Une tribune pour les luttes

CQFD n°112 (Juin 2013)

Venezuela
Cecosesola : la réflexion permanente !

par Simon Grysol

Article mis en ligne le dimanche 15 septembre 2013

Avec les liens et l’iconographie :
http://cqfd-journal.org/Cecosesola-la-reflexion-permanente

mis en ligne le 11/09/2013

Plutôt que de s’extasier sur le prétendu modèle chaviste du Venezuela, les observateurs de « gauche » devraient parfois décaler leur regard sur le côté. Dans l’État de Lara, un réseau coopératif mène sa barque autogérée depuis 40 ans avec un millier de travailleurs et des dizaines de milliers de membres. Reportage.

«  La force du peuple réside dans son union. » Le slogan est inscrit le long d’un vieux bus hors service des années 1960 qui stationne fièrement à l’entrée de la centrale de coopérative des services sociaux de Lara, appelée Cecosesola. À l’origine, Cecosesola s’est constitutée à travers dix coopératives du centre-ouest du Venezuela qui se sont fédérées dans une structure commune en 1967, à l’origine pour créer un service funéraire. Désormais, développant un réseau de santé, plusieurs marchés alimentaires, des caisses d’épargne et de crédit, une société de transport, des coopératives agricoles et de productions diverses, la centrale est devenue incontournable pour des dizaines de milliers de personnes de la ville de Barquisimeto et de ses alentours.

Au total, une cinquantaine d’organisations «  communautaires » rassemblent 1 200 travailleurs et 20 000 associés. Le salaire est le même pour tous et un fonds d’aide solidaire a été créé en cas de maladie ou de coups durs. Cecosesola est complètement indépendante, à la fois des banques comme du gouvernement. Jorge, un ancien de l’organisation, est catégorique : « Notre projet est autogestionnaire, il n’y a pas d’argent du gouvernement, et nous n’en voulons pas. Nous avons créé notre propre système d’auto-financement. »

Marchés populaires et réseau de santé

Les marchés populaires appelés ferias sont l’une des activités centrales du réseau. La feria centrale, la plus importante, est à la fois un marché de fruits et légumes et un supermarché social qui couvre tous les produits. Une grande partie de l’approvisionnement provient des dizaines de coopératives agricoles et des « unités de production communautaires » qui appartiennent au réseau Cecosesola [1]. De prime abord, cet immense hangar aux allures de supermarché discount, avec ses 180 caissiers faisant face à de longues files d’attente, ne paye pas trop de mine. Mais le fonctionnement coopératif, les prix «  solidaires  » souvent 30 % inférieurs aux prix du marché, le microphone communautaire où chacun peut aller dire un mot ou encore les caisses de soutien aux luttes indigènes sont parmi les détails qui changent considérablement l’impression initiale…

Du côté de son réseau de santé, Cecosesola ne fait pas non plus dans la demi-mesure : après plusieurs années de travaux et la récolte des millions de bolivars nécessaires à leur financement, le « centre intégral coopératif de santé  » a ouvert ses portes dans l’Ouest populaire de la ville, en 2009. Ils avaient déjà six centres de soins à leur actif, voici désormais un grand hôpital ouvert pour toute la population – ce qui en fait le plus important de cette ville d’un million d’habitants – avec tous les services nécessaires et davantage : de la chirurgie à la médecine chinoise.

Loin de fanfaronner sur les chiffres de sa réussite – 50 000 familles approvisionnées en produits agricoles, 150 000 visites annuelles dans leur réseau de santé –, pour les membres de Cecosesola, la priorité n’est pas celle-là. Jorge, qui travaille à l’hôpital, insiste : «  Nous croyons que le succès économique de Cecosesola vient du fait que ce n’est pas notre intérêt principal !  » C’est avant tout une «  expérience communautaire de transformation sociale ».

Une coopérative sans patron

Petit retour dans le temps. En 1974, le réseau coopératif est encore organisé de façon traditionnelle : la direction dirige, les travailleurs obéissent. Mais lorsque le gérant de l’époque s’autorise un léger détournement de fonds, les coopérateurs lancent une AG extraordinaire : les chefs sont virés. De nouveaux mandatés favorisent alors un changement de cap. Au fil des ans, ils s’engagent «  à réduire l’organisation verticale, pyramidale des organisations [du réseau] » et des réunions périodiques ont lieu entre les travailleurs associés, raconte Jorge « afin de réfléchir à ce que nous voulions  ». Aujourd’hui Cecosesola n’a plus de direction, plus de gérant, aucun signe de hiérarchie formelle.

Jesús, un jeune s’occupant de la gestion des ferias, raconte que « dans le travail quotidien, il n’y a pas de surveillant, tout fonctionne au travers de la conversation, en réunion, et en dehors des réunions. Pour certaines activités, il y a des groupes de coordination, qui sont rotatifs entre tous les travailleurs : la transmission de l’information entre eux permet que ce soit le collectif qui s’instruise, se responsabilise, se dynamise  ». De la même manière, si chacun a un poste principal, une personne peut être affectée dans un centre de soins et tenir une caisse dans une feria certains jours. Le but est qu’ils « partagent tous les mêmes fonctions, les mêmes connaissances et une vision globale et intégrée de leur coopérative ».

«  La solution à tous les problèmes est dans la discussion permanente. Nous nous réunissons donc de nombreuses fois, au moins 3 ou 4 fois dans la semaine  », explique Jorge. Un travailleur peut ainsi y consacrer autour de 20 % de son temps de travail [2], entre les réunions de secteur pour l’organisation du travail quotidien et les réunions de gestion qui concernent l’ensemble de Cecosesola et qui peuvent rassembler jusqu’à deux cents personnes. Quant à la prise de décision, elle se fait par consensus, de manière «  à lui donner plus de force  ». Chose rare à signaler, toutes les réunions se font sans ordre du jour et sans animateur. Sourire aux lèvres, Jesús admet que «  pour les gens qui viennent nous voir, nos réunions paraissent un peu folles ! »

Le plus troublant est peut-être l’absence de règles écrites. Tout repose sur la transmission verbale. Ainsi la règle tacite est que chacun participe à une réunion par semaine minimum, mais ce n’est inscrit nulle part : pas de charte, pas d’organigramme, pas de texte qui définisse l’organisation collective. De la même manière le contrat de travail est banni de Cecosesola, « car nous pensons que nous sommes une communauté et nous travaillons donc sur la base de la confiance et non dans la méfiance  ».

Au sein même de Cecosesola, l’école coopérative Rosario Arjona matérialise l’importance donnée à la réflexion et à la discussion. Son animation se fait à tour de rôle, et Jorge et Jesús sont dans l’équipe du moment. «  Ici c’est comme le carrefour des chemins, le réseau qui fait Cecosesola ». Chaque nouveau prétendant y passera quinze journées de formation à son entrée dans la coopérative. Dans cette école d’apprentissage, il s’agit autant d’intégrer les principes de fonctionnement que de «  partager une culture commune  ». Les publications [3] éditées par l’école tentent de rendre compte de la trajectoire de leur «  organisation en mouvement » qui se base sur « l’analyse permanente et la systématisation des expériences de vie au quotidien  ». Jorge admet que c’est un processus qui prend du temps, et qu’il ne faut pas se tromper : «  Ici ce n’est pas un paradis, encore aujourd’hui il y a des coopératives partenaires de Cecosesola qui fonctionnent avec un président-directeur, le vote… Nous sommes une organisation constituée de nombreuses petites organisations, et nous en formons une seule mais pas d’une manière uniforme, avec des rythmes d’évolution différents. »

Un processus de transformation social

«  Nous sommes dans une société qui est marquée par la méfiance, la compétition, la hiérarchie, la pyramide  » et Jesús admet que «  tous et toutes sont des fils et des filles de cette civilisation et de cette société capitaliste  ». Ainsi, une partie des réflexions menées concerne l’analyse de la culture vénézuélienne, considérée comme un mélange de la « culture patriarcale occidentale  » et de cultures ancestrales. C’est pour eux un préalable puisque « tout processus de transformation devrait partir et s’appuyer sur ce que nous sommes et non sur ce que nous aimerions être  ». Et de penser ainsi le coopératisme comme «  un mode de vie », une façon de s’organiser permettant «  l’union et la lutte du peuple » au-delà du simple cadre de Cecosesola. D’où la nécessité répétée de faire naître « des relations solidaires dans la production et l’émergence de la possibilité d’un processus auto-organisé, d’une organisation ouverte et flexible, en permanent mouvement [4] ».

Les coopérateurs de Cecosesola soutiennent que «  la décadence d’un processus autogestionnaire se manifeste quand le groupe reste dans le monde des choses […] et qu’il ne se préoccupe pas d’alimenter son processus interne, pour analyser collectivement les relations qui se jouent dans le travail quotidien  ». Ainsi « La relation patron-ouvrier, la tendance au profit individualiste, font partie de notre culture. Il ne s’agit pas de comportements externes à nous-mêmes. Par conséquent, éliminer la présence du patron n’est pas suffisant [5] ». Jorge, en vieux briscard, conclut l’entretien par ce résumé : «  La concurrence c’est : “je dois gagner ce que ça te coûte”. La compétition c’est “je gagne pendant que tu perds”. Nous, nous voulons construire un monde où tout le monde gagne ! »

Remarques

Pour une critique bien sentie du régime bolivarien, lire : « Venezuela, à la recherche du processus révolutionnaire »,La Brique, mai-juin 2013.

Avec la participation de Diane et Sandie

Notes

[1] Il y a ainsi des organisations «  partenaires » et des coopératives créées à l’initiative de l’entité Cecosesola qui en dépendent directement, représentant 550 travailleurs, dont notamment les ferias, le réseau de santé et de transport. D’où des possibles différences de fonctionnement.

[2] Selon les auteurs de «  Cecosesola ou l’Autogestion totale  », hors-série du Monde Libertaire, mai 2013.

[3] Rechercher une convivialité harmonique (2003), Construire ici et maintenant le monde que nous voulons (2007) et Vers un cerveau collectif ? (2009).

[4] Tiré du livre de l’école, Construire ici et maintenant le monde que nous voulons.

[5] Idem.


CQFD n°114, en kiosque à partir du 14 septembre 2013

Les articles sont mis en ligne au fil de l’eau après la parution du CQFD d’ensuite. D’ici-là, tu as tout le temps d’aller saluer ton kiosquier ou de t’abonner (http://cqfd-journal.org/Ce-qu-il-faut-debourser) ...

Au sommaire du 114

Le dossier : Drogues, la guerre perdue

À l’instar de celle contre le terrorisme, la lutte contre la drogue impulsée par les états-Unis, il y a quarante années, est cette autre guerre sans fin. Avec le développement de ce marché particulier – où la captation de clientèle est des plus pernicieuses –, il est vrai que l’usage des drogues peut jouer en partie comme mécanisme de pacification sociale par le bas par la sédation auto-administrée des consommateurs. Mais surtout, durant quarante années, la guerre à la drogue a renforcé la militarisation de certains pays et quartiers et provoqué une véritable incarcération de masse des « classes dangereuses ». Pourtant, dans cette stratégie de contrôle social à double tranchant et à mesure que le trafic de stupéfiants explose – jusqu’à constituer la part sombre de l’activité marchande et financière mondiale – de nombreux États, en Amérique du Sud notamment, ont depuis peu commencé à admettre que la guerre était perdue. Le tournant actuel du discours dominant, si l’hypothèse est bonne, serait d’abandonner en partie le tout-répressif contre les usagers pour une approche plus rationnelle et économique, alliant prévention et régulation du marché, ce qui permettrait au passage de récupérer d’énormes capitaux.

Le propos de ce dossier n’est pas de porter un regard – qu’il soit moralisateur ou complaisant – sur ce qui pousse des gens à se défoncer depuis la nuit des temps, mais sur ce que sous-tend, en termes d’hypocrisie et de gâchis à la fois humain et social, la politique actuelle de la drogue.


Uruguay : Le futur laboratoire de la dépénalisation ?
Petit pays de trois millions d’habitants pris en étau entre deux géants, l’Uruguay se pose en pionnier dans le projet de légalisation du cannabis. Pour l’heure, la loi, passée de justesse le 1er août à l’Assemblée (50 voix pour sur 96 après 14 heures de débats), devrait être entérinée d’ici la fin du mois septembre au Sénat. (Cet article est exclusivement sur le site de CQFD.)

Le futur est dans le chanvre Un rapide historique de la politique de prohibition des drogues dans le monde occidental permet de bien mettre en avant la responsabilité des états dans l’instrumentalisation du débat. Et nous éclaire sur leur prévisible revirement.

Régulation : Sortir du cercle vicieux À l’heure où le mouvement antiprohibitionniste apparaît relativement atone, Anne Coppel fait figure d’infatigable militante de la réduction des risques. Auteur de Drogues, sortir de l’impasse (éditions La Découverte, 2012) avec Olivier Doubre, elle répond aux questions de CQFD.

Economie : Quand l’argent part en fumée… Marché colossal d’un côté, guerre sans fin de l’autre, le commerce de la drogue remue des masses considérables d’argent. Interrogé par CQFD, l’économiste Christian Ben Lakhdar rectifie quelques contre-vérités sur ce business coincé entre caricature et omerta d’État.

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