Une tribune pour les luttes

Ilan Halévi, métèque générique

Par Nicole Lapierre

Article mis en ligne le dimanche 14 juillet 2013

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http://blogs.mediapart.fr/blog/nicole-lapierre/130713/ilan-halevi-meteque-generique

Ilan Halévi est décédé le 10 juillet 2013, il aurait eu 70 ans à l’automne. Trop tôt, beaucoup trop tôt pour cet amoureux de la vie qui refusait farouchement l’idée de ménager sa santé. D’ailleurs, ménager quoi que ce soit ne lui ressemblait pas. En Martinique, où nous nous sommes retrouvés en 2009, à l’invitation de notre ami commun Edouard Glissant, je l’ai longuement interviewé et ai écrit un texte dans lequel il disait se reconnaître. Je le reprends ici en partie. Ceci n’est donc pas une biographie officielle, moins encore une nécrologie, c’est un hommage amical. On y découvrira les cheminements et les engagements anciens de cet homme, avant tout connu par son combat résolu pour la cause palestinienne au sein de l’OLP. Les citations d’Ilan sont restées au présent, comme un refus de le voir s’éloigner.

Ilan Halévi est né à Lyon, le 12 octobre 1943, dans un bureau de poste servant de cache à la Résistance où ses parents, juifs, étrangers et travaillant pour un réseau anglais, avaient trouvé refuge. Légende bien sûr, le nourrisson aurait été pesé sur une balance servant à doser les explosifs. Une entrée dans la vie clandestine et mouvementée. La suite sera tout aussi singulière qui le mènera de Paris à Harlem, puis en Angola, en Côte d’Ivoire, au Mali, en Algérie, en Israël et au Rwanda. Membre de l’OLP, proche de Yasser Arafat, Ilan Halévi a été vice-ministre des Affaires étrangères de l’Autorité palestinienne. Son ouvrage aussi personnel qu’original, intitulé Allers-retours, suit ces pérégrinations en mêlant volontairement autobiographie, témoignage et fiction. Un avertissement, en quatrième de couverture, précise que Naïm Hacohen, «  double fort probable de l’auteur [...] se définit avec agacement, quand on le presse, comme un “juif palestinien” [1] ». C’est clair, Ilan n’apprécie pas les classifications identitaires.

Naïm Hacohen est porté à la remémoration et s’imagine parfois qu’il pourrait découvrir, en remontant le temps, ce qui, du plus profond, l’anime. « Alors, il distinguerait nettement tout ce dont il s’était fait l’héritier, ces déterminismes opaques qui avaient conspiré tout au long de sa vie et lui avaient balisé la marche ; il reconstruirait la chaîne des fatalités qu’il avait prises pour une suite de libres choix ; il transformerait la vie qu’il s’était faite à force de refus, d’improvisations, de coups de tête, de transgressions, en un pur destin. [2] » Sans doute n’y a-t-il pas de pur destin. Mais il y a des parcours singuliers, passionnés, engagés. Tel fut celui d’Ilan.

Dans son histoire, héritages, rencontres, combats et hasards ont également leur part. Mais cette histoire est en même temps produit et reflet d’un moment : les années 1950 et le début des années 1960, où, en France, l’ombre portée de la guerre et des camps, l’écho prolongé de l’antifascisme et l’onde montante de l’anticolonialisme se croisaient. Alors, antisémitisme et racisme, crimes nazis et crimes coloniaux étaient mis en vis à vis par une poignée d’artistes et d’intellectuels engagés, tandis que des philosophes, des écrivains, des poètes, s’efforçaient de penser l’oppression, les préjugés raciaux, le colonialisme et l’émancipation en rapprochant «  question juive » et « question noire ».

Jean-Loup Amselle a évoqué cette époque « placée sous le signe de la galaxie Fanon-Sartre  », où un certain malaise par rapport à la France de l’après-guerre précipitait de jeunes Juifs vers les luttes tiers-mondistes. Ils s’étaient connus au lycée Jacques Decour à Paris. Tous deux avaient le même âge, étaient fils de Résistants, avaient grandi dans des familles juives complètement athées, étaient fous de Jazz, impressionnés par le mouvement Noir et solidaires des damnés de la terre. «  Nous étions passionnés à l’époque par les Black Muslims et par le personnage fascinant de Malcom X. Cette conjonction du jazz et du mouvement d’émancipation des Noirs américains représentait véritablement l’étendard de notre génération et elle fournissait également le principe et la base d’une possible communion dans la souffrance, d’une possible identification des uns aux autres [3] », explique Jean-Loup Amselle. De là serait venue sa vocation d’africaniste [4].

Quant à Ilan Halévi, il explique ne s’être jamais vraiment senti français et précise : « Cela ne voulait pas dire que je me sentais autre chose, il y avait une indéfinition identitaire de base.  » Jusqu’à l’âge de 9/10 ans, il n’était pas non plus conscient d’être juif. Il l’a découvert quand d’autres l’ont catégorisé comme tel, Juif sartrien en somme. Dans la clandestinité, sous l’Occupation, ses parents ne s’étaient pas cachés pour échapper aux rafles, mais parce qu’ils étaient Résistants, c’était du moins ce qu’il en savait. De son double Naïm, il dit comme une confidence : «  Il lui a fallu des années pour comprendre que, durant la guerre, ils n’ont pas seulement été menacés parce qu’ils étaient des combattants, mais aussi parce qu’ils étaient juifs » et ajoute que « la question abstraite, absurde, le hantera longtemps : auraient-ils résisté s’ils n’avaient pas été juifs, s’ils n’avaient pas, de toute façon, été acculés à la clandestinité, contraints de choisir entre l’illégalité et la mort ? [5] »

Effet différé de ces dangers passés, quand sa mère s’est remariée, après le décès de son père, avec un camarade de résistance de ce dernier, il fut décidé que le beau-père adopterait les enfants qui, dès lors, porteraient officiellement son nom : Albert. La raison était clairement énoncée, mieux valait avoir un nom français après ce qui s’était passé. Mais ce changement de nom, de surcroît en plein milieu d’année scolaire et sans changer d’établissement, n’avait rien d’évident : «  C’était une décision traumatisante contre laquelle j’ai été en révolte  », expliquait Ilan.

Et puis, s’appeler Alain Albert, avoir un nom d’ici avec une tête d’ailleurs, ou vue comme telle, n’allait pas toujours sans problèmes. Les premières injures raciales auxquelles Ilan et son frère Marc ont été confrontés, en raison de leur teint basané et de leurs traits orientaux, furent celles de «  bougnoule  » et de « moricaud  ». Ilan avait 3 ans quand ils sont arrivés de Normandie à Paris. Au square du jardin du Sacré Cœur, les nounous des autres enfants demandaient à la leur, sur un ton circonspect : «  Les parents sont africains ? » Il y avait déjà ce regard qui cernait l’identité dans le halo du préjugé. A la question « Toi, tu es quoi ?  », il ne savait que répondre mais était d’autant plus incité à revendiquer une altérité : «  Cela a commencé très tôt, disait-il, cette identification qui consistait à remplir une indéfinition identitaire par l’Afrique.  »

Et cela a continué. Au lycée Michelet d’abord, où il y avait deux groupes : «  Les Français, et puis tout les autres. Les autres, c’était les Antillais et mon frère et moi, on s’est retrouvés immédiatement avec eux. » Au lycée Jacques Decour ensuite, où il y avait deux sortes de Juifs : «  ceux qui se sentaient juifs et en faisaient une grosse affaire, qu’ils soient ashkénazes ou séfarades, ils allaient aux Éclaireurs israélites de France et dans divers mouvements de jeunesse juifs » et, là encore, les autres, comme lui ou comme Amselle qui, eux, «  faisaient partie du groupe des étrangers, des Arabes, des Africains, des Antillais... » Son grand amour de jeunesse était d’ailleurs une lycéenne martiniquaise qu’il allait attendre à la sortie du lycée Fénelon. Tous deux habiteront par la suite quelques temps chez les parents de la jeune fille à Pantin et il baignera alors dans «  un bouillon de culture antillaise  », entre langue créole et cuisine de la Martinique. Avec elle, il aura son premier fils, Laurent.

Adolescent, rappelait-il, «  c’était clair, n’ayant pas de tribu particulière à défendre, j’étais attiré d’emblée par tout ce qui prônait l’unité du Tiers monde, c’est-à-dire la revendication d’une identité des peuples opprimés, des victimes de l’Occident, avec le nazisme comme point culminant. » La lecture, vers 14/15 ans, du Discours sur le colonialisme d’Aimé Césaire, fut une révélation. Le poète antillais mettait des mots sur ce qu’il pensait confusément : avec Hitler, l’Europe avait découvert sur son sol des crimes dont jusque-là n’étaient victimes que des peuples non européens.

Cette sensibilité politique précoce allait de pair avec une passion pour le jazz que partageaient alors bien des adolescents en rupture de ban A Paris, Ilan et son frère Marc courraient les discothèques et les caves, de l’Old Navy au Chat qui Pêche, écoutant à la porte quand ils ne pouvaient pas entrer en raison de leur âge. Leur père, qui avait passé une partie de sa jeunesse aux Etats-Unis, était lui-même un amateur, il possédait une collection de disques, des 78 tours en vinyle achetés dans les années 1940 et 1950. Les parents souhaitant leur donner «  une bonne éducation », leur avaient fait prendre des leçons de piano, ils ont acquis ainsi des bases musicales, vite « réinvesties dans la batterie ». Ilan jouait dans l’orchestre du lycée Jacques Decour et faisait danser les filles au bal de fin d’année. Il était alors, ironise-t-il, «  complètement sectaire  », refusant tout autre genre musical, et « même très raciste  », puisqu’il n’écoutait jamais de chanteur blanc. Plus tard, il a découvert que les jazzmen américains juifs étaient nombreux, doués et sensibles à la vitalité de cette musique. Selon lui, « un Juif européen comme Gerschwin pouvait l’entendre, mais les musiciens américains blancs, eux, n’avaient pas l’oreille suffisamment décolonisée. » Comme en écho, il racontait avoir vu à Berlin, il y a quelques années, une magnifique mise en scène de Porgy and Bess de Gerschwin par une troupe d’Afrique du Sud [6].

La musique a joué un grand rôle dans son désir, vers 14-15 ans, de découvrir les États-Unis et de se plonger dans un univers afro-américain. Avec ses traits et son teint mat, il pouvait passer pour un mulâtre, autrement dit un Noir, car dans ce pays, il l’a vite compris, «  si on n’est pas tout blanc, on est noir. » D’ailleurs, «  selon ces critères visuels américains, de nombreux Juifs n’étaient pas vus comme blancs non plus.  » Ainsi, les cousins éloignés du côté de son père, qui avaient promis à sa mère de l’accueillir et de veiller sur lui, étaient des Juifs yéménites très bruns, vivant à Detroit, employés dans l’automobile comme des Noirs et considérés comme tels. Il a rapidement échappé à leur surveillance pour gagner Harlem où il s’est vieilli afin de pouvoir entrer dans les boîtes. Au jeu des identités, celle, nominale, qui lui avait été imposée, présentait finalement des avantages : «  Si on ne m’avait pas changé mon nom, si je m’étais baladé avec un nom juif gros comme une maison, il est possible que je n’aurais jamais pu m’intégrer comme je me suis intégré dans les milieux africains américains, alors que ce nom français, Albert, prononcé “Albeurt”, était passe partout. »

Cette «  intégration » fut aussi littéraire. C’est en effet aux États-Unis qu’il a écrit en anglais un premier et unique roman, The Crossing [7], publié en 1964. Son héros, Daniel Peebles, est un Noir américain plein de peur et de fureur. Après avoir frappé un policier blanc et s’être enfui d’un hôpital psychiatrique du Mississipi, il traîne ses cauchemars, erre au hasard et fonce vers une mort annoncée. Sa mémoire est jalonnée de catastrophes, des images de lynchage de son enfance aux violences de la guerre de Corée. Il a vécu à New York, sur la côte Ouest et à Paris, dans une échappée toujours vaine. L’avenir, pour lui, est aussi fermé que le passé, seul avec son désarroi et sa rage d’en découdre, il chemine sur une voie sans issue. Ce livre, brutal et désespéré, décrit moins le racisme que la prison mentale produite par celui-ci.

The Crossing surprit par la force sombre de cette histoire menant « de nulle part à l’enfer  ». Et cela d’autant plus qu’il avait été écrit directement en américain et avec une remarquable maîtrise du rythme, de la prononciation et de la syntaxe du jive, le parler dialectal des Noirs du sud et des ghettos, par ce Français de 20 ans. «  Le plus poignant des nouveaux romans sur les tensions raciales nous vient, par un miracle d’empathie, d’un jeune Français blanc éloigné de la scène de nos crimes  », pouvait-on lire dans le Washington Post [8]. Abiola Irele, spécialiste des littératures afro-américaines et caribéennes, saluait quant à lui la prouesse littéraire, mais aussi la justesse de cette incursion dans l’esprit d’un Noir [9].

Avec ce livre, le jeune Alain Albert n’en était pas tout à fait à son coup d’essai. A 16 ans, il avait envoyé par la poste un poème de 40 pages à Jean Cayrol qui publiait alors aux éditions du Seuil, dans la revue Ecrire, des textes d’écrivains débutants. L’éditeur l’avait convoqué et, étonné, ne voulait pas croire qu’il en fût l’auteur. Convaincu par leur entrevue, il l’a finalement fait paraître [10], avec cette notice biographique lapidaire : «  Alain Albert. Né le 12 octobre 1943 à Lyon. Prépare son baccalauréat.  » A l’époque, dans cette collection vouée aux talents balbutiants et à la «  littérature verte » selon l’expression de Cayrol lui-même [11], ce poème ne déparait nullement. Il témoignait des ombres de l’époque : « L’amer / la perte / l’horreur de les avoir perdus / laissés s’enfuir dans la perfidie d’un rail / d’un quai / cahotants odeurs oh mémoire... [12] » Il disait en même temps les éblouissements adolescents : « Qu’elle soit / qu’elle témoigne de ma journée. / Tout vient de naître à l’amour / galets neufs falaises de midi. [13] » Et, déjà, il cherchait à faire entendre l’écho du monde Noir. Car selon Ilan, «  c’était un poème qui, formellement, collait à des interprétations de jazz, il y avait un travail sur le rythme et une des parties reprenait avec minutie (mais il fallait le savoir) la métrique et le phrasé du thème de Miles Davis Story  ».

Un an tout juste après sa publication en anglais, The Crossing était traduit en français aux éditions du Seuil. Revenu en France entretemps, Ilan fréquentait les milieux anticolonialistes afro-américains, antillais, africains et européens. C’était un temps où la jeunesse, l’audace et la révolte dessinaient une promesse. Littérature, musique et politique des mondes Noirs se croisaient alors à Paris autour de la revue Présence africaine. Créée en 1947 par Alioune Diop, celle-ci était « un point de ralliement, un lieu de création et une tribune de dénonciation du racisme et du colonialisme [14]. » Dès le premier numéro, qui donnait une large place à la littérature et à la poésie, Sartre s’en prenait vigoureusement à la bonne conscience française, fière d’accueillir quelques Noirs sur son territoire et oublieuse de la condition des autres, dans les colonies. Le philosophe saluait l’arrivée de cette revue « comme la présence d’un remords et d’un espoir [15] ». Gide, dans l’avant-propos, louait son « vaste programme : accueillir tout ce qui a trait à la cause des noirs, et tout voix du peuple noir qui lui paraisse mériter d’être entendue. [16] » Quelques pages plus loin, le critique musical et grand amateur de jazz Hugues Panassié signalait la parution, aux États Unis, de Really the Blues, le livre autobiographique de Mezz Mezzrow, «  un des très rares musiciens de race blanche qui soient parvenus à jouer exactement comme les Noirs des États-Unis, c’est-à-dire à faire du jazz authentique. [17] » Cela aurait pu être le destin d’Alain Albert. Car Mezzrow était justement un de ces musiciens juifs à «  l’oreille décolonisée  » qui s’est, en effet, intégré dans le milieu du « vrai blues » et s’est profondément identifié à la culture afro-américaine, tant dans sa vie professionnelle de musicien que dans sa vie relationnelle et privée [18].

Mais Paris lui ouvrait d’autres perspectives. Entre littérature et engagement, il écrivait des articles et des poèmes publiés dans Les Temps modernes et dans Présence Africaine, revue dont il sera ensuite le secrétaire de rédaction pendant près d’un an, en 1964-1965. C’était un monde passionnant, effervescent, où toutes les rencontres étaient possibles. Il fit notamment la connaissance de Chester Himes qui le recommanda à Ellen Wright car il voulait écrire un livre sur son mari, l’écrivain Richard Wright, décédé en 1960. Projet abandonné, mais Ellen Wright l’a aidé en allant personnellement demander à Jean-Paul Sartre et à Simone de Beauvoir – dont le soutien intellectuel et amical aux écrivains afro-américains à Paris était total - de lui payer son billet pour aller en Afrique. Ce qu’ils ont fait sans hésiter.

Parti initialement pour rejoindre le mouvement de libération de l’Angola, alors enlisé et en proie à des luttes internes, il a finalement rejoint le Mali. Une histoire de rencontre et d’amitié, encore une fois. Il avait fait la connaissance à Paris de Doudou Thiam, qui avait été le ministre des finances, des affaires économiques et du plan du premier Mali (la fédération avec le Sénégal et le Soudan qui avait proclamé son indépendance en 1959) et qui l’avait beaucoup influencé. Thiam l’avait invité à Bamako chez lui dans sa première période de séjour au Mali et lui avait fait rencontrer l’anthropologue Amadou Hampâté Bâ. Ilan était alors attiré par l’islam, Hamphaté Bâ l’a dissuadé d’emprunter cette voie : « Il disait toujours que les chemins de la connaissance viennent de partout, donc il ne faut pas perdre son temps à avancer latéralement, il faut avancer de là où l’on est, toute conversion étant du temps perdu. »

Au Mali, où il vivait avec la jeune femme antillaise qu’il avait rencontrée quand tous deux étaient encore au lycée, il travaillait comme journaliste pour une chaîne de radio. Avec un coopérant, fils de mineur polonais venu travailler en France, il répondait aux questions de tous ordres des auditeurs, ce qui lui donnait, dit-il, « une fenêtre très privilégiée sur la société. » Il animait également une émission culturelle sur la diaspora noire du continent américain, où il parlait des écrivains, des musiciens, mais aussi de l’histoire de la traite et des afro-américains. Une sorte d’émission postcoloniale avant l’heure, dans un pays qui était alors socialiste.

Entre Bamako, Paris et Alger, où il a travaillé un temps en faisant des traductions en free lance pour le MPLA angolais et l’ANC sud africain, Alain Albert est devenu un militant itinérant au service des luttes du Tiers Monde [19]. L’été 1964, des amis lui ayant fait rencontrer des enseignants syriens et égyptiens venus apprendre l’arabe en Algérie, ceux-ci lui ont parlé de la question palestinienne, à laquelle il ne s’était guère intéressé jusque-là ; «  peut-être par un mécanisme d’évitement  », disait-il. L’année suivante, au grand dam de sa mère qui craignait de le voir devenir sioniste, il est parti en Israël pour y défendre la cause palestinienne. C’est alors qu’il a repris le nom d’Halévi.

Après des années d’activisme dans un groupe d’extrême gauche israélien, puis israélo-palestinien, qui a été progressivement affecté par de multiples scissions et affaibli par la répression, il a rejoint l’OLP en 1976. Cela l’a ramené à Paris tout en faisant de lui à nouveau un militant itinérant. Ancien vice-ministre des Affaires étrangères, porte-parole de la Palestine auprès de l’internationale socialiste, il a notamment participé, en tant que membre de la délégation palestinienne, aux négociations de Madrid (1991) et de Washington (1993) avant d’être conseiller diplomatique auprès de la délégation générale de Palestine en Allemagne. Son parcours et son engagement surprennent évidemment tous les chantres des fixités identitaires, d’où qu’ils viennent. Il s’en irritait ou s’en amusait, selon les commentaires ou les questions que cela suscitait et continuait infatigablement, de meetings en réunions officielles, d’une instance à l’autre, de pays en pays, à défendre la cause palestinienne.

De ses innombrables voyages, il en est un qui l’a marqué à jamais. En 1994, il s’est rendu au Rwanda après le génocide pour participer à un séminaire organisé par la Fédération internationale des Droits de l’Homme (FIDH), en liaison avec les ONG rwandaises et la Fondation Daniel Meyer, sur la reconstruction et la réconciliation. Le choc fut terrible : « Les corps n’avaient pas été déplacés, il y avait des endroits où il fallait quasiment marcher sur les cadavres pour avancer, c’était une horreur visuelle et affective. Bien évidemment, toutes les images des camps de la mort revenaient, parce que c’est la même chose. Le spectacle direct des charniers de masses de civils assassinés dans la cour d’une école, des fillettes, des enfants, tout ces corps en début de putréfaction, c’est une horreur que l’on ne peut jamais effacer, elle est en moi.  » Pendant deux jours, ils ont circulé à travers le pays en s’arrêtant sur tous les lieux du massacre avec leurs hôtes, animateurs d’ONG rwandaises et qui, pour la plupart, étaient des survivants tutsis. Au cours de ce voyage, ceux-ci leur ont raconté les rouages du génocide et comment ils avaient survécu : «  L’analogie avec tout ce que j’ai entendu sur l’Occupation en France et comment des Juifs avaient survécu était hallucinante ».

L’engagement, depuis plusieurs décennies, a donc envahi la vie d’Ilan Halévi ne lui laissant guère le temps d’écrire des poèmes. La dernière fois, c’était en Israël, aux premiers jours de la guerre d’octobre 1973 [20], dans une tentative collective pour lier poétique et politique : «  Notre petit groupuscule gauchiste, à Jérusalem, avait décidé qu’en dépit du couvre-feu, il fallait faire de la propagande anti-guerre. Nous avons pensé que tout tract signé du nom de notre groupe, non seulement nous condamnerait à la clandestinité immédiate, mais serait mal reçu par la population, car il y avait la psychose de la cinquième colonne, des agents de l’ennemi... Alors, nous avons pris la décision de lancer un poème contre la guerre. » Après avoir cherché en vain dans la littérature révolutionnaire (c’est généralement de la poésie patriotique, des poèmes de guerre, pas des poèmes contre la guerre), ils décidèrent que chacun des huit membres de la direction en écrirait un et que le plus réussi serait ensuite reproduit sur l’affiche qu’ils iraient coller clandestinement sur les murs de Jérusalem, de Tel-Aviv et de Haïfa. Celui que tous jugèrent le meilleur était signé Shalom Ben Bered («  paix fils de la révolte »). Ilan Halévi s’en souvient : «  Il disait en gros : “Lorsque les fusils seront tournés vers l’arrière, il n’y aura plus de ligne de feu entre moi et mon frère.” Cela faire rire aujourd’hui, mais pour nous, c’était une façon de vivre debout. »

Si il a renoncé à composer de la poésie, il a continué jouer du jazz avec quelques amis. Sa passion pour la musique est restée inentamée. Une passion identique habitait son fils aîné Laurent, qui est décédé en 2002, le laissant inconsolé. C’était « un musicien magnifique » et aussi « une des rares personnes dans le monde à parler couramment l’hébreu et le créole ! » Laurent a en effet vécu avec lui à Jérusalem quelques années, où il a été scolarisé et donc totalement hébraïsé, avant de partir à l’âge de 14 ans vivre à la Martinique où sa mère était venue se réinstaller. Le fils, comme le père, mixait les cultures et les héritages.

Probable transmission, le goût des mélanges et de l’ailleurs semble partagé par ses autres enfants, dont il parlait avec la fierté appuyée d’une mère juive. Sa fille Mariam, qui a étudié le Bambara à l’Inalco et beaucoup voyagé en Afrique, au Burkina Faso et au Mali, a eu une fille avec son compagnon malien qu’ils ont prénommée Canou, ce qui veut dire Amour en bambara. « Elle a, racontait-il ravi, une relation d’une grande tendresse avec Salim [le dernier enfant d’Ilan] qui a le même âge qu’elle. » Quant à son fils Emmanuel, également musicien, «  il fait du très bon rap et a vécu cinq ans avec la même petite amie africaine » précisait son père, qui ajoutait, facétieux : « Il y a un truc !  »

Lequel ? L’exemple d’une façon d’être au monde sans doute et cette façon joyeuse dont Ilan Halévi subvertissait les appartenances au profit des solidarités. Depuis l’adolescence, il se vivait comme un métèque générique, s’identifiait à tous les damnés de la terre et défiait les rigidités identitaires.

En le voyant danser, les yeux clos, happé par le rythme d’un orchestre de jazz des Antilles, comme lors de cette soirée de décembre 2009 donnée en l’honneur des vingt ans du prix Carbet à la Martinique, on se disait qu’il était aussi un peu antillais, de même qu’il fut, à travers la musique et de façon empathique, un Noir à Harlem.

[1] Ilan Halévi, Allers-retours, Paris, Flammarion, 2005. Il est également l’auteur de Question juive : la tribu, la loi, l’espace, Paris, Minuit, 1981 et de Face à la guerre. Lettre de Ramallah, Arles-Paris, Actes Sud, 2003.

[2] Ilan Halévi, Allers-retours, op. cit., p. 33.

[3] Jean-Loup Amselle, L’Occident décroché. Enquête sur les postcolonialismes, Paris, Stock, 2008, p. 56.

[4] Ibid., p. 53-56.

[5] Ilan Halévi, Allers-retours, op. cit., p. 102.

[6] Le Cape Town Opera, qui a transposé le contexte originel de la Grande dépression en Caroline du Sud dans un township des années 1970. Représentation au Deutshe Oper Berlin, à l’été 2008.

[7] Alain Albert, The Crossing, New York, George Brasiller, 1964, Londres, Heinemann, 1965, traduction française  : La traversée, Paris, Seuil, 1965.

[8] Cité en quatrième de couverture de l’édition Heinemann (trad. N.L.).

[9] Abiola Irele, «  Happenings in the Mind  », Transition n° 21, 1965, p. 53.

[10] Alain Albert, « L’Horaire  », Ecrire n° 8, 1960, p. b3- b44.

[11] Jean Cayrol, « Le Coin de table  », Ecrire 1, 1956.

[12] Alain Albert, « L’Horaire », op. cit., p. b27.

[13] Ibid., p. b44.

[14] Sarah Frioux-Salgas, «  Présence Africaine. Une tribune, un mouvement, un réseau », Présence Africaine. Les conditions noires : une généalogie des discours, Gradhiva n° spécial 10/2009, catalogue de l’exposition du Quai Branly du 10-11-2009 au 30-01-2010, p. 4-21.

[15] Jean-Paul Sartre, «  Présence noire, art. cit., p. 29.

[16] André Gide, «  Avant-propos  », Ibid., p. 6.

[17] Hugues Panassié, « Le mal blanc  », Ibid., p. 146.

[18] A propos de Mezz Mezzrow, voir ci-dessous chapitre 6.

[19] Alain Albert, «  Notes sur la décolonisation  », Présence Africaine, LIII, 1er trimestre 1965, p. 47-67.

[20] Dite aussi guerre de Kippour, qui opposa Israël à l’Egypte du 6 au 24 octobre 1973.

L’UJFP (Union juive française pour la paix) a publié, sur son site, deux hommages, signés Michel Warschawski et Youssef Bousoumah :
http://www.ujfp.org/spip.php?article2817

Ilan Halevi (1943-2013)

Notre camarade Ilan Halevi nous a quittés, et avec lui, c’est un chapitre important de la lutte de libération nationale palestinienne qui se referme.

Il y a un an exactement, nous partagions une tribune à l’Université d’été de l’Association France Palestine Solidarité (AFPS), et si son corps trahissait sa grande fatigue et ses nombreux dysfonctionnements, la clareté de ses propos restait la même que celle que j’avais connu pendant plus de quatre décennies. Quelques mois plus tard, c’est à l’hôpital que le rencontrais, encore plus affaibli, mais cette fois avec aussi une grande difficulté à s’exprimer clairement.

Nous n’héritons pas notre identité ; nous la créons, sur la base de quelques données génétiques et sociologiques, et cette identité est toujours multiple. Pourtant, je n’ai connu personne qui avait une identité aussi multiple qu’Ilan, à tel point que même ses plus proches s’y perdaient. Laissons lui une dernière fois la parole : «  je suis 100% Juif, je suis 100% Arabe ».

En décidant, après la guerre de 1967, de s’installer en Israêl, il choisit d’être 100% Israélien ; en rejoignant, en 1968, l’organisation de gauche antisioniste Matspen, il contribue a renforcer la cohérence anticoloniale de son programme et combat pour un soutien inconditionnel à la lutte de libération nationale palestinienne. Après avoir quitté, en 1974, Israêl, il rejoint les rangs de l’OLP et devient vite 100% Palestinien.

C’est dans les rangs de l’OLP et du Fatah dont il devient rapidement un membre de la direction qu’Ilan Halevi peut mettre en pratique son immense talent : dans l’écriture mais surtout par la parole et la polémique (il pratiquait couramment quatre langue et se débrouillait dans trois ou quatre autres), dans le domaine politique mais surtout dans la diplomatie. Son empreinte dans les négociations palestino israéliennes tout comme dans sa fonction de représentant du Fatah à l’Internationale Socialiste est indélébile, et sa capacité inégalée de persuasion a pu casser nombre de verrous destinés à isoler la Palestine dans la scène internationale. Il n’est pas exagéré de dire qu’Ilan Halevi a joue un rôle clé dans le long processus de reconnaissance de la Palestine par la Communauté Internationale. Ilan a consacre toute sa vie à la lutte, longtemps au détriment de sa famille et toujours au détriment de sa santé qu’il a laissé se détériorer sur l’autel de son engagement lui aussi a 100%. La Palestine vient de perdre aujourd’hui un de ses fils ; l’OLP un de ses dirigeants ; ses très nombreux amis, de Beyrouth à Paris, de Tel-Aviv à Bamako, de Ramallah à San Francisco pleurent un frère et un camarade.

Michel Warschawski.

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