière de faire de la sociologie ; je tire une ligne d’analyse, je ne vise pas un discours total, et il y a d’autres manières de faire de la sociologie.

Est-ce à dire qu’un autre récit serait possible, compatible avec le vôtre, qui tirerait une autre ligne, celle des minorités — Vacarme y est sensible, vous l’aurez compris — et de leur résistance aux normes qui les mettent à l’écart ?

C’est tout à fait possible. Je n’ai sans doute pas donné tout leur poids à ces minorités. Par exemple il y une spécificité du sort qui est fait aux femmes dans l’histoire du salariat. Ou encore de la place réservée aux immigrés. J’aurais sans doute dû y insister davantage. Ma défense, c’est que ce sont des questions tellement importantes qu’il faudrait leur donner toute leur place, ce que je ne pouvais pas faire dans la fresque générale que je dessinais. Ainsi des analyses féministes, ou plus attentives à la spécificité de l’immigration, peuvent prendre place dans cette perspective. Si j’avais le temps j’aimerais bien le montrer, car en attendant c’est une lacune, qu’heureusement d’autres ont comblée.

J’ai en tout cas tenté, au moins partiellement, de rendre justice aux révoltes et aux résistances en soulignant l’importance des ruptures qui scandent l’histoire sociale. Par exemple le moment révolutionnaire, avec la loi Le Chapelier, est une grande rupture dans l’histoire du travail [10]. Mais sa nouveauté ne se saisit qu’à partir de l’état antérieur du système. Si le système corporatiste a explosé à ce moment-là, c’est qu’il y a eu cinq siècles de répression impitoyable du vagabondage, des gens pendus, envoyés aux galères, parce qu’« inutiles au monde » dans cette organisation du travail. Les vagabonds ont été les grands acteurs réprimés de l’histoire du travail dans la société pré-industrielle. Mais ce ne sont pas eux qui l’ont emporté. La contractualisation des rapports de travail fera d’eux les prolétaires misérables du XIXe siècle.

C’est qu’après les ruptures il y a recomposition. Par exemple mai 1968, grand moment de rupture, n’a pas empêché le capitalisme de se replacer, et lui a peut-être même donné un coup de main — un « nouvel esprit » — si l’on en croit les analyses assez convaincantes de Luc Boltanski et Ève Chiapello [11]. La sociologie, c’est dommage, ne peut pas reposer sur une conception héroïque de l’histoire centrée sur ses moments les plus chauds, les plus effervescents. Parce que l’histoire c’est un processus. Le travail d’un sociologue qui prend l’histoire au sérieux, c’est d’essayer de reconstruire des processus, dans lesquels il y a des sauts qualitatifs, de la nouveauté et de la liberté qui passent, mais à travers la permanence des rapports de domination.

On vous a parfois reproché un certain fonctionnalisme : l’histoire est un processus, vous en repérez les ruptures, mais celles-ci peuvent apparaître davantage comme un effet de système que comme le résultat d’une bataille. Quelle place exacte faites-vous au conflit, dans votre travail ?

Je crois que je lui accorde une place essentielle, mais cela ne se voit sans doute pas assez. Je ne sous-estime pas l’importance des grèves et de la répression policière dans l’histoire ouvrière, par exemple, mais je l’ai dit tout à l’heure : ce qui s’impose, ce sont des compromis. Mais il faut aussi comprendre que le compromis ce n’est pas le consensus. Un compromis social c’est extrêmement conflictuel, c’est le résultat d’un rapport de forces entre les partenaires sociaux, comme ce que l’on a appelé justement le « compromis social » du capitalisme industriel qui s’est noué en Europe occidentale après la Seconde Guerre mondiale.

La dynamique souterraine de l’histoire c’est la conflictualité : il y a des dominants et des dominés, des rapports de forces — je le crois profondément. Il est possible que cela n’apparaisse pas assez dans mon travail, parce que ce que je décris ce sont plutôt les résultats. Mais, derrière, il y a d’immenses conflits, énormément de violence et d’injustices qui forment la trame des compromis. Le monde dans lequel nous vivons est loin d’être apaisé.

Vous êtes intervenu pendant la campagne électorale.

Oui, parce que je pense que le clivage entre la gauche et la droite demeure fondamental, et que cette conviction est dans le prolongement de l’analyse que l’on peut faire de l’état actuel de notre société. Ceci dit, je ne pense pas que le sociologue ait à donner des leçons de politique. La politique est un métier difficile, elle exige des choix, des arbitrages, qui s’inscrivent dans une logique qui n’est pas celle de la recherche.

Vous ne donnez pas de leçons politiques, mais vous êtes écouté : il semble que votre problématisation de la crise de la société salariale ait « pris », ne serait-ce que du côté des mouvements sociaux, pour lesquels votre parole compte, de toute évidence.

C’est sans doute qu’il y a un conflit sur l’interprétation à donner des transformations qui nous affectent depuis une trentaine d’années. Le discours libéral dominant célèbre les vertus du changement du point de vue des gagnants et de leurs intérêts. La sociologie que j’essaie de faire souligne les énormes coûts sociaux des transformations en cours. Cela crée des inimitiés, mais aussi des amitiés car beaucoup de gens sentent bien, et souvent à leurs dépens, que le profit des uns se paye de l’invalidation et de la déchéance des autres. Il peut aussi y avoir des affinités et des alliances entre une sociologie critique et des positions militantes ou citoyennes soucieuses de plus de justice sociale et davantage d’égalité dans le partage des risques.

[1] Pierre Bourdieu, Luc Boltanski, Robert Castel et Jean-Claude Chamboredon, Un art moyen, essai sur les usages sociaux de la photographie, Paris, Minuit, 1965.

[2] Robert Castel, L’Ordre psychiatrique. L’Âge d’or de l’aliénisme, Paris, Minuit, 1977.

[3] Robert Castel, Les Métamorphoses de la question sociale, Paris, Gallimard, 1995.

[4] Robert Castel,La Gestion des risques, Paris, Minuit, 1981.

[5] Robert Castel, « De la dangerosité au risque », Actes de la recherche en sciences sociales, n°47-48, 1983.

[6] François Ewald, Denis Kessler, « Les noces du risque et de la politique », Le Débat, n°109, 2000.

[7] Voir par exempleLe Mondedaté du 31 octobre 2006 : « Des algorithmes pour la détection précoce des chômeurs de longue durée ».

[8] Le Projet Gamin (Gestion Automatisée de Médecine Infantile), lancé à l’initiative du ministère de la Santé en 1975, visait à constituer un fichier informatique à partir de l’examen systématique de l’ensemble des enfants naissant en France pour détec-ter dès leur naissance toutes les anomalies qu’ils seraient susceptibles de présenter. La mobilisation contre le projet a abouti à son retrait et à sa condamnation par la loi « Informatique et Libertés ».

[9] Henri Hatzfeld, Du Paupérisme à la Sécurité sociale, Paris, Armand Colin, 1971.

[10] Avec la loi Le Chapelier votée par l’Assemblée législative le 14 juin 1791, le travail devient une marchandise vendue sur un marché qui obéit à la loi de l’offre et de la demande. La relation unissant le travailleur à son employeur devient un simple contrat. « Il n’y a plus de corporations dans l’État ; il n’y a plus que l’intérêt particulier de chaque individu et l’intérêt général. Il n’est permis à personne d’inspirer aux citoyens un intérêt intermédiaire, de les séparer de la chose publique dans un esprit de corporation (...). Il faut remonter au principe que c’est aux conventions libres d’individu à individu de fixer la journée pour chaque ouvrier, c’est ensuite à l’ouvrier de maintenir la convention qu’il a faite avec celui qui l’occupe »

[11] Luc Boltanski et Ève Chiapello, Le Nouvel Esprit du capitalime, Paris, Gallimard, 1999.


actuellement en librairies : Vacarme 62

http://www.vacarme.org/


Robert Castel (1933-2013), un éclaireur du social

Communiqué LDH

Robert Castel aurait eu 80 ans le 27 mars prochain. Directeur d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS), ses premiers travaux portaient sur la psychiatrie. Mais son grand œuvre est d’avoir été l’un des plus perspicaces analystes de la condition salariale. Observateur ? Non point seulement, car son empathie faisait que les «  gens de peu » n’étaient pas simplement des objets d’étude, mais des sujets politiques, dont il suscitait et justifiait l’irruption sur le devant de la scène.

Dans l’un de ses ouvrages majeurs, Les Métamorphoses de la question sociale, une chronique du salariat, paru en 1995, partant d’une analyse de la constitution de la société salariale, il a montré que son effritement, à partir du milieu des années 1970, menait à une «  désaffiliation » faite de vulnérabilité et de fragilisation des personnes. D’un modèle salarial dominant fait de subordination mais aussi de protection sociale, il a montré l’arrivée d’un nouveau régime fondé sur l’insécurité sociale et la précarité. Il en concluait à l’absolue nécessité de se battre pour le maintien et l’approfondissement d’une société de solidarité.

Cette analyse a débouché sur les publications suivantes : L’Insécurité sociale : qu’est-ce qu’être protégé ?, en 2003, La Discrimination négative, en 2007, La Montée des incertitudes : travail, protections, statut de l’individu, en 2009.

La LDH se retrouvait dans cette analyse pratique et concrète de la nécessité de tous les droits pour tous, et partout. Robert Castel aimait les gens, il écrivait pour justifier leurs droits et militait ainsi pour ces derniers. La LDH salue l’homme, sa vie, son œuvre et son engagement.

La LDH s’honore par ailleurs d’avoir eu Robert Castel comme contributeur à la livraison 2011 de L’Etat des droits de l’Homme en France avec un article, justement intitulé : « La fragmentation sociale ». En ces temps rudes pour toutes celles et tous ceux que leur vulnérabilité sociale expose à tous les vents mauvais, il est judicieux de lire et relire ces textes qui refondent l’universalité et l’indivisibilité de tous les droits.

Paris, le 14 mars 2013

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