Une tribune pour les luttes

Omertà sur les boues rouges à La Ciotat

Par Françoise Degert

Article mis en ligne le jeudi 2 mai 2013

25 avril 2013

Avec les pĥotos et les liens
http://blogs.mediapart.fr/blog/fran...

Le parc national des calanques a profondément divisé La Ciotat (Bouches-du-Rhône, 34 000 habitants), du projet à sa création en mars 2012. Partisans et opposants s’y sont affrontés, au point de fissurer la droite à la tête de la municipalité. La pression semblait retombée lorsqu’une poignée de Ciotadens découvrent que l’usine d’alumine de Gardanne déverse ses boues rouges dans la décharge du Mentaure. Le comité écologique de La Ciotat est alerté.

Le secret était bien gardé même si l’ampleur du dépôt aurait fini par se voir, vu la noria de camions transportant ces déchets industriels dans la décharge d’ordures ménagères du Mentaure. Située à 270 mètres d’altitude, la décharge surplombe, d’un côté, La Ciotat et son réservoir d’eau, de l’autre, la ville de Cassis…

Involontairement, c’est la conférence de presse du 9 novembre 2012 organisée par les députés Verts européens, José Bové et Michèle Rivasi, qui a mis le feu aux poudres. Entourés d’associations écologistes et de journalistes, ils ont solennellement réclamé qu’il soit mis un terme au déversement de boues rouges… en mer, en 2013, soit deux ans avant le terme prévu (31 décembre 2015). Mais pas un mot sur les boues rouges déversées sur terre. Représentant le comité écologique de La Ciotat, Béatrice de Crozet, qui fut à la pointe du combat contre le parc national, les informe que les boues rouges sont maintenant déversées sur la décharge du Mentaure, photos à l’appui. «  Si les boues sont toxiques en mer, elles le sont aussi sur terre », dit-elle. Les écologistes pro-parc tombent des nues et les ennemis d’hier se sont alliés contre les boues rouges déversées sur terre et en mer. Dans la ville, plus personne n’ignore le problème, les élus et le parc national des calanques sont informés.

Fabrique du consentement

Briser le silence n’est pas une mince affaire, les poids lourds de l’industrie ont la manie du secret. Loin d’informer, les industries « communiquent  », embellissent leur rôle, tordent le cou à la réalité. Et les pouvoirs publics leur emboîtent le pas. Le rejet des boues rouges dans la Méditerranée est un cas d’école. Dans les années 60, l’usine Pechiney de Gardanne ne savait plus où déverser les boues rouges sur terre. Les sites de Mangegarri et d’Encorse étaient saturés. À l’époque, la production d’aluminium battait son plein. Pechiney a tout de suite proposé d’envoyer ses rejets en mer, un choix d’autant plus judicieux qu’il lui revenait… 15 fois moins cher. L’établissement a facilement convaincu les politiques, y compris les communistes (1), du bienfait de son projet. Il y a bien eu quelques réticences du côté de la population, notamment des pêcheurs de Cassis et de La Ciotat. Pour apaiser leur colère, Pechiney a fait intervenir le commandant Cousteau dans les années 60 au côté de quelques scientifiques amis. Ce dernier n’a pas hésité à envoyer ses plongeurs dans les rejets pour faire croire à l’innocuité des boues rouges en mer (2). Jusqu’au choix des mots, rien n’a été épargné pour la fabrique du consentement. Ainsi, pendant cinquante ans, Pechiney a systématiquement remplacé les « boues rouges  » par la terminologie «  rejets inertes  ». Ce jeu sémantique a laissé des traces dans quelques esprits et perdure aujourd’hui. C’est le cas de Denise Bellan-Santini, l’autorité scientifique du parc national des calanques nommée par le préfet, qui ne voit que des «  rejets inertes  » en s’appuyant sur les conclusions du comité scientifique de suivi (CSS) (3).


Auto contrôle par l’industrie

Ce comité, créé par arrêté préfectoral (24 mai 1994) est toujours présidé par Jean-Claude Dauvin depuis sa création en 1995. Constitué de scientifiques et d’ingénieurs désignés par le préfet, il commande des études, fournit des rapports. Touts les frais sont financés par l’usine, conformément à la loi de 1976 sur les installations classées. Son indépendance est régulièrement mise en cause, mais Henri Thomas, le directeur de l’usine ALTEO (autrefois Pechiney, puis Rio Tinto-Alcan), soutient l’impartialité de ses membres car « ils ne sont pas payés par l’usine. Seuls leurs frais de déplacement sont remboursés. Soit une dépense totale de 7 à 10 000€ par an  ». En fait, le comité scientifique de suivi s’apparente à un véritable service environnement de l’établissement dont il a partagé les soubresauts jusqu’à son rachat par HIG, un fonds d’investissement américain.

Le comité applique strictement le cadre des études fixé par l’arrêté préfectoral. Il se charge de l’évaluation, l’inspecteur des installations classées vérifie ensuite que les normes ne sont pas dépassées. Les études portent essentiellement sur les rejets en mer. Pour les rejets sur terre, seule leur radioactivité est vérifiée. Le comité a engagé quatre campagnes en mer. Le rapport de la dernière (2012) n’est toujours pas publié. Ses conclusions n’ont pas varié. Selon Jean-Claude Dauvin, il n’y a pas eu « d’évolution temporelle significative de l’écotoxicité  » de 1997 à 2007, ni « de risques sanitaires liés à la consommation de poissons  », pas davantage de «  risque cumulé pour les éléments chimiques quantifiés  », bref, il n’a « pas été possible (…) de mettre en évidence une incidence directe des résidus inertes sur les peuplements, pouvant traduire un effet toxique particulier  » (communiqué de Jean-Claude Dauvin du 25/7/2012). Selon le comité scientifique de suivi, les boues rouges sont toujours des « résidus inertes ».


Silence de plomb

Cette affirmation est contredite par de nombreuses études scientifiques au protocole bien établi, pour être vérifiables par leurs pairs. Ce que l’on ne trouve pas dans les rapports du comité scientifique de suivi. L’usine détient ces études, mais seul le Comité scientifique de suivi y a accès, elles sont introuvables pour le public. En voici quelques unes résumées. En 1991, des études commanditées par l’Ifremer (Toulon – La Seyne s/m) sur les rejets de l’usine Pechiney de Gardanne ont rapporté que « des échantillons d’effluent du traitement de la bauxite pouvaient induire des altérations dans le développement embryonnaire et dans la fécondation de l’oursin de mer Paracentrotus lividus  ». Dans une seconde phase, les chercheurs confirment la toxicité de l’effluent sur les embryons et le sperme des oursins. Une toxicité d’autant plus forte que les particules sont fines. Et les dommages provoqués par l’effluent se transmettent à la descendance. En 1992, des expériences conduites par la même équipe démontrent la toxicité des boues à la sortie de l’usine et celles qui ont été accumulées au fond du canyon de Cassidaigne. « Cette toxicité se manifeste aussi bien sur le développement larvaire que sur la fécondation  ».

En 1993, Creocean compile plusieurs études, dont celles de 1991 et 1992, qui démontrent la toxicité des boues. Le rapport est toujours « confidentiel  », inaccessible. En 1994, une autre équipe de chercheurs fait une analyse spectrométrique de la composition des boues de Gardanne. Résultat : les boues constituent un cocktail de métaux lourds avec, par ordre décroissant, de l’aluminium, du fer, du chrome, du mercure.... « D’après ces données, le rejet sauvage des résidus de bauxite constitue un risque majeur pour l’environnement avec des conséquences néfastes sur les premières étapes de la vie…  ». À noter que l’une des dernières études scientifiques réalisée par plusieurs chercheurs du CNRS, en 2012, a disparu des écrans, même en la payant. Le résumé de « Deep-sea foraminifera from the Cassidaigne canyon : accessing the environmental impact of bauxite red mud disposal  » n’apparaît qu’en partie (publiée dans le Marine Pollution Bulletin  » du 13 juillet 2012).

Comment justifier cette loi du silence ? Ces informations ne relèvent pas du secret Défense. Elles ne relèvent pas non plus du secret de fabrication. Les informations scientifiques occultées montrent les conséquences d’une activité sur l’environnement, le vivant, avec des supçons légitimes sur la santé des humains. Elles intéressent tout un chacun. L’industrie et les pouvoirs publics n’admettent pas la controverse, c’est évident. Mais cette omertà pourrait bien être anti-constitutionnelle depuis que la Constitution inclut la Charte de l’environnement dont l’article 7 donne droit à « toute personne (…) d’accéder aux informations relatives à l’environnement détenues par les autorités publiques  ».

Boues rouges et bauxaline® , même combat

Si les rejets en mer sont inquiétants, l’épandage des boues rouges sur terre l’est tout autant. Confronté à la fin des rejets en mer, ALTEO cherche de nouveaux débouchés aux résidus, sur terre ou dans les cavités souterraines de la région. Ses ingénieurs ont commencé par mettre au point un filtre-presse afin de diminuer le volume des boues rouges en les compactant. Il en sort des résidus secs appelés bauxaline®. Reste à « valoriser » cette bauxaline®, en clair, à s’en débarrasser. Le site de Mangegarri est plein à craquer. La principale perspective réside dans les décharges d’ordures ménagères (appelées centres de stockage des déchets ultimes). La bauxaline® servirait alors « de couverture imperméable. Après avoir isolé les déchets de l’eau, il est possible de récupérer les biogaz. Cette technique a été mise au point avec l’État  » assure Henri Thomas, le directeur d’ALTEO. Les eaux rouges de ruissellement qui dévalaient le Mentaure lors des dernières pluies, les nuages de poussière rouge lorsque souffle le Mistral, ne plaident pour l’étanchéité. D’ailleurs, « l’usine a demandé aux exploitants de la décharge de recouvrir les boues rouges d’une couche de terre végétale. L’objectif est d’éviter la dispersion des particules fines par le vent  » précise son directeur. Autre perspective : intégrer la bauxaline® au béton ou en faire un matériau des travaux publics. Ce dernier point n’est pas encore envisagé par le SETRA dont les guides ne portent que sur les mâchefers et les laitiers sidérurgiques. « Il n’existe pas de guide ou projet de guide relatif aux résidus de bauxite dont la bauxaline® est extraite » (4).

Radioactivité dans l’air, métaux lourds dans l’eau

Or, les boues rouges, comme la bauxaline®, ne se contentent pas de concentrer une radioactivité supérieure à la radioactivité naturelle. Les Ciotadens en colère qui sont allés faire des relevés de radioactivité sur la décharge du Mentaure l’ont fait constater. Les boues contiennent également des métaux lourds toxiques. L’usine affirme qu’elles n’en recèleraient presque plus, ou à des doses infimes, grâce à leur lessivage. Une étude de 2002, commanditée par la Commission européenne et le ministère du travail italien, porte sur les rejets de deux usines, à Gardanne et en Sardaigne. Les chercheurs se sont rendus sur place pour prélever des échantillons de poussières et de sol dans les terrains environnant l’usine. Première analyse : les échantillons recèlent une forte teneur en aluminium, fer, manganèse, plomb, zinc. Deuxième test : mélangés à de l’eau de mer, les prélèvements ont eu un impact négatif sur le développement des embryons d’oursins et leur sperme. Les échantillons prélevés à l’Est de l’usine de Gardanne se sont avérés les plus toxiques, car ils se trouvaient sous les vents dominants.

L’affaire est d’autant plus sérieuse que les sols de la région sont calcaires, voire carrément karstiques. Ce qui veut dire que toute infiltration d’eau polluée atteint rapidement les sources, les rivières souterraines, voire les nappes phréatiques. Les métaux lourds de la bauxaline® suivront le même chemin, que ce soit sur les décharges d’ordures ménagères ou dans les carrières. (5) Il était même question d’entasser la bauxaline® dans les anciennes plâtrières de Roquevaire…


L’État au service des intérêts privés

Dans les conflits d’usage, l’État devrait normalement servir l’intérêt public.

Force est de constater que depuis les années 60, l’État a surtout servi les intérêts privés : en acceptant les rejets en mer au moindre coût (les effluents sont beaucoup moins taxés que les déchets), en se rangeant systématiquement du côté du comité scientifique de suivi, en cachant la vérité aux yeux du public, en se gardant les études sérieuses sous le sceau de la confidentialité…

Les questions au préfet, de la part de Ciotadens et de moi même, sont restées à ce jour sans réponse.

L’État a-t-il engagé de véritables recherches sur la toxicité de la bauxaline® ?

Y a-t-il eu une étude d’impact de la bauxaline® sur l’eau de surface et l’eau souterraine ?

Y a-t-il eu une étude d’impact sur la poussière ?

Cette collusion avec le groupe industriel n’a pas stimulé la recherche d’alternatives innovantes, et ce dès le début, au moment de la splendeur du groupe Pechiney… Aujourd’hui, ALTEO, comme toute l’industrie, est soumis à une forte pression des investisseurs financiers qui attendent le meilleur retour sur investissement.

Cette collusion État-industrie pèse à l’échelon local, notamment sur le parc national des calanques qui a brillé par son silence, tiraillé entre quelques dirigeants opposés aux boues rouges – Danielle Milon, sa présidente, Yves Lancelot, membre du conseil d’administration ancien directeur de recherches au CNRS, et Denise Bellan-Santini, dans la ligne du comité scientifique de suivi…

ALTEO bénéficie toutefois d’un soutien de poids : celui du député EELV François-Michel Lambert, « à fond dans l’économie circulaire  » avec son institut largement financé par l’établissement… Autrement dit, à fond dans le recyclage de la bauxaline® dans les décharges, les carrières, les plâtrières, le bâtiment, les travaux publics… Sans aucune crainte pour l’environement en général, les humains et les générations futures en particulier. (6)

Notes :

1 – Je peux témoigner d’un dîner mémorable avec l’ancien sénateur maire communiste de Roquevaire, Léon David, qui soutenait le projet de déversement des boues rouges dans la mer au motif qu’il fallait préserver les emplois. Nous étions quatre, Léon et sa femme Agnés d’un côté, deux étudiantes dont moi, de l’autre. C’était en 1966. La discussion a semblé l’ébranler. Il a tout de même continué à soutenir le projet.

2- « Pechiney a financé plusieurs études visant à prouver le faible impact des rejets. A Cassis les pêcheurs rigolent encore -avec une rage contenue- de la venue de Jacques-Yves Cousteau en 1966 avec la Calypso. Chargé par l’ industriel d’apporter sa caution à I’autorisation de rejet, le commandant s’était beaucoup discrédité sur le oort avec une démonstration publique où il versait des boues rouges dans un aquarium contenant quelques poissons marins, et concluait à I’innocuité des déchets, puisque les animaux semblaient n’avoir aucune réaction. Au même moment la Calypso effectuait les sondages préalables à I’installation du tuyau ». Par Robin des Bois, in «  le Pastis de Pechiney  », La Flèche, n°33, 1999. P2.

(3) Rapports du comité scientifique de suivi : http://www.alteo-environnement-gard...

(4) SETRA : service d’études sur les transports, les routes et leurs aménagements. http://www.setra.equipement.gouv.fr/

(5). Sur les sols de la région, voir l’étude et la carte du BRGM : http://infoterre.brgm.fr/rapports/72-SGN-394-PRC.pdf

Plus simple : http://www.rhone-mediterranee.eaufrance.fr/milieux-continentaux/eaux-souterraines/

(6) http://www.institut-economie-circulaire.fr/search/bauxaline/

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