Une tribune pour les luttes

La grande misère des vieux immigrés en France

par Marine Pennetier

Article mis en ligne le mercredi 1er mai 2013

A 65 ans, Ali Ben Saïd a le pas un peu moins alerte et doit tendre un peu plus souvent l’oreille mais sa mémoire est intacte lorsqu’il raconte son parcours professionnel en France.

Originaire de Tiznit, dans le sud du Maroc, ce père de six enfants est arrivé en 1972 à Paris comme de nombreux immigrés venus reconstruire la France à la fin de la Seconde Guerre mondiale, en travaillant notamment dans l’industrie automobile, l’agriculture et le secteur du bâtiment.

Après avoir travaillé chez Citroën, il rejoint Renault jusqu’en 1993. Victime de problèmes de santé, il subit une longue période de chômage avant la retraite obtenue en 2012.

Depuis, Ali Ben Saïd, qui reconnaît pudiquement lire et écrire le français avec difficulté, vient régulièrement au café social de Belleville, à Paris, pour faire remplir ses chèques, renouveler sa demande de couverture médicale universelle (CMU) ou évoquer ses problèmes de logement.

En France, 350.000 immigrés âgés de plus de 65 ans, parmi les 800.000 immigrés de plus de 55 ans vivant dans l’Hexagone, sont confrontés à des conditions de logement précaires et inadaptées aux besoins de personnes en perte d’autonomie, à des problèmes d’accès à la retraite ou aux droits sociaux.

Lancée en janvier dernier, une mission d’information parlementaire doit rendre d’ici l’été un rapport contenant une série de propositions censées permettre à ces "chibanis" de plus de 65 ans de vieillir dignement.

"Personne n’a anticipé le fait que ces immigrés qui avaient prévu de venir en France, de travailler en France et de repartir, ne repartiraient pas", dit Denis Jacquat, président de la mission parlementaire. "Ils étaient là en actifs, maintenant ils sont là en retraités et les conditions de vie d’un retraité sont totalement différentes des conditions de vie d’un actif."

Pour ce député UMP, "il est grand temps d’adapter les conditions de vie de ces personnes".

"TENUS À DISTANCE"

Face à ce public bien spécifique, aucune mesure n’a été prise pour mettre en place des lieux d’accueil adaptés à leurs besoins alors que près de 60% des immigrés âgés interrogés par les autorités en 2006 reconnaissaient avoir été confrontés à des difficultés lors de la liquidation de leurs droits.

"Les immigrés âgés ont été longtemps tenus à distance et restent ignorés encore aujourd’hui par les dispositifs conçus pour accompagner l’avancée en âge et les démarches administratives", estime Moncef Labidi, directeur du café social de Belleville, lieu d’écoute et de rencontre créé en 2003.

"Il s’agit souvent de personnes qui ne savent pas lire, pas écrire qui sont désemparées face à des plates-formes téléphoniques ou internet", souligne-t-il.

A une mauvaise maîtrise de la langue s’ajoute un parcours professionnel souvent complexe. Toute leur vie, les "chibanis" ont enchaîné des emplois peu qualifiés et précaires, souvent non déclarés. A l’heure de la retraite, certains n’ont aucune trace de leur activité professionnelle sur plusieurs années et se retrouvent dans l’incapacité de reconstituer la totalité de leur carrière et de bénéficier de leurs droits.

"Le problème c’est que dans certains secteurs il y a eu une pratique généralisée de la part des employeurs, avec la complicité des pouvoirs publics de non-déclaration des cotisations. Il n’y a aucun recours possible", souligne le chercheur Antoine Math, économiste à l’IRES et membre du Gisti (Groupe d’information et de soutien des immigrés).

Face à ce constat, la mission parlementaire pourrait préconiser une mise en place de dispositifs d’accompagnement spécifiques, délivrés dans certains cas en langue étrangère, via des associations ou des structures municipales pour leur permettre un véritable accès à leurs droits.

"Même quand on maîtrise la langue française et les rouages administratifs, on a parfois besoin de s’y reprendre à plusieurs fois", explique le rapporteur de la mission et député socialiste, Alexis Bachelay. "¨Pour eux, cette difficulté est multipliée par dix. Ils se retrouvent privés de leur droits et soumis à des contrôles qui amènent parfois à demander des trop perçus sans qu’ils aient jamais eu la volonté de frauder."

La mission pourrait également préconiser la portabilité des droits pour les immigrés n’ayant pas le droit à une retraite complète mais bénéficiant de l’allocation de solidarité aux personnes âgées (Aspa), conditionnée à une présence de plus de six mois sur le territoire français.

Leur suivi pourrait désormais être effectué depuis l’étranger comme le prévoyait une loi votée en 2007 dont les décrets d’application n’ont jamais été publiés.

Outre l’accès aux droits sociaux, la question du logement et celle des foyers Adoma (ex-Sonacotra) illustre l’absence de vision de politique d’intégration à long terme.

"Les immigrés ont vécu pratiquement toute leur vie en devant se cacher", constate Antoine Math. "L’idée des foyers c’était un peu ça, on leur a toujours fait comprendre, y compris spatialement, par le logement, qu’ils n’étaient pas bienvenus dans la cité, dans la société."

Pour Moncef Labidi, "le foyer de travailleurs migrants est très pratique quand l’immigré est encore en activité mais pas lorsqu’il est à la retraite, c’est inadmissible que cela devienne le dernier lieu de vie."

La modernisation et la rénovation des foyers, entamées à la fin des années 1990, ont pris du retard et 420 foyers sur 680 doivent encore être restructurés. L’accès au logement social, très compliqué à l’heure actuelle pour les anciens locataires de foyers, pourrait être facilité par l’obtention de la nationalité française, une mesure envisagée par les parlementaires.

"On voit des gens qui ont 70 ans qui viennent nous dire ’ça fait vingt, trente, quarante ans qu’on demande la nationalité française et qu’on ne l’a pas’", raconte Denis Jacquat, qui appelle à lever les obstacles en la matière.

Pour Alexis Bachelay, les pouvoirs publics ont un "devoir encore plus grand" vis-à-vis de ces immigrés qu’il s’agit d’un public extrêmement discret.

"Ce sont des gens qui sont très pudiques, ce ne sont pas des gens qui revendiquent quoi que ce soit, beaucoup ne réclament pas leurs droits, se contentent de ce qu’on leur donne", dit-il. "Ils sont dans une souffrance qui est difficile à exprimer, ils ont le sentiment d’être rejetés ou abandonnés et livrés à eux-mêmes dans un pays à qui ils sont tout donné."

dimanche 21 avril 2013

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