Une tribune pour les luttes

Eloge de la classe extrême

serge quadruppani

Article mis en ligne le lundi 24 juin 2013

A lire avec les savoureuses photos et leur commentaire sur :
http://quadruppani.blogspot.fr/2013/06/eloge-de-la-classe-extreme.html

19 juin 2013

Je dois dire que je suis un peu fatigué de la faiblesse conceptuelle et de la hargne idéologique qui transparaît dans beaucoup de critiques des différents mouvements qui, depuis le magnifique coup d’envoi des insurrections arabes, s’affrontent, sur les places et dans les rues, aux maîtres du monde et à leurs représentants locaux. Indignados(1) espagnols, Occupy étasunien, printemps d’érable, étudiants chiliens et britanniques, mouvement turc et maintenant brésilien : tout ça, selon bien des marxistes pur jus et/ou réactionnaires pure bile, ça ne serait que classes moyennes et compagnie, donc, ontologiquement voué à la défense d’intérêts bornés et à l’impuissance finale des bébés gâtés de la civilisation marchande.

De mon très estimable ami Jean-Pierre Garnier qui développe une excellente critique de l’urbanisme contemporain mais s’égare parfois dans son mantra sur la "petite bourgeoisie intellectuelle", au calamiteux Michéa nostalgique d’une morale des gens ordinaires qui n’a jamais existé (c’est un fils et petit-fils de pauvres, lui-même pas franchement riche qui vous le dit), en passant par les inconsolables de l’effacement du Grand Parti des Travailleurs, si nombreux au monde Diplomatique, ce ne sont que ricanements et sarcasmes sur la présence nombreuse de membre des professions artistiques et intellectuelles dans ces mouvements. Ce serait une faiblesse rédhibitoire expliquant - c’est dit ou seulement suggéré - qu’ils sont promis à l’échec et à la récupération.

Outre que la présence d’ouvriers A.O.C. est avérée, par exemple autour de Taksim à travers le soutien massif des groupes de supporters de foot (10 000 personnes minimum dans leurs cortèges, certains jours), ou à Oakland et autres villes étasunienne où la classe ouvrière, souvent noire, était bel et bien présente, ou dans les affrontements au Chili et au Brésil où beaucoup de travailleurs manuels n’ont pas hésité à mettre la main au pavé, la catégorie fourre-tout de "la classe moyenne", promue par un sociojournalisme adorateur du modèle étatsunien, rassemble des gens aux revenus extrêmement disparates, où la précarisation progresse et où les projets de vie divergent. Cette notion de "classe moyenne" est à peu près aussi rigoureuse que celle de "bobo", insulte idéologique de la droite décomplexée, qui prétend avoir "le peuple" de son côté. Il faudrait qu’on m’explique pourquoi un intermittent du spectacle en fin de droit aurait forcément plus d’affinités avec un DRH de multinationale qu’avec le serveur sans-papiers ravaillant aux cuisines du restau branché où l’intermittent sert le DRH.

L’invocation de la classe moyenne pour désavouer les mouvements occupy et autres, s’appuie en arrière-fond sur une forme de marxisme fossilisée, qui continue à placer le salut final de l’humanité entre les mains d’une catégorie socio-économique, la "classe ouvrière".
D’une part, s’il existe bien toujours des ouvriers en Occident, la "classe ouvrière" en tant qu’ensemble rendu homogène par des intérêts et une culture commune, s’affirmant à travers un discours et des formes d’association identitaires, a à peu près disparu. Quant à l’Orient, si les grèves et émeutes ouvrières en Chine ou au Bangladesh, ont l’immense mérite de remettre en cause, dans la pratique, la division du travail mondial, elles ne peuvent à elles seules, y mettre fin - et encore moins interroger la question du travail et des richesses.
D’autre part, s’il est une leçon à tirer des luttes ouvrières du siècle dernier, y compris sous leurs formes les plus radicales, c’est que la "classe qui abolit toutes les classes" ne saurait être définie en termes socio-économiques. Le projet ouvrier de s’émanciper en tant qu’ouvrier (et donc en le restant) aura été sa force et sa limite : jamais, même dans ses formes les plus autonomes, il n’a posé la question du dépassement de la condition ouvrière, de la division du travail, de la nature des richesses méritant d’être produites. En outre, aujourd’hui, la restructuration mondiale, la morcélisation de la production, l’importance prise par la sphère de la circulation dans le processus de valorisation, l’essor du general intellect, tout cela rend immédiatement visible un faiblesse présente dès le début dans le marxisme vulgaire : l’idée fausse qu’une position particulière dans la production donnerait à ceux qui l’occupent et à eux seuls, le pouvoir de défendre les intérêts de l’humanité, simplement en défendant leurs propres intérêts.

Plutôt que de chercher à fonder dans une identité sociale particulière le pouvoir de bouleverser le monde, il convient bien plutôt de saisir ce qui, dans les mouvements d’insubordination sociale qui tendent à se développer dans les rues et sur les places du monde, remet vraiment en question le monde tel qu’il va. L’idée que les arbres de Gezi Park valent mieux que le centre commercial qu’on veut mettre à la place, cette idée défendue au prix de tant de sang, vaut pour l’humanité entière.
De Notre-Dame des Landes à Gezi, la puissance de ces luttes tient à ce qu’elles s’appuient sur des lieux qui sont des ancrages concrets et symboliques paradoxalement indispensables à un capitalisme qui se rêve toujours plus hors sol, des lieux qui permettent au capitalisme tardif de compter sur sa principale ressource, la délocalisation. En les occupant, ils la bloquent.
Les émeutiers de Dacca ou de Shenzen et ceux de Rio ou d’Istanbul ont le même ennemi, et tandis qu’on leur applique la plus extrême des répressions, on ne cesse de les traiter d’extrémistes. Il ne leur manque plus que de partager leurs expérience et de saisir la nature de l’ennemi, pour devenir cette classe extrême dont le monde a le plus extrême besoin.

(1) je sais que beaucoup refusaient ce terme, je l’emploie faute de mieux

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