Une tribune pour les luttes

4 avril 2005

Jean-Paul II, la grande restauration

par Leonardo Boff

Article mis en ligne le mardi 5 avril 2005

- Source : IPS/El Mundo, avril 2005.
- article en espagnol
- Traduction : Virginie de Romanet, pour RISAL www.risal.collectifs.net

A l’occasion du décès du pape Jean-Paul II, nous publions une tribune de Leonardo Boff qui fut sanctionné en 1985 par une année de « silence obséquieux » et démis de ses fonctions éditoriales et académiques dans le champ religieux par les autorités doctrinales du Vatican.

Pour le célèbre théologien de la libération brésilien, la caractéristique fondamentale de cette papauté a été "la restauration et le retour à la grande discipline". Jean-Paul II ne se caractérise pas pour lui "par la réforme mais par la contre-réforme".


Jean-Paul II, la grande restauration

Le pontificat de Jean-Paul II a été long et complexe. Pour lui rendre justice, il faut le considérer dans un cadre large de thèmes qui depuis longtemps préoccupent l’Eglise.

Quelle est la caractéristique fondamentale de cette papauté ? La restauration et le retour à la grande discipline. Jean-Paul II ne se caractérise pas par la réforme mais par la contre-réforme. Il a représenté la tentative d’empêcher un processus de modernisation qui a fait irruption dans l’Eglise depuis les années 60 et qui concernait tout le christianisme. De cette manière, il a retardé le fait de rendre des comptes par rapport à deux graves problèmes qui martyrisent l’Eglise depuis quatre siècles.

Le premier est lié à l’apparition d’autres églises comme conséquence de la Réforme protestante du XVIe siècle qui a fracturé l’unité de l’Eglise catholique romaine et l’a obligé à tolérer d’autres églises qu’elle considérait comme schismatiques et hérétiques.

La seconde grande question dérive de la modernité des lumières avec l’apparition de la raison, de la science, de la technique, des libertés civiles et de la démocratie. Cette nouvelle culture a mis en échec la révélation dont l’Eglise se sent l’unique véhicule et a dénoncé la forme d’organisation institutionnelle de l’Eglise sur la base d’une monarchie spirituelle absolue en contradiction avec la démocratie et l’exercice des droits humains.

La stratégie du Vatican par rapport aux Eglises évangéliques a visé à la reconversion de celles-ci dans l’objectif de la restauration de l’ancienne unité ecclésiastique sous l’autorité papale.

Envers la société moderne, la relation était de critique et de condamnation de son projet émancipateur et laïque avec l’objectif de recréer l’unité culturelle sous l’égide des valeurs morales chrétiennes.

Les deux stratégies ont échoué. Les autres églises se sont développées et affirmées sur tous les continents. La société moderne, avec ses libertés, sa science et sa technique s’est transformée en un modèle pour le monde entier. L’Eglise catholique s’est vue transformée en un bastion de conservatisme religieux et d’autoritarisme politique.

La convocation d’un Concile œcuménique par le pape Jean XXIII pour affronter courageusement ces deux questions non résolues avait été une œuvre de bon sens et d’audace.

En effet, le Concile Vatican II (1962-65) avait assumé comme position non plus l’anathème mais la compréhension, non plus la condamnation mais le dialogue. Il a instauré le dialogue œcuménique avec les autres églises, ce qui présuppose l’acceptation de l’existence de celles-ci. En ce qui concerne le monde moderne, il est parti d’une réconciliation avec les sphères du travail, de la science, de la technique, des libertés et de la tolérance religieuse.

Cependant il manquait encore un troisième domaine, celui du règlement de comptes avec les pauvres qui représentent la grande majorité de l’humanité. Cela a été le mérite de l’Eglise latino-américaine de se rappeler qu’il n’existe pas seulement un monde moderne développé mais également un sous-monde sous-développé qui suscite une question inconfortable : comment annoncer Dieu en tant que Père dans un monde de misérables ? Cela n’a de sens de présenter Dieu comme étant le Père que si nous sommes capables de sortir les pauvres de la misère, si nous convertissons cette réalité mauvaise en bonne.

C’est précisément ce qu’ont fait les secteurs les plus dynamiques en Amérique latine, encouragés par certains à la vision prophétique comme Helder Camara. La consigne était alors l’option pour les pauvres et contre la pauvreté.

Ce virage a encouragé beaucoup de Chrétiens à s’engager dans les mouvements sociaux de libération et jusque dans les fronts armés alors que de nombreux évêques et cardinaux assumaient un rôle fondamental dans le combat contre les dictatures militaires et pour la défense des droits humains entendus principalement comme les droits des pauvres.

Jean Paul II a été élu alors que ce processus était en cours. Son pontificat s’est situé dès le départ à contre-courant de ces tendances qui étaient dominantes. Son origine polonaise et les cercles de la curie romaine marginalisés mais non vaincus par le Concile Vatican II ont certainement été déterminants. A Rome, le nouveau pape s’est retrouvé avec la bureaucratie vaticane, conservatrice par essence qui pensait la même chose que lui. C’est ainsi que s’est établi un bloc historique puissant entre le pape et la curie visant à imposer la restauration de l’identité et de l’ancienne discipline.

Les caractéristiques propres de Jean-Paul II ont réussi à affirmer au mieux ce projet grâce à sa figure charismatique, son rayonnement indubitable et sa capacité de dramatisation médiatique.

En vue de la réalisation de son dessein de restauration il s’est doté d’instruments adéquats. Il a réécrit le droit canonique pour que celui-ci englobe toute la vie de l’Eglise. Il a fait publier le catéchisme universel de l’Eglise catholique et avec celui-ci a officialisé la pensée unique en son sein. Il a ôté du pouvoir de décision au synode des évêques et l’a soumis complètement au pouvoir papal de même qu’il a limité le pouvoir des conférences épiscopales continentales et nationales, des conférences des religieux au niveau national et international, il a marginalisé le pouvoir de participation décisionnelle des laïques et a refusé la pleine citoyenneté ecclésiale aux femmes, reléguées à des fonctions secondaires, toujours loin de l’autel et de la chaire.

Avec son principal conseiller, le cardinal Joseph Ratzinger, le pape professait une vision augustinienne de l’histoire pour laquelle ce qui compte réellement c’est ce qui passe à travers la médiation de l’Eglise porteuse de salut surnaturel. D’après cette vision ce qui se produit par le biais des hommes et de l’histoire ne parvient pas à la hauteur divine et est insuffisante devant Dieu.

Cette position l’a conduit à une incompréhension fondamentale avec la théorie latino-américaine de la libération. Celle-ci affirme que la libération doit être l’œuvre des pauvres eux-mêmes. L’Eglise est seulement une alliée qui renforce et légitime la lutte des pauvres. Pour le cardinal Ratzinger, cette libération est uniquement humaine et dépourvue de pertinence surnaturelle.

Il est nécessaire de signaler que le pape a eu une vision simpliste de ce type de théologie qu’il a interprétée avec la logique de ses détracteurs et nous le savons aujourd’hui, à partir des informations qui lui étaient fournies par la CIA particulièrement sur l’influence des théologiens de la libération en Amérique Centrale. Il a interprété celle-ci comme un cheval de Troie du marxisme qu’il était obligé de dénoncer en raison de l’expérience acquise avec le communisme dans sa Pologne natale. Il s’est convaincu que le danger en Amérique latine était le marxisme alors que le véritable danger a toujours été le capitalisme sauvage et colonialiste avec ses élites anti-populaires et rétrogrades.

Chez Jean-Paul II, c’était la mission religieuse de l’Eglise qui prévalait et non la mission sociale. S’il avait dit : « Nous allons appuyer les pauvres et engager l’Eglise avec des réformes au nom de l’Evangile et de la tradition des prophètes », le destin politique de l’Amérique latine aurait été tout autre.

Au contraire, il a organisé la restauration conservatrice sur tout le continent en déplaçant les évêques prophétiques et en désignant des évêques éloignés de la vie du peuple, il a fermé des institutions théologiques et sanctionné leur personnel enseignant.

Les attitudes du Pape et ses enseignements ont été en grande contradiction. En public il cherchait à se présenter comme un paladin du dialogue, des libertés, de la tolérance, de la paix et de l’œcuménisme ; il a demandé pardon à plusieurs reprises pour les erreurs et condamnations ecclésiastiques du passé ; il s’est réuni avec des leaders d’autres religions pour prier, unis pour la paix dans le monde. A l’intérieur de l’Eglise, il a supprimé le droit d’expression, interdit le dialogue et a produit une théologie aux forts accents fondamentalistes.

Le projet politico-ecclésiastique du Pape n’a pas résolu les problèmes posés par la Réforme, la modernité et la pauvreté. Au contraire, il les a aggravés, retardant une véritable mise au point.

Les limitations de son style de gouvernement ne l’ont pas empêché d’atteindre la sainteté personnelle à un niveau éminent. Ainsi, dans le cadre d’une religion « à l’ancienne », il a marqué par une grande dévotion envers les saints et spécialement Marie, les reliques et les lieux de pèlerinage. Il a été un homme d’une grande prière. Parfois en priant, il se transfigurait et palissait, d’autres fois il gémissait et versait des larmes. Une fois, on l’a surpris dans sa chapelle particulière étendu sur le sol en forme de croix comme en extase de même que les illuminés espagnols du XVIe siècle.

A qui revient le dernier mot ? A l’histoire et à Dieu. Nous pourrons seulement accéder à l’histoire qui nous dira quelle aura été sa signification réelle pour le christianisme et pour le monde dans cette phase de changement de modèle et de millénaire.

par Leonardo Boff

Source : IPS/El Mundo, avril 2005.

Traduction : Virginie de Romanet, pour RISAL (www.risal.collectifs.net).

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