Une tribune pour les luttes

Esclavage : une nouvelle bataille contre l’oubli

Jean-Paul Makengo, président de l’Eccar et Louis-Georges Tin, président du Cran
+ Après l’abolition de l’esclavage… l’esclavage toujours Par Olivier Le Cour Grandmaison

Article mis en ligne le vendredi 10 mai 2013

Le 1er janvier 1804, Haïti proclame son indépendance, obtenue après une longue guerre. Jusque dans les années 50, le premier État noir de l’histoire moderne a remboursé à la France, ex-puissance coloniale, une dette qui équivaudrait à 17 milliards d’euros d’aujourd’hui. Cette dette a considérablement entravé le développement de l’un des pays les plus pauvres du monde.


Esclavage : une nouvelle bataille contre l’oubli

Jean-Paul Makengo, président de l’Eccar (European Coalition of Cities Against Racism) et Louis-Georges Tin, président du Cran (Conseil Représentatif des Associations Noires)

En l’an 2000, la Californie vota un texte emblématique. Cette loi exigeait que les compagnies d’assurances travaillant avec l’Etat ouvrent leurs archives et révèlent si elles avaient par le passé bénéficié de l’esclavage en quelque façon. Selon les auteurs du texte, « les descendants d’esclaves, dont les ancêtres ont été considérés comme des biens meubles, déshumanisés, enlevés à leurs familles, soumis au travail forcé sans bénéfices ni compensations, tandis que les ancêtres des propriétaires ont reçu des compensations de la part des assurances, ont droit à une entière transparence sur ces questions ». Dans les années qui suivirent, des textes plus ou moins semblables furent votés dans l’Iowa, dans l’Illinois, à Chicago, à Los Angeles, à Cleveland, à Atlanta, à Baltimore, à Dallas, à Philadelphie, à Detroit, à New York, à Berkeley, à Milwaukee, à Oakland, à Philadelphie, à San Francisco, etc.

En 2005, JP Morgan Chase (première entreprise mondiale selon le classement Forbes) fut contrainte par la loi en vigueur à Chicago de reconnaître qu’elle avait possédé des esclaves par le passé, ce qu’elle avait d’abord nié. De même, des entreprises comme Bank of America (plus grande banque américaine en termes de dépôt et de capitalisation boursière), Wachovia Corporation (quatrième réseau bancaire aux États-Unis), Lehman Brothers (l’une des principales banques américaines avant sa spectaculaire faillite en 2008), la compagnie d’assurances Aetna (qui figure parmi les cent entreprises les plus riches du pays) furent obligées de révéler leurs liens avec l’esclavage.

«  Transparence  », c’est le mot qu’utilisait la loi californienne. Depuis quelques temps, on parle beaucoup de la nécessité de la transparence dans le domaine de la finance, pour lutter contre la fraude fiscale ou contre le crime organisé. Cette exigence légitime ne devrait-elle aussi aussi s’appliquer aux circuits économiques liés à la traite négrière ? En ce 10 mai, journée consacrée à la mémoire de l’esclavage et de l’abolition, nous osons proclamer : il est temps de faire la lumière sur les profits issus de l’esclavage. Cette histoire longtemps tabou doit être révélée.

C’est pourquoi, à l’instar de la loi votée en Californie, nous invitons les maires d’Europe à mettre en place la clause de transparence relative à l’esclavage. Dans tous les pays qui ont participé à la traite négrière, nous demandons aux maires, et au-delà à tous les élus, de mettre en place une mesure obligeant les entreprises qui veulent recevoir des aides ou des marchés publics à ouvrir leurs archives et à révéler si elles ont bénéficié de l’esclavage par le passé. Pour ne pas alourdir inutilement les procédures, cette clause s’appliquerait uniquement aux entreprises dont les origines directes ou indirectes remontent à une époque antérieure à l’abolition de l’esclavage.

L’enjeu ne concerne pas que les descendants d’esclaves. Quelle que soit leur origine, tous les citoyens ont le droit de savoir où va l’argent public. Comment, du reste, pourrait-on être opposé à l’instauration de cette clause de transparence ? Peut-on être contre la vérité ? Certaines entreprises d’aujourd’hui ont constitué leur capital sur la base du « commerce de bois d’ébène  ». Pourquoi faudrait-il le cacher ? L’esclavage colonial fut un crime contre l’humanité. Sauf à vouloir protéger des intérêts coupables et obscurs, les élus du peuple se doivent d’adopter cette mesure, qui permettra de gagner une nouvelle bataille contre l’oubli, pour une meilleure (re-)connaissance de notre histoire commune.

09 mai 2013

Source : http://blogs.mediapart.fr/edition/l...


Compléments :

Mille Bâbords 17 février 2010 Restitution de la dette de l’Indépendance pour la Reconstruction d’Haïti.13394

Raoul Peck « Les problèmes en Haïti 
ne sont pas qu’haïtiens »
http://www.humanite.fr/medias/raoul...


Après l’abolition de l’esclavage… l’esclavage toujours

09 mai 2013

Par Olivier Le Cour Grandmaison

Lundi 1er mars 1880. Discours du ministre de la Marine et des Colonies, l’amiral Jauréguiberry, au Sénat. « Des possessions, en nombre assez considérable, sont venues augmenter celles que nous avions déjà. (…) Dans toutes ces annexions, on s’est formellement engagé à respecter (…) les traditions de toutes ces tribus et, dans ces traditions, figure au premier rang, ce qu’on appelle l’esclavage, mais qui n’est, pour parler plus exactement, qu’une espèce de servage héréditaire. Les individus qui font partie de cette classe de la population constituent toute la domesticité, tous les ouvriers, laboureurs compris.  » De «  vifs applaudissements  », venus de « tous les bancs  » de la haute assemblée, saluent ces propos. Précieuse indication. Elle révèle une adhésion enthousiaste des sénateurs à la politique coloniale qui vient d’être défendue et à ses conséquences particulières : le maintien l’esclavage domestique.

Quant à Victor Schœlcher, qui est à l’origine de ce débat après avoir accusé le gouverneur du Sénégal de « pactiser » avec la servitude et de violer «  la loi de 1848  », il reprend la parole et déclare : «  je suis très décidé à ne pas me payer de cette monnaie ; s’il faut encore lutter pour l’abolition de l’esclavage (…), je lutterai aussi énergiquement que jamais.  » Courageux propos mais celui qui a tant fait pour l’émancipation des Noirs sous la Seconde République n’est pas entendu. La majorité des hommes politiques sont convaincus de la nécessité de ne rien faire pour mettre un terme à cette situation. Le respect de traditions jugées essentielles à la stabilité des colonies, la nécessité de maintenir de bonnes relations avec les «  chefs indigènes  » qui commercent avec « nos centres coloniaux » et possèdent de nombreux esclaves, la situation particulière des « populations blanches  » qui ne peuvent se livrer aux travaux les plus durs à cause d’un «  climat brûlant  », ce pour quoi il faut employer des « ouvriers » noirs qui « sont tous, sans exception, des captifs  », tels sont les mobiles principaux qui justifient que l’on « ferme les yeux » sur les pratiques que l’on sait.

Cette habile rhétorique permet à Jauréguiberry de se présenter comme un ministre responsable qui, fidèle aux orientations de ses prédécesseurs, prend en compte les “ dures réalités ” des colonies et les nombreux obstacles auxquels la France est confrontée. Se révèlent également la permanence d’orientations appliquées dans les territoires de l’Afrique sub-saharienne et les pratiques souvent méconnues de la Seconde République qui a décidé qu’au Sénégal les «  indigènes et leurs captifs » seraient « libres » de « circuler  » sans que la condition des seconds ne soit modifiée. A peine adopté, le décret du 27 avril 1848, dont l’article 7 étend pourtant l’affranchissement à tout esclave foulant le «  sol  » de « France  », de ses «  colonies » et de ses « possessions  », est donc violé par le gouvernement. Sous le Second Empire, les autorités ont persévéré dans cette voie. Une circulaire du général Faidherbe du 14 novembre 1857 en atteste puisqu’on découvre que les dispositions précitées ne sont applicables qu’à «  Saint-Louis, à ses faubourgs, à Gorée et à l’enceinte militaire de nos postes du fleuve. » Partout ailleurs, est-il précisé, les « indigènes » conservent le droit d’avoir des esclaves, de les vendre et d’en acheter. Lumineux. Par la voie de son représentant au Sénégal, la France autorise donc le commerce des êtres humains sur les territoires qu’elle domine.

De même sous la très glorieuse Troisième République, où la population servile est estimée à près de 2 millions de personnes en Afrique française, soit le quart de la population, selon les contemporains. Les autorités coloniales ont aussi recours à cette main-d’œuvre pour mener à bien la construction de la ligne de chemin de fer reliant le Sénégal au Niger, par exemple. Au Soudan – actuel Mali – dans les années 1890, l’armée française paient ses soldats « indigènes  » en leur livrant les captifs saisis lors des combats. Quand un village est pris, note un officier, les « non-libres  » faits prisonniers sont distribués aux gradés, à leurs «  boys  », aux hommes « de la légion étrangère  », aux «  tirailleurs » et aux « porteurs  » en récompense de leurs bons et loyaux services. Plus généralement, ce militaire constate : «  ne pouvant » supprimer l’esclavage, « nous nous sommes faits (…) marchands d’esclaves, et depuis quelques années, le captif est pour nous, comme pour les noirs, une monnaie » d’échange. Intéressante précision qui prouve que ces pratiques sont communes et bien établies. A Dakar comme à Paris, nul ne peut les ignorer. Après la Première Guerre mondiale, l’administrateur des colonies, Félix de Kersaint-Gilly, écrit : les «  trois quarts des contingents fournis par l’Afrique occidentale française de 1914 à 1918 étaient composés de captifs ou d’anciens captifs  », ce qui confirme l’importance de ces populations et la permanence de leur emploi par les autorités politiques et militaires métropolitaines.

Quant aux partis et aux associations de défense des droits de l’homme, soit ils se taisent, soit ils sont impuissants à peser sur l’ordre des priorités inscrites à l’agenda politique, comme on le dit aujourd’hui. «  L’esclavage, en Afrique, n’est aboli que dans les déclarations ministérielles d’Europe » constate le journaliste Albert Londres avant d’ajouter : «  Angleterre, France, Italie, Espagne, Belgique, Portugal envoient leurs représentants à la tribune de leur Chambre. Ils disent : “ L’esclavage est supprimé, nos lois en font foi. ” Officiellement, oui. En fait, non ! (…). Quand les nations d’Europe ont supprimé la traite (officiellement) ont-elles du même coup supprimé les esclaves ? Les esclaves sont restés où ils étaient, c’est-à-dire chez leurs acheteurs. Ils ont simplement changé de nom : de captifs de traite, ils sont devenus captifs de case (…) Les maîtres n’ont plus le droit de les vendre. Ils les échangent. Surtout, ils leur font faire des fils. L’esclave ne s’achète plus, il se reproduit. C’est la couveuse à domicile.  » Terrible constat. Quand a-t-il été établi ? En 1929.

Républicains ! Encore un effort pour vous porter à la hauteur de Victor Schœlcher que vous admirez. Reconnaissez enfin de cette autre histoire de l’esclavage trop souvent oubliée.

O. Le Cour Grandmaison. Universitaire. Dernier ouvrage paru : De l’indigénat. Anatomie d’un « monstre » juridique. Le droit colonial en Algérie et dans l’empire français, La Découverte/Zones, 2010.

Source : http://blogs.mediapart.fr/blog/oliv...

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