Une tribune pour les luttes

CADTM (Comité pour l’Annulation de la Dette du Tiers Monde )

Joao Pedro Stedile, Coordinateur du Mouvement des Sans Terre du Brésil : "celui qui veut rester en dehors, sortira de l’Histoire".

+ Grand projet inutile et imposé contre démocratie : 2-0 pour les manifestant-e-s par Pauline Imbach

Article mis en ligne le vendredi 28 juin 2013

http://cadtm.org/Grand-projet-inutile-et-impose

Grand projet inutile et imposé contre démocratie : 2-0 pour les manifestant-e-s

par Pauline Imbach

26 juin

Depuis plus de trois semaines les Brésilien-ne-s jouent un match décisif pour obtenir des avancées sociales dans plusieurs domaines (transport publics, soins médicaux, éducation de qualité, etc.)

À la surprise générale, c’est la Coupe du Monde de football de 2014 et les Jeux Olympiques de Rio de 2016 qui ont fait déborder le vase. La Coupe du Monde prévue au Brésil du 12 juin au 13 juillet 2014 nécessite des travaux astronomiques. Le tournoi se déroulera dans 12 villes, donc 12 stades, dont 5 doivent être construits, et à cela s’ajoutent d’autres infrastructures : routes, hôtels, aéroports, etc. De Manaus, au Nord, jusqu’à Porto Alegre, au Sud, le Brésil s’est lancé dans des travaux de grande ampleur, dont le budget est estimé à 15 milliards d’euros pour la Coupe du Monde et 14 milliards d’euros pour les Jeux Olympiques. Comme toujours, il est à prévoir que ces budgets seront largement dépassés.
Face au gouvernement et sa police très combative, les manifestant-e-s ont cependant réussi à s’imposer 2 buts à 0. Ils sont maintenant assurés de disputer les prochaines étapes de ce grand mouvement social. Dès les premières minutes de la rencontre, il apparaissait clairement que le slogan officiel du Mondial «  Tous au même rythme  » était au cœur des revendications.

« Tous au même rythme  »

Le mouvement qui est né ressemble, avec ses particularités, à ceux des Indigné-e-s, d’Occupy, de la place Taksim ou de la place Tahrir. Il montre que derrière les indicateurs économiques de façade les peuples aspirent à autre chose. Crise, austérité, croissance économique ou développement, tous ces concepts clés que le système et ses garants ont voulu faire avaler à tout prix sont décriés et n’inspirent plus confiance. Que ce soit la crise ou la sacro-sainte croissance, le discours des gouvernements est le même : il faut se sacrifier et se serrer la ceinture. Ce qui revient au Brésil, c’est la notion de justice. Elle s’oppose à la corruption, et un système basé sur la propriété privée, sur la recherche du profit et sur l’accumulation.

Les Brésilien-ne-s sont écœuré-e-s par le mondial de football et ses dépenses. Selon une enquête d’opinion de l’institut Ibope publié samedi par la revue Epoca, 75 % des personnes interrogées disent soutenir les manifestant-e-s. Près de la moitié (47%) rejettent une classe politique jugée corrompue.


Cachez cette misère que le supporter ne saurait voir...

Les commentateurs aiment dire que la colère est née de l’inflation. Les prix des produits de base comme ceux des loyers ont flambé (90 % pour les tomates par exemple et 120 % en moyenne pour les loyers depuis 2008). Ils insistent également sur les différents progrès sociaux qu’a connus le Brésil ces dernières années en matière d’éducation, de santé, d’emploi... Tout semblait selon eux au beau fixe, avec certes quelques ombres au tableau, des inégalités toujours criantes, une certaine ségrégation sociale entre les favelas et les buildings, une corruption institutionnalisée... mais bon rien de grave, alors pourquoi tant de colère ?

Le Brésil et la Coupe du Monde de football, qui pouvait rêver mieux... Le Mondial le plus cher jamais organisé. Le projet idéal pour investir des milliards dans les infrastructures, pour changer le visage des quartiers populaires et faire déguerpir les plus démuni-e-s. Pour le faste, « des personnes ont été expulsées de force de chez elles en raison des travaux liés à la Coupe et aux Jeux, et pour quel résultat ? Elles habitent désormais à plus de deux heures de trajet de leur travail  » |1|. Pour le faste, des cours d’anglais sont donnés aux prostituées. Pour le faste, un «  nettoyage  » social est organisé. «  Le Centre national de la défense des droits de l’Homme, soutenu par la Conférence épiscopale du Brésil, a lancé un cri d’alarme dans ce sens en interpellant le gouvernement. 195 vagabonds auraient été brûlés par des anonymes selon l’organisation  » |2|. Alors que le Brésil compte 1,8 million de personnes sans domicile fixe, aucune politique sociale n’a été mise en oeuvre pour leur venir en aide. Les villes sont le miroir de la «  croissance  » brésilienne. 80 % des Brésilien-ne-s sont des citadin-e-s et les quartiers populaires s’étendent coupés du reste de la cité. Pas d’assainissement, de transports et de logement pour les citoyen-ne-s de seconde classe. Pour le faste, des mégas travaux sont engagés : les deniers publics vont aux stades.


Le foot, c’est fric !

Les grands patrons des multinationales ne s’en cachent pas, business is business : la Coupe du Monde de football va leur rapporter gros. Sans complexe, plus que l’amour du sport, c’est l’amour de l’argent qui est en jeu. La FIFA par exemple a réalisé des bénéfices de 1,1 milliard de dollars lors du Mondial 2010 en Afrique du Sud. Droits télévisuels ou contrats de sponsoring rapportent gros. Pour multiplier les gains, la FIFA n’hésite pas à modifier toute loi qui ne serait pas à son avantage ou à celui des sponsors. On peut par exemple citer : la vente d’alcool dans les stades, interdite au Brésil, autorisée pendant la Coupe du Monde ; l’interdiction de pratiquer des tarifs préférentiels aux étudiants, aux handicapés, aux personnes à bas revenus et aux retraités ; la suspension de la Loi Pelé qui distribue 5 % des droits télévisuels aux associations sportives, etc. Belle souveraineté pour l’État et les communes brésiliennes et beau cynisme du secrétaire général de la FIFA , Jérôme Valcke qui a déclaré qu’un « moindre niveau démocratique est parfois préférable pour organiser une Coupe du monde. Quand on a un homme fort à la tête d’un État qui peut décider, c’est plus facile pour nous, les organisateurs. »

Dans la même veine, Adidas, le sponsor officiel, n’est pas en reste. Le chiffre d’affaires visé en 2014 dans le football est de 2 milliards d’euros. Quant aux manifestations, ce n’est apparemment pas un sujet qui mérite l’attention du patron allemand : «  Les manifestations sont un sujet pour le gouvernement brésilien, qui doit remplir la promesse faite à la FIFA d’organiser la Coupe du Monde », et de prédire un dénouement de Schtroumpfs : « On a cette tendance de voir les grands événements utilisés pour des mouvements de protestations. Mais dès que la Coupe du Monde va démarrer, les gens seront heureux et les manifestations s’arrêteront » |3|.
Sauf que les gens ne pourront pas se payer une place au stade...


Justifier l’inutile est devenu une véritable culture...
|4|

Le Brésil a déjà eu affaire aux fameux “éléphants blancs” lors des Jeux panaméricains de 2007 à Rio. Ici, tout semble indiquer que les infrastructures qui sont en cours de construction seront également obsolètes dès la fin de la coupe. Les exonérations accordées aux entrepreneurs par Brasília depuis 2011 leur permettent par exemple de gagner du temps et de négocier des contrats plus flexibles, échappant aux exigences des appels d’offres. Véritable magouille organisée, les grands projets inutiles et imposés sont, comme le souligne la Charte de Tunis |5|, « un des instruments qui garantissent des profits exorbitants aux grands groupes industriels et financiers, civils et militaires, désormais incapables d’obtenir des taux de profits élevés sur des marchés globaux saturés. La réalisation de ces projets inutiles, toujours à charge des budgets publics, produit une énorme dette, ne génère aucune reprise économique, concentre la richesse et appauvrit les sociétés ».
On peut par exemple citer l’endettement faramineux des pouvoirs publics grecs pour l’organisation des Jeux Olympiques en 2004. «  En 1997 (...) les autorités d’Athènes et le Comité olympique international prévoyaient une dépense de 1,3 milliard de dollars. Quelques années plus tard, le coût avait été multiplié par quatre et s’élevait à 5,3 milliards de dollars. Juste après ces Jeux, le coût official avait atteint 14,2 milliards de dollars. Aujourd’hui, selon différentes sources, le coût réel dépasserait les 20 milliards de dollars |6|. ». La partie de la dette publique liée à ce type de projet est largement illégitime et ne doit pas être remboursée car elle n’a pas servi les intérêts des populations.

Notons que les promoteurs de ces grands projets inutiles et imposés trouvent toujours des arguments «  types  » pour promouvoir et vendre leurs projets, faire passer la pilule... Ici, on peut par exemple lire que 330 000 emplois fixes et 380 000 emplois temporaires seront créés. Mais ne soyons pas dupes, comme le souligne la Charte de Tunis, «  la justification officielle de la réalisation de ces nouvelles infrastructures et équipements se fait systématiquement sur des hypothèses fausses d’évaluation coûts/bénéfices et de création d’emplois ».

Les grand-e-s gagnant-e-s de la Coupe du Monde ne seront peut-être pas ceux qu’on croit.

Alors que tout le monde s’attendait à ce que l’organisation de la Coupe du Monde au Brésil passe comme une lettre à la poste, les Brésilien-ne-s ont décidé de changer le rapport de force, et ouvrent le score 2 buts à 0.
Suite aux manifestations, Sao Paulo et Rio de Janeiro ont baissé les prix des transports en commun et Dilma Rousseff a reçu lundi 24 juin des responsables des collectifs qui participent aux manifestations. Elle a proposé l’organisation d’un référendum sur «  l’élection d’une constituante chargée de faire une réforme politique ». La présidente a également annoncé que 19 milliards d’euros allaient être investis dans les transports... Si à ce stade, ce ne sont que des déclarations d’intentions faites à l’approche des élections présidentielles de 2014, le mouvement social a tout de même remporté cette victoire et doit rester mobilisé pour que les déclarations se traduisent en actes répondant à l’ensemble de leurs revendications.

Chaque nouvelle lutte contre les grands projets inutiles et imposés, que ce soit en France (Notre Dame des Landes), à Inga en RDC (barrages hydro-électriques), en Italie (TGV Turin-Lyon), en Turquie (projet de supermarché et mosquée sur un parc de la place Taksim) ou ailleurs est un pavé commun lancé contre le système capitaliste, qui au nom du profit de quelques-uns, bafoue les droits, exploite et appauvrit le plus grand nombre.

Les jeux ne sont pas faits. Les résistances locales et globales, et la réappropriation de l’espace public, tant physique que démocratique, sont en cours et gagnent du terrain.

Notes

|1| "La colère sociale met Dilma Rousseff sous pression", LE MONDE, 21 juin 2013

|2| http://blogs.lexpress.fr/chica-de-p...

|3| Pour Adidas « les manifestations au Brésil s’arrêteront avec la Coupe du monde » par Jean-Philippe Lacour, http://www.lesechos.fr

|4| Alain Devalpo, "L’art des grands projets inutiles", le Monde diplomatique http://www.monde-diplomatique.fr/20...

|5| Charte de Tunis adoptée au Forum Social Mondial de 2013 http://cadtm.org/CHARTE-de-TUNIS-ad.... Cette déclaration a été élaborée par des associations et mouvements qui luttent contre la construction de grands projets d’infrastructures (transport de personnes ou de marchandises, production d’énergie) ou d’équipements (tourisme, urbanisme, militaire) réunis au FSM de Tunis pour unir leurs forces et mieux faire entendre leurs voix, les problématiques étant partout les mêmes.

|6| Éric Toussaint, "Grèce : Tout un symbole de dette illégitime", 16 janvier 2011. http://cadtm.org/Grece-Tout-un-symb...


http://cadtm.org/Joao-Pedro-Stedile-Coordinateur-du

27 juin par Nilton Viana

Interview de João Pedro Stedile, coordinateur national du Mouvement des Travailleurs Ruraux Sans Terre par le journal Brasil de Fato sur la signification et les perspectives des mobilisations de rue, le 24 juin 2013.

Brasil de Fato – Comment analysez-vous les récentes manifestations qui ont secoué le Brésil ces dernières semaines ? Quelle est la base économique d’un tel évènement ?

João Pedro Stedile – Il y a de nombreuses évaluations sur le pourquoi des manifestations. Je rejoins l’analyse de la professeure Erminia Maricato, notre meilleure spécialiste des thèmes urbains, qui a travaillé au sein du Ministère des Villes sous la gestion d’Olivio Dutra. Elle défend la thèse d’une crise urbaine au Brésil comme conséquence du capitalisme financier. Une énorme spéculation immobilière a fait grimper le prix des terrains et les loyers de 150% dans les trois dernières années. Le capital a financé hors de tout contrôle gouvernemental la vente d’automobiles, pour envoyer de l’argent à l’extérieur, ce qui a rendu la circulation chaotique. Dans les dernières années il n‘y a pas eu d’investissements dans le transport public. Le programme de logement “ma maison, ma vie” a rejeté les pauvres vers les périphéries, sans conditions d’infrastructure. Tout cela a engendré une crise structurelle, les gens vivent l’enfer dans les grandes villes en perdant trois à quatre heures par jour dans les embouteillages alors qu’ils pourraient être avec leur famille, aux études ou dans des activités culturelles. A cela s’ajoute la très mauvaise qualité des services publics, en particulier dans la santé et dans l’éducation, de l’école fondamentale à l’enseignement moyen dont les étudiants sortent sans pouvoir faire une rédaction. Et l’enseignement supérieur, où on trouve 70 % des étudiants universitaires, est devenu un marchand de diplômes ou de prestations.

Brasil de Fato – Du point de vue politique, quelles sont les causes du mouvement ?

João Pedro Stedile – Les quinze ans de néo-libéralisme suivis de dix ans de politique de conciliation de classes ont transformé la manière de faire de la politique en otage des intérêts du capital. Les partis ont répété leurs vieilles pratiques et se sont transformés en étiquettes qui agglutinent en majorité des opportunistes se battant pour accéder à des mandats publics ou pour capter des fonds publics en fonction de leurs intérêts. Toute une jeunesse arrivée après coup n’a pas eu la possibilité de participer à la politique. Aujourd’hui le candidat à un mandat public comme celui d’échevin, doit posséder plus d’un million de Reais ; un mandat de député coûte à peu près dix millions. Les capitalistes paient et les politiques obéissent. La jeunesse en a par-dessus la tête de cette manière bourgeoise, mercantile, de faire de la politique. Mais le plus grave c’est que les partis de la gauche institutionnelle, sans exception, ont adopté ces méthodes. Ils ont vieilli et se sont bureaucratisés. Cette manière d’agir des partis a dégoûté les jeunes. Et ils ont raison. La jeunesse n’est pas apolitique, au contraire, elle vient de remettre la politique dans la rue même sans avoir conscience de sa signification. Ce qu’elle dit c’est qu’elle ne supporte plus d’assister à la télévision à ces pratiques politiques, qui prennent le vote des citoyens en otage, sur base du mensonge et de la manipulation. Et les partis de gauche ont besoin de réapprendre que leur rôle est d’organiser la lutte sociale et de politiser la classe des travailleurs. S’ils ne veulent pas passer aux oubliettes de l’Histoire.

Brasil de Fato - Pourquoi ces manifestations n’éclosent-elles qu’aujourd’hui ?

João Pedro Stedile – Sans doute est-ce davantage la somme de différents facteurs de la psychologie de masse qu’une décision politique planifiée. A tout le climat que j’ai décrit s’est ajoutée la dénonciation de surfacturations dans les travaux de construction des stades de football, ce qui choque la population. Quelques exemples : le groupe privé médiatique Globo a reçu du gouvernement de l’État de Rio et de la mairie 20 millions de Reais d’argent public pour organiser un show d’à peine deux heures pour le tirage au sort de la coupe des confédérations. Le stade de Brasília a coûté 1,4 milliards et il n’y a pas d’autobus dans la ville ! Les gouvernements se sont soumis à la dictature explicite et aux coups tordus imposés par la FIFA/CBF. La réinauguration du Maracanã fut une gifle pour le peuple brésilien. Les photos parlent d’elles-mêmes : dans le plus grand temple du football mondial, pas un noir, pas un métis ! Et la hausse des tarifs d’autobus n’a été que l’étincelle pour allumer le sentiment généralisé de révolte et d’indignation. L’étincelle est venue du gouverneur de l’état de São Paulo Geraldo Alkmin, protégé par les médias qu’il finance, habitué à réprimer impunément la population comme il l’a fait à Pinheirinho et dans d’autres expulsions rurales et urbaines, et qui a relancé sa barbarie policière. Là tout le monde a réagi. Heureusement la jeunesse s’est réveillée. Et le mérite du mouvement “Passe Livre” est d’avoir su canaliser cette insatisfaction populaire et d’organiser les protestations au bon moment.

Brasil de Fato - Pourquoi la classe travailleuse n’est-elle pas encore descendue dans la rue ?

João Pedro Stedile – C’est vrai qu’elle n’a pas encore pris part aux manifestations. Ceux qui sont dans la rue sont les fils de classe moyenne, classe moyenne basse, ainsi que des jeunes issus de ce qu’Andre Singer nomme le sous-prolétariat, ceux qui étudient et travaillent dans le secteur des services, qui ont amélioré leurs conditions de consommation, mais qui veulent être entendus. Ces derniers apparaissent plus dans d’autres capitales que São Paulo et dans les périphéries.

La réduction des tarifs intéressait beaucoup l’ensemble de la population, et le mouvement “Passe livre” a vu juste en mobilisant sur la base de ces intérêts populaires. Le peuple a appuyé ces manifestations, on le voit dans les indices de popularité des jeunes, surtout quand ils ont été réprimés.

La classe travailleuse tarde à se mobiliser mais quand elle bouge, cela affecte directement le capital. Chose qui ne s’est pas encore produite. Je crois que les organisations médiatrices de la classe travailleuse n‘ont pas encore compris le moment ou sont encore trop timides. Mais en tant que classe, je crois que les travailleurs sont disposés à lutter. Le nombre de grèves pour des améliorations salariales, est déjà revenu au niveau des années 80. Je crois que ce n’est qu’une question de temps, si ces médiateurs trouvent les revendications justes qui peuvent motiver la classe à se mettre en mouvement. Ces dernniers jours dans des villes de moindre taille et dans les périphéries des grandes villes se produisent des maifestations sur des revendications très localisées. Et cela est très important.

Brasil de Fato – Les voix du Mouvement des Sans terre et des paysans ne se font pas encore entendre…

João Pedro Stedile – C’est vrai. Dans les capitales où nous avons des unités productives et des agriculteurs familiaux à proximité, nous participons déjà. D’ailleurs je suis témoin du bon accueil que nous avons reçu avec notre drapeau rouge et notre revendication d’une réforme agraire et d’aliments sains et bon marché pour le peuple. Je crois que dans les prochaines semaines il pourra y avoir une adhésion majeure, ce qui comprend des manifestations de paysans sur les routes et dans les municipalités de l’intérieur. Parmi nos militant(e)s tou(te)s brûlent d’entrer dans la lutte et de se mobiliser. J’espère aussi que ça bougera bientôt…

Brasil de Fato – Qu’est-ce qui selon vous est à l’origine de la violence dans certaines manifestations ?

João Pedro Stedile – D’abord, il faut relativiser : la bourgeoisie à travers ses télévisions a recouru à la tactique de faire peur à la population en mettant en avant les émeutiers et les casseurs. Ils sont minoritaires et insignifiants par rapport aux milliers de personnes qui se sont mobilisées. Cela convient à la droite de faire entrer dans l’imaginaire collectif l’idée du désordre et s’il y a finalement du chaos, d’en rendre responsable le gouvernement et d’exiger la présence des forces armées. J’espère que le gouvernement ne commettra pas la bêtise de faire appel à la Garde nationale et aux forces armées pour réprimer les manifestations. C’est ce dont rêve la droite !

Ce qui provoque les scènes de violences c’est la manière d’intervenir de la Police Militaire. La PM a été entraînée depuis la dictature militaire pour traiter le peuple comme un ennemi et dans les états gouvernés par les sociaux-démocrates (SP, RJ et MG), elle est sûre de son impunité.

Il y a des groupes de droite organisés dont l’objectif est de provoquer et de piller. A São Paulo des groupes fascistes se sont mobilisés. Et des vigiles sous contrat. A Rio de Janeiro ont agi des milices organisées qui protègent les politiciens conservateurs. Et bien sûr on trouve aussi un substrat de lumpen qui apparaît dans toute manifestation populaire, que ce soit dans les stades, dans le carnaval, et même dans les fêtes religieuses, pour tenter d’en tirer profit.

Brasil de Fato - Alors y a-t-il une lutte de classes dans les rues, ou s’agit-il seulement de la jeunesse qui exprime son indignation ?

João Pedro Stedile – Il y a clairement une lutte des classes dans la rue. Mais ce n’est pas encore l’expression d’une bataille idéologique. Le plus grave c’est que la jeunesse elle-même qui se mobilise, par son origine de classe, n’est pas consciente de ce qu’elle prend part à une lutte idéologique. Elle fait de la politique de la meilleure manière possible, dans la rue. Elle écrit sur ses pancartes : “nous sommes contre les partis et la politique”. C’est pour cela qu’ont été autant diffusés ces messages. Cela se produit dans chaque ville, das chaque manifestation, c’est une bataille idéologique permanente dans la lutte des intérêts de classes. La jeunesse vit ce conflit entre idées de droite et idées de gauche, entre capitalistes et classe des travailleurs.

Par ailleurs, on a des signes évidents d’une droite très bien articulée avec ses services d’intelligence qui utilisent l’internet, sous différents masques, pour lancer des rumeurs et des courants d’opinion. Un message étrange peut être soudainement reproduit des milliers de fois et diffusé comme s’il s’agissait de l’expression de la majorité. Ces mécanismes de maipulation ont été utilisés par la CIA et le département d’État lors du printemps arabe, de la tentative de déstabilisation du Venezuela, dans la guerre de Syrie. Il est clair qu’ils opèrent ici aussi pour atteindre leurs objectifs.

Brasil de Fato – Quels sont les objectifs de la droite et ses propositions ?

João Pedro Stedile – La classe dominante, les capitalistes, les intérêts de l’empire états-unien et leurs porte-paroles idéologiques qui apparaissent tous les jours à la télévision, ont un grand objectif : saper au maximum le gouvernement de Dilma, affaiblir les formes d’organisation de la classe travailleuse, déjouer les propositions de changements structurels dans la société brésilienne et gagner les élections de 2014, pour reconstruire une hégémonie totale aux commandes de l’État brésilien, actuellement objet de la bataille.

Pour atteindre ces objectifs elle avance à tâtons, alterne ses tactiques. Parfois elle provoque les violences pour noyer les objectifs des jeunes. Parfois elle inscrit ses messages sur leurs pancartes. Par exemple la manifestation de samedi dernier à São Paulo, bien que réduite, a été totalement manipulée par des secteurs de droite qui n’ont évoqué que la lutte contre la PEC 37, avec des pancartes et des slogans étrangement semblables. Certainement la majorité des jeunes ignore de quoi il s’agit. C’est um thème secondaire pour le peuple, mais la droite tente de hisser la bannière du moralisme comme l’a fait l’UDN dans le passé. Ce qu’elle fait déjà au sein du congrès, elle veut le prolonger dans la rue.

J’ai remarqué dans les réseaux sociaux contrôlés par la droite que leurs bannières, en plus de la PEC 37, sont : sortie de Renan du sénat ; commission d’enquête parlementaire et transparence des frais de la Coupe ; déclarer la corruption comme crime odieux et la fin de l’immunité pour les politiques. Déjà les groupes les plus fascistes répètent “Dilma dégage” et signent les pétitions pour son impeachment. Heureusement ces bannières n’ont rien à voir avec les conditions de vie des masses même si elles peuvent être manipulées par les médias. Et objectivement la droite peut se tirer ue balle dans le pied. En fin de compte c’est la bourgeoisie brésilienne, ses entrepreneurs et ses politiciens qui sont les premiers corrupteurs et les premiers corrompus. Qui s’est approprié les dépenses excessives de la coupe ? Le réseau médiatique Globo et ses entreprises !

Brasil de Fato – Quels sont les défis pour les travailleurs, les organisations populaires et les partis de gauche ?

João Pedro Stedile – Ils sont nombreux. D’abord nous devons prendre conscience de la nature de ces manifestations, descendre tous dans la rue, nous battre dans les coeurs et dans les esprits pour politiser cette jeunesse encore dépourvue d’expérience de lutte des classes. Deuxièmement, la classe travailleuse doit se mettre en mouvement. Descendre dans la rue, se manifester dans les usines, dans les zones rurales et dans les chantiers, comme dit Geraldo Vandré. Exprimer ses revendications pour résoudre les problèmes qu’elle affronte comme classe, du point de vue politique et économique. Troisièmement, nous avons besoin d’expliquer au peuple quels sont ses ennemis principaux. Aujourd’hui ce sont des banques, les entreprises transnationales qui ont pris les rènes de notre économie, ainsi que les grands propriétaires de l’agro-business, et les spéculateurs.

Nous devons prendre l’initiative de lancer un débat dans la société pour exiger l’approbation de la réduction de la journée de travail à 40 heures ; pour exiger que la priorité des investissements publics soit la santé, l’éducation, la réforme agraire. Mais pour cela le gouvernement doit réduire les taux et transférer les ressources des excédents primaires, ces 200 milliards qui vot chaque année aux 20 mille riches, rentiers, créanciers d’une dette interne dont nous ne sommes pas responsables, transférer ces ressources aux investissements productifs et sociaux. C’est là toute la question qui se pose au gouvernement de Dilma Roussef, du point de vue de la lutte des classes : les ressources publiques iront-elles à la bourgeoisie rentière ou serviront-elles à résoudre les problèmes de la population ?

Il faut approuver d’urgence, pour qu’elle opérationnelle avant les prochaines élections, une réforme politique ambitieuse, qui institue au minimum le financement public exclusif de la campagne ainsi que le droit de révoquer les mandats et le droit au plébiscite d’initiative populaire.

Nous avons besoin d’une réforme fiscale qui revienne au paiement de la TVA des exportations primaires, pénalise la richesse des riches, et diminue la fiscalité des plus pauvres, qui sont ceux qui paient le plus.

Nous avons besoin de la supension par le gouvernement de toutes les concessions sur l’exploitation de notre pétrole et de toutes les concessions privées sur les mines et d’autres domaines publics. Cela ne sert à rien d’investir toutes les redevances pétrolières dans l’éducation alors que ces royalties ne représentent que 8% des revenus du pétrole et que 92% iront aux sociétés transnationales devenues propriétaires du pétrole grâce aux concessions !

Une réforme structurelle en milieu urbain, qui redéfinisse les priorités des transports publics de qualité et avec des tarifs zéro. Il a été démontré que ce n’est ni coûteux ni difficile d’introduire la gratuité des transports pour les masses d’habitants des capitales.

Et finalement nous devons profiter du projet de la Conférence nationale sur la communication, largement représentative, pour démocratiser les médias. Pour en finir avec le monopole de Globo, afin que les organisations populaires disposent d’un large espace pour communiquer entre elles, pour créer leurs propres médias, avec des ressources publiques. J’ai entendu divers mouvements de jeunesse qui articulent les marches dire que peut-être que la seule bannière qui unifie tout le monde est “A bas le monopole de Globo !”

Mais pour que ces revendications aient un impact dans la société et fassent pression sur le gouvernement et la classe politique, il faut impérativement que la classe des travailleurs se mobilise.

Brasil de Fato – Et que doit faire le gouvernement à présent ?

João Pedro Stedile – J’espère que le gouvernement aura la sensibilité et l’intelligence de profiter de cet appui, de ce cri qui vient de la rue, qui n’est que la synthèse d’une conscience diffuse dans la société que l’heure est venue de changer. Et de changer en faveur du peuple. C’est pourquoi le gouvernement doit affronter la classe dominante dans tous les domaines. Affronter la bourgeoisie rentière, déplacer le paiements des intérêts vers des investissements dans des domaines qui permettent de résoudre les problèmes des gens. Il faut promouvoir immédiatement des réformes politiques et fiscales. Lancer l’approbation du projet de démocratisation des médias. Créer des mécanismes d’investissements lourds dans les transports publics, qui mènent au tarif zéro. Accélérer la réforme agraire et mettre en oeuvre un plan de production d’aliments sains pour le marché interne. Garantir tout de suite 10% du PIB pour le financement public de l’éducation à tous les niveaux, pour l’école maternelle dans les grandes villes, pour un enseignement fondamental de qualité et pour l’universalisation de l’accès des jeunes à l’université publique.

Sans cela viendra la déception, et le gouvernement laissera à la droite l’initiative de ces revendications, ce qui va le miner à l’approche des élections de 2014. C’est l’heure pour le gouvernement de s’allier au peuple ou de payer la facture de l’avenir.

Brasil de Fato - Quelles perspectives ces mobilisations peuvent-elles apporter au pays dans les prochains mois ?

João Pedro Stedile – C’est encore l’inconnue car le débat se poursuit parmi les jeunes et les masses. C’est pour ça que les forces populaires et les partis de gauche doivent jeter toute leur énergie dans la mobilisation de rue. Se manifester, hisser leurs pancartes pour revendiquer des réformes qui intéressent le peuple. La droite va faire la même chose et pousser ses slogans conservateurs, régressifs, de criminalisation et de stigmatisation des idées de changement social. Nous sommes en pleine bataille idéologique et nul ne sait encore quel en sera le résultat. Dans chaque ville, dans chaque manifestation, nous devons nous battre dans les coeurs et dans les esprits. Celui qui veut rester en dehors, sortira de l’Histoire.

Traduction : Thierry Deronne

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