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La prostitution, un "fantasme féminin" pour Ozon : les chiffres prouvent le contraire

Par Muriel Salmona Psychiatre

Article mis en ligne le mardi 28 mai 2013

Si François Ozon n’a aucune légitimité pour parler au nom des femmes (ou de seulement certaines femmes, comme il l’a précisé ensuite en s’excusant), de leur sexualité, de leurs fantasmes, et de ce qu’est la réalité de la prostitution, si ses propos sexistes caricaturaux sont consternants et scandaleux, il n’est, avec son film et ses propos, qu’un des nombreux vecteurs de stéréotypes affligeants sur la sexualité des femmes et – en miroir – sur celles des hommes. Le cinéma, la littérature, les médias, la publicité regorgent de ces stéréotypes sexistes, et la pornographie en fait son fonds de commerce.

Selon ces stéréotypes, sexualité et violence sont confondues, de même que désir et addiction au stress. Une femme pourrait fantasmer, aimer, être excitée et jouir d’être chosifiée, soumise, humiliée, violentée, forcée, prostituée. La prostitution pourrait même être un lieu de découverte de la sexualité, comme pour cette adolescente de 17 ans (!) du film d’Ozon "Jeune et jolie".

Comme si la sexualité était une zone de non-droit

Il serait peut-être temps de dénoncer l’incohérence et la mystifications de représentations de la sexualité qui se basent sur des comportements qui, en-dehors du terrain strict de la sexualité, seraient clairement qualifiés de violences, d’atteintes à l’intégrité physique et psychique, d’atteinte à la dignité. Comme si la sexualité, de par sa nature, était violente et pouvait être de ce fait une zone de non-droit, au détriment essentiellement des femmes.

Doit-on rappeler que le recours à la prostitution de mineurs est interdit et pénalisé de trois ans d’emprisonnement et de 45.000 euros d’amende, et que le délit est constitué même s’il n’y a pas eu d’atteintes sexuelles (c’est l’intention qui compte) ? Que, de plus, "tout mineur qui se livre à la prostitution, même occasionnellement, est réputé en danger et relève de la protection du juge des enfants au titre de la procédure d’assistance éducative", et doit être protégé ?

Que la prostitution est reconnue comme une violence et une atteinte à la dignité des femmes par l’ONU et l’Europe ? Que, selon de nombreuses études internationales, 60 à 90% des femmes prostituées ont subi des violences sexuelles avant l’entrée en situation prostitutionnelle, essentiellement en tant qu’enfant ? Que l’âge moyen d’entrée en situation prostitutionnelle est autour de 14 ans ? Que la violence pendant la période prostitutionnelle est omniprésente et surtout le fait des clients (71% des personnes prostituées ont subi des violences physiques avec dommages corporels [clients, proxénètes], 63% ont subis des viols, 64% ont été menacées avec des armes, 89% veulent sortir de la prostitution, cf. Melissa Farley, "Prostitution, trafficking and traumatic stress", 2003) ?

Mémoire traumatique des agressions

Ces chiffres impressionnants montrent que l’entrée en situation prostitutionnelle est une conséquence fréquente de violences subies dans l’enfance, particulièrement de violences sexuelles. Ces violences, très souvent non identifiées (avec des victimes qui sont abandonnées à leur sort, sans protection ni prise en charge, aux prises avec une loi du silence), sont à l’origine :

- d’atteinte à leur dignité (le ou les agresseurs leur signifiant que leur corps ne leur appartient pas, qu’ils ont le pouvoir de les nier, et de les réduire à des objets sexuels que l’on peut torturer pour son plaisir),

- de fugues et de départ précoces pour fuir le milieu familial maltraitant (situations à risque et de précarité qui les mettront en danger),

- d’importants troubles psychotraumatiques, avec une dissociation de survie qui les déconnecte de leurs corps et de leur vraie personnalité et une mémoire traumatique des violences qui va les coloniser ensuite, transformant leur vie en enfer en leur faisant revivre les terreurs et les souffrances des agressions sexuelles, les mises en scène pornographiques de/des agresseur(s), leurs propos orduriers et dégradants, ainsi que leur état d’excitation et de jouissance perverse.

Et cette mémoire traumatique fera que, au moindre lien rappelant les violences ou lors de stress importants, leur champ psychique sera envahi par des scènes de violences sexuelles, par les phrases prononcées par les agresseurs ("tu n’es qu’une salope, qu’une putain", "tu n’es bonne qu’à ça", "tu aimes ça"), par les comportements méprisants et humiliants des agresseurs, etc. Cette colonisation par les violences et les agresseurs les rend vulnérables. Elle peut leur fait croire qu’elles ne valent rien et qu’elles "ne méritent que ça", qu’elles sont "coupables et doivent être punies", qu’elles peuvent supporter l’insupportable, voire même "aimer" être dégradées sexuellement, "en jouir", ce qui est faux, bien sûr, et créé de toute pièce par les agresseurs et par la mémoire traumatique des agressions. Les scénarios, l’excitation, la jouissance qui les colonisent ne sont pas les leurs, mais ceux des agresseurs.

Les réminiscences de violences sexuelles peuvent être prises pour des "fantasmes" de viols, les réminiscences de propos les traitant de "putain" et celles de violences sexuelles par plusieurs agresseurs peuvent être prises pour des "fantasmes" de prostitution. Alors que ce ne sont pas des productions de leur imagination, mais des intrusions provenant des violences qui contaminent leur sexualité et qui les remplissent de doute sur elles-mêmes.

On le voit : la violence sexuelle, du fait des traumas qu’elle génère, a un pouvoir de colonisation et de distorsion très important sur la sexualité et l’image que se font les femmes d’elles-mêmes, de leur désir et de leur corps.

Représentations sexuelles aliénantes

Or, on sait que 20% des femmes ont été victimes d’agressions sexuelles dans l’enfance, que 60% des 16% de femmes qui ont subi des viols ou des tentatives de viols l’ont été en tant que mineures. Selon l’enquête CSVF 2007, 64% des adolescentes ont subi du harcèlement sexuel dans l’espace public et 15% dans le cadre scolaire, universitaire ou du travail, dans l’année qui précède (cf. les chiffres).

Nombreuses sont donc les femmes qui, ayant subi des violences sexuelles, se retrouvent à devoir composer avec une sexualité gravement traumatisée et infectée de symptômes psychotraumatiques non identifiés comme tels. Comme elles se retrouvent seules face à cette sexualité traumatisée, sans aucun outil pour la comprendre, pour la relier aux violences subies dans le passé et pour séparer ce qui est sain de ce qui est "infecté" par les violences et leurs conséquences psychotraumatiques, elles n’auront d’autre possibilité que de l’intégrer telle quelle ou de la rejeter en bloc.

Elles se retrouvent seules aussi face à une société baignant dans le déni, qui non seulement ne leur fournit aucun repère pour s’y retrouver mais qui les enfonce encore plus dans des représentations sexuelles aliénantes. Celles qui n’ont pas subi de violences, et ceux qui n’en ont pas exercé, sont contaminés par cette vision pornographique de la sexualité, qui devient, de façon ubiquitaire, un domaine saturé de violence. Car la société relaye sans cesse des stéréotypes mystificateurs sur la prétendue sexualité féminine alors que ces stéréotypes sont construits à partir de symptômes psychotraumatiques : la vierge, la frigide, la femme passive, la nymphomane, la fille facile, la bombe sexuelle, la traînée, la salope, la prostituée, etc.

Et tous ceux qui ne veulent pas renoncer à une rencontre véritable et à l’amour, et heureusement ils sont nombreux, doivent se battre pour sortir de ces schémas réducteurs et emprisonnants. Les femmes et aussi les hommes pourraient y gagner beaucoup, en récupérant une sexualité non traumatique, enfin libre, avec un plein accès à leur désir et à leur plaisir.


Confusion entre sexualité et violence

En fait, on considère très habituellement comme des comportements sexuels féminins "naturels" les effets de violences, de stéréotypes et d’une discrimination sexiste qui sont imposés aux femmes. Depuis l’enfance, elles sont souvent soumises, dominées, chosifiées, humiliées, harcelées, agressées, leur sexualité est contrôlée, on leur rappelle que leur corps ne leur appartient pas, qu’il peut-être morcelé, exposé, exhibé, monnayé, forcé. On va décrire leur sexualité traumatisée par les violences comme étant une sexualité normale. En parallèle, la sexualité non traumatisée des femmes, une sexualité épanouissante, active, cohérente avec sa personnalité, ses désirs et ses attentes est très peu représentée ou diffusée, et elle est souvent considérée comme hors du commun.

La sexualité est un domaine de l’activité humaine saturé de violences, violences qui sont tolérées, voire valorisées. Les stéréotypes sexistes, la domination masculine et les idées fausses concernent également la sexualité masculine, et permettent une équivalence entre sexualité et conduite agressive "légale". Ils amènent à tolérer la prostitution, la pornographie et les conduites sexuelles violentes entre adultes dits "consentants".

Cette confusion entre sexualité et violence est entretenue par l’utilisation d’un vocabulaire et d’un discours dégradants sur la sexualité : la majorité des injures sont à connotation sexuelle, les blagues, les sous-entendus, les remarques "graveleuses" abondent, tandis que le champ lexical de la sexualité est souvent guerrier et criminel ou bien faisant référence à la chasse. Elle permet de véhiculer une image dégradée de la femme, réduite et morcelée en tant qu’objet sexuel. Elle crée aussi une vision prédatrice et pulsionnelle de la sexualité masculine, avec des rôles caricaturaux distribués aux hommes et aux femmes.

Cette représentation de la sexualité, à laquelle presque tout le monde adhère par conformisme, infecte les relations homme-femme et les relations amoureuses. Elle dégrade les femmes et banalise de nombreuses violences sexuelles, ce qui permet à Monsieur Ozon de plaquer ses idées comme il l’a fait lors du festival de Cannes, contribuant à empêcher les femmes et les hommes eux-mêmes d’accéder à une sexualité épanouissante.

http://www.mmf-france.fr/documents/Courrier222.pdf
http://www.mmf-france.fr/

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Vos commentaires

  • Le 29 mai 2013 à 11:59, par Christiane En réponse à : Manifestation-solidarité avec les prostituéEs contre la répression !

    Ce n’est pas une réponse mais un ajout :

    Les prostituéEs travaillant dans le quartier de Gerland (Lyon 7 et 8) organisent un rassemblement suivi d’une manifestation le mercredi 29 mai place Jean Macé à 15h, pour dénoncer et lutter contre la répression massive dont elles sont victimes depuis mars 2013.

    http://rebellyon.info/Manifestation...


    Une répres­sion sans pré­cé­dent

    Des opé­ra­tions poli­ciè­res de grande ampleur se déploient quasi-quo­ti­dien­ne­ment dans le quar­tier de Gerland, zone non rési­den­tielle de Lyon 7e . Les pros­ti­tuéEs sont ras­sem­bléEs de force par les forces de l’ordre, contrô­lées, ver­ba­li­sées et leurs véhi­cu­les embar­qués sys­té­ma­ti­que­ment.

    Une aug­men­ta­tion des ris­ques sani­tai­res et sociaux et des vio­len­ces

    Cette (ré)pres­sion ren­voie les per­son­nes dans une situa­tion de clan­des­ti­nité et impacte leur santé en ren­for­çant leur iso­le­ment, leur stig­ma­ti­sa­tion, l’aug­men­ta­tion de la vio­lence à leur encontre et la réduc­tion du temps et de l’atten­tion passés à la négo­cia­tion avec le client.

    La pros­ti­tu­tion n’est pas illé­gale

    Le ras­sem­ble­ment des per­son­nes exer­çant la pros­ti­tu­tion dans le quar­tier de Gerland résulte d’une poli­ti­que publi­que en place depuis 2002 visant à les exclure pro­gres­si­ve­ment de la ville.

    Que ce soit par la péna­li­sa­tion du raco­lage ou par la mise en place d’arrê­tés muni­ci­paux anti-sta­tion­ne­ment, les ins­ti­tu­tions orga­ni­sent des actions de répres­sion à l’encontre des pros­ti­tuéEs. Cela est en contra­dic­tion avec toutes les pré­co­ni­sa­tions en terme de santé publi­que, de lutte contre le VIH et de res­pect des droits humains.

    Mobilisons-nous pour une poli­ti­que publi­que cohé­rente visant à la sécu­rité, la santé et le res­pect des droits de touTEs !

    P.-S.

    Elles sont soutenues par l’association de santé communautaire CABIRIA ainsi que par d’autres associations de santé, associations féministes et acteurs du monde médico-social : Médecins du monde, le Planning Familial 69, FRISSE, Act Up-Paris, Act Up Sud Ouest, Grisélidis, le collectif 8 mars pour toutes et par des collectifs de travailleurSEs du sexe : le STRASS – Syndicat du travail sexuel, l’ICRSE (International Committee for the Rights of Sex Workers in Europe), le NSWP (Global Network of Sex Work Projects), Avec Nos Aînées (ANA).

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