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BASTA !

Via campesina : 200 millions de paysans s’unissent pour une autre agriculture

Par Patrick Piro

Article mis en ligne le jeudi 18 juillet 2013

A lire avec les photos :
http://www.bastamag.net/article3202.html

(17 juillet 2013)

Qui aurait prédit, il y a vingt ans, qu’un collectif de paysans deviendrait le plus grand mouvement social international ? Dans les années 1990, alors que triomphe l’agro-industrie, menaçant les petits agriculteurs de disparition, la Via campesina (la voie paysanne, en espagnol) relève le défi de défendre un autre modèle. Représentant plus de 200 millions d’agriculteurs dans 79 pays, le mouvement est parvenu à faire reconnaître au plus haut niveau la justesse de ses luttes, pour la souveraineté alimentaire des peuples et la promotion des semences paysannes, contre l’accaparement des terres ou la violence subie par les femmes.

Une onde d’émotion parcourt l’arène du Padepokan Pencak silat Indonesia, ce 12 juin 2013. Dans ce centre sportif de la banlieue de Jakarta, en Indonésie, dédié au silat (art martial national), la voix d’Elizabeth Mpofu s’élève crescendo et enflamme les quelque 500 participants, paysans venus de partout pour la conférence internationale que la Via campesina tient tous les quatre ans. Cette Zimbabwéenne de haute stature, jusque-là assez discrète, vient de faire éclater son charisme, alors que Henry Saragih, secrétaire général du Serikat petani Indonesia (Syndicat des paysans d’Indonésie, SPI) vient de lui transmettre pour quatre ans le mandat de direction de l’exécutif du mouvement international.

Pour la première fois en vingt ans d’existence, l’organe de pilotage de la Via campesina s’installe en Afrique [1], et sous la responsabilité d’une femme. Elizabeth Mpofu, qui préside le Zimbabwe smallholder organic farmers forum (Forum des petits paysans bio du Zimbabwe, Zimsoff), veut renforcer les actions pour mettre fin à la violence contre les femmes — l’une des campagnes majeures du mouvement —, pour donner plus de place aux jeunes en milieu rural et pour promouvoir les semences paysannes. Autant de thématiques déclinées ensuite dans les organisations paysannes nationales qui composent la Via campesina.

« Un véritable mouvement, pas un simple forum »

En 1993, le mouvement naissait en Europe de l’intuition de quelques agriculteurs syndiqués, qu’il fallait porter la voix de la petite paysannerie sur la scène internationale, afin de résister au laminoir d’une mondialisation néolibérale qui prenait résolument pied dans l’agriculture. À Jakarta, la Via campesina, participante assidue des forums sociaux mondiaux depuis leur origine, s’est imprégnée un peu plus de la conscience d’être devenue un acteur de premier plan de l’altermondialisation. Rafael Alegría, dirigeant d’une coopérative agricole hondurienne et cadre de l’époque pionnière, semble presque s’en étonner : « Nous sommes devenus le plus grand mouvement social international ! »

À Jakarta, 33 organisations ont rejoint la Via campesina, portant le nombre de ses membres à 164 [2], issus de 79 pays et représentant plus de 200 millions de paysans en Afrique, Asie, Amériques et Europe. « Nous sommes parvenus à nous doter d’une vision collective cohérente, il s’agit d’un véritable mouvement, pas d’un simple forum », souligne Paul Nicholson, dirigeant du syndicat paysan basque espagnol Ehne et l’une des âmes historiques de la Via campesina.

En première ligne face au système capitaliste

Dans la salle, Pablo Solon, ancien ambassadeur de Bolivie. Aujourd’hui directeur de l’ONG altermondialiste Focus on the global South (Bangkok), il assiste pour la première fois au rassemblement quadriennal, en observateur stratège. « La Via campesina est un mouvement avant-gardiste. Là où des réseaux syndicaux en restent souvent à des luttes catégorielles, ce mouvement a su s’engager bien au-delà des revendications paysannes et indigènes, remettant en cause le libre échange, priorisant le lien à la nature, menant campagne contre le dérèglement climatique, etc. Autant de luttes centrales pour affronter le système capitaliste aujourd’hui. »

En l’espace d’une demi-décennie, la Via campesina s’est trouvée en première ligne alors que montaient des assauts sans précédent contre l’agriculture paysanne. La crise mondiale des prix alimentaires de 2008, en partie due à la spéculation sur les céréales, a vu plusieurs centaines de millions de ruraux démunis rejoindre les rangs des personnes souffrant de la faim dans le monde. L’accaparement des terres agricoles a pris une ampleur inédite, expropriant des dizaines de milliers de petits paysans, qu’il s’agisse, pour des pays du Golfe ou d’Extrême-Orient, de faire produire une partie de leurs aliments en Afrique ou en Amérique latine, ou bien pour les pays du Nord de compenser leurs émissions de CO2 en plantant des forêts industrielles. « Nos initiatives sont aujourd’hui attendues par les autres mouvements sociaux et les ONG engagés sur ces luttes planétaires », signale Henry Saragih, l’ancien président. Pour le Mouvement des sans-terre brésiliens, l’un de ses membres les plus radicaux, la Via campesina se doit aujourd’hui d’être plus offensive pour assumer ce rôle nouveau dont les contours se dessinent.

La souveraineté alimentaire comme étendard

Depuis l’origine, le mouvement revendique, comme un étendard, la souveraineté alimentaire des peuples — le droit à choisir leur alimentation et à en garantir un approvisionnement local et indépendant. Cette idée est aujourd’hui admise au plus haut niveau, comme le démontre un message vidéo transmis à l’assemblée par Olivier de Schutter. « Dans le monde, 2,6 milliards de personnes dépendent de la petite agriculture. C’est là qu’il faut investir pour le futur, en soutenant des modèles qui protègent les écosystèmes », professe le Rapporteur spécial pour le droit à l’alimentation des Nations unies, qui tient la Via campesina pour un partenaire incontournable dans la conquête de la souveraineté alimentaire. « Même si cette bataille culturelle n’est pas encore gagnée dans les milieux urbains, qui persistent souvent à considérer l’agriculture industrielle comme une voie d’approvisionnement privilégiée, en dépit de ses échecs répétés », regrette Josie Riffaud, de la Confédération paysanne, le syndicat français membre du mouvement international, avec la Confédération nationale des syndicats d’exploitants familiaux (Modef).

Le mouvement revendique bien plus qu’une fonction de pôle de résistance. Interlocuteur de plus en plus reconnu des institutions internationales [3], la Via campesina est aussi aujourd’hui à la pointe de l’expérimentation de terrain en agro-écologie : une cinquantaine de centres de formation ont éclos en son sein depuis cinq ans à peine, enseignant des techniques douces et durables de protection des sols, de gestion de l’eau et des intrants naturels, de conservation de variétés locales, d’association de cultures. La Via campesina est aussi particulièrement fière de sa campagne contre la violence subie par les femmes, « une des plus audacieuses et des plus importantes que nous ayons menées », souligne un communiqué. Selon Paul Nicholson, « la transformation de la société rurale n’est pas qu’une question de modèle agricole. Elle n’acquerra sa plénitude que si les femmes peuvent y prendre toute leur place ».

Texte et photos : Patrick Piro

Notes

[1] Le mouvement s’organise de façon décentralisée au sein de 9 régions. La coordination entre les régions est gérée par le Comité de Coordination International qui est constitué d’une femme et d’un homme élus par les organisations membres de chaque région. Le secrétariat opérationnel international se déplace selon une décision collective prise tous les 4 ans par la Conférence Internationale. Il est passé de la Belgique (1993-1996) au Honduras (1997-2004) pour s’installer ensuite en Indonésie jusqu’en 2013.

[2] La Via campesina dénombre 15 organisations membres en Afrique, 7 en Amérique du Nord, 40 en Amérique du Sud, 35 en Asie, 27 en Amérique Centrale, 13 dans les Caraïbes, 27 en Europe. Source

[3] Notamment auprès de la Fao (agence des Nations Unies pour l’agriculture et l’alimentation), du Fida (Fonds International de Développement Agricole), de l’Onu (Organisation des Nations Unies), du Gfar (Forum Global pour la Recherche Agricole) et du Pnud (Programme des Nations Unies pour le Développement).

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