Une tribune pour les luttes

Perpétuer les dominations

Entre pacification et brutalisation

Article mis en ligne le lundi 11 novembre 2013

Le texte qui suit, écrit il y a quelques mois et non publié, est aujourd’hui diffusé en soutien aux inculpés de l’incendie du centre de rétention du Canet. Dans un contexte de criminalisation des révoltes sociales, il répond à un besoin de rappeler où se situe la violence.

Partout en occident, la démocratie libérale, s’est imposée comme l’ultime forme d’organisation politique. Ses défenseurs les plus acharnés ont coutume de la décrire comme la marque de fabrique du « monde civilisé », recette qu’il faudrait appliquer à l’ensemble de la planète pour en finir avec la barbarie et l’univers de violence qui lui est associé. Mais qu’est-ce que cache cette promesse de « vie pacifiée » ? Un monde permettant l’épanouissement de chacun-e ? Ou son exact opposé : un monde d’exclusion qui nie tout réel conflit, toute possibilité de remettre en cause l’ordre établi et l’ensemble des dominations sur lequel il repose ? Car s’il y a un constat à faire aujourd’hui, c’est bien celui de notre impuissance à peser sur les décisions qui influent sur notre quotidien.

Le mode de production et consommation capitaliste s’est imposé comme le décor indiscutable faisant de chacun-e de nous des « sujets de l’économie » [1]. Dans ce décor, la compétition de tou-te-s contre tou-te-s offre un bel avenir aux discriminations de sexe et de race. « Il est évident que la démocratie n’est pas assimilable au capitalisme, mais -et ce n’est guère surprenant – elle est compatible avec la rivalité capitaliste. [...] La définition de l’humain impliquée par l’idéologie néolibérale – cette prétendue « concurrence » de chaque individu avec les autres pour la satisfaction de désirs égoïstes – est compatible avec la formule démocratique d’un homme abstrait, parce qu’elle lui fournit un contenu. À la question de savoir ce que cet être humain peut bien vouloir de si abstrait en général, la réponse paraîtra évidente : la sécurité, c’est-à-dire la protection de sa vie et de ses propriétés » [2]. Voilà peut-être une clé pour comprendre, l’omniprésence – à tous les échelons de la société - de la thématique sécuritaire érigée en « priorité ».
Questionner le « pacifisme » de nos États démocratiques passe évidemment par l’observation de la violence, symbolique [3] ou physique, exercée par les instruments de gestion et de contrainte que constituent les institutions politiques, le système scolaire, l’appareil judiciaire, les banques, les médias, les forces de l’ordre ou de « maintien de la paix ».

Entre pacification...

Pour défendre l’ordre établi, il est nécessaire de « pacifier » celles et ceux qui ont toutes les raisons de se mobiliser et de se rebeller : travailleurs face aux violences du marché, populations immigrées et personnes racisées face à la violence raciste ; femmes face à la violence sexiste, peuples colonisés face à la violence du rapport colonial.
« La politique, ce n’est plus quelque chose qui aurait avoir avec la division et le conflit, mais l’art du consensus. Ce n’est plus l’irruption du peuple dans et par la lutte, affronté à ceux qui le dominent, l’exploitent et parfois l’oppriment, mais la gestion et le contrôle, la « gouvernance », comme on dit aujourd’hui, c’est à dire la police au sens large du terme, pour préserver la « cohésion sociale » et « maintenir la paix civile » dans la cité. » [4] C’est dans ce cadre que la « participation citoyenne » est encouragée et ... étroitement canalisée. Le débat public national sur les nanotechnologies [5] tenu en 2009 en est un parfait exemple. Les décisions sont prises en amont, les débats ne modifient pas les projets initiaux. La participation des opposant-e-s est activement recherchée, faire participer c’est faire accepter. Sur le plan local, lors de la concertation des habitant-e-s sur des projets de restructuration urbaine, les mêmes mécanismes sont utilisés. Il est impossible de contester les orientations des « Opérations d’Intérêt National » qui fleurissent partout en France pour réaliser la « métropolisation » [6] des grandes villes. L’opposition à ces projets, menée par les habitant-e-s des quartiers touchés ou par les exploitant-e-s agricoles des terrains convoités, est encadrée au cours de « concertations de la population » qui ne permettent pas de contester sur le fond les projets (par exemple l’intérêt de construire un aéroport), mais uniquement de discuter des modalités de leur application. Les démarches juridiques ne sauront, elles aussi, peser face à « l’intérêt national », elles permettront tout au plus de « gagner du temps ».
Pour « pacifier » il faut criminaliser et isoler les secteurs en lutte. Dans les médias dominants (journaux, TV...), on parlera par exemple des « otages » d’une grève ; on assimilera à du terrorisme, toute activité contestataire non formatée par les voies de la représentation dominante.
La violence sociale subie par des ouvrier-e-s ou des habitant-e-s de cités est invisibilisée : « On ne parle guère, sinon sur le mode allusif, des violences d’ordre matériel, institutionnel ou symbolique infligées aux couches populaires dans une société de plus en plus inégalitaire, pas plus que de l’insécurité qui en résulte pour elles sur divers plans : professionnel, résidentiel, sanitaire, alimentaire, mais aussi psychologique et existentiel. En France, cette violence sociale s’aggrave pour les jeunes générations issues de l’immigration post-coloniale, des vexations racistes en tout genre (discrimination à l’embauche ou dans l’accès au logement voire aux équipements de loisirs, contrôles policiers à répétition, jugements iniques dans les tribunaux, loi contre le voile, etc.) suscités par leur « faciès » ou leur nom. » [7].
L’auto-organisation des collectifs discriminés est régulièrement dénigrée et disqualifiée lorsqu’elle est évoquée dans les médias ou commentée par les élus. Les accusations de « communautarisme » ne tardent jamais à pointer lorsque les mobilisations prennent de l’ampleur et parviennent à déranger. Si le combat contre les discriminations était mené avec la même énergie que les dénigrements et accusations de sectarisme, nous aurions progressé en termes de justice sociale. Or nous nous retrouvons avec des outils totalement inopérants : si le mobile du racisme est réprimé en théorie par la loi, il est très difficile pour les familles de victimes de crimes racistes de faire reconnaître les motivations racistes ayant conduit à l’assassinat de leur proche. Très souvent, leurs propres avocats, dans un souci d’efficacité face à ce que permet l’appareil judiciaire, les dissuadent de plaider le crime raciste de peur de « braquer le juge » [8]. C’est donc un acte isolé qui est jugé, la question de fond du contexte de ce crime qui engage une responsabilité collective, elle, passe à la trappe. Il en va de même du mouvement féministe dans ses combats contre le sexisme transversal à toutes les couches de la société. Il est accusé de diviser les prolétaires ou les communautés racisées. La plus grande partie de ce mouvement ne se contente pas des textes législatifs sur l’égalité des sexes. Ses critiques sans concessions des discriminations de genre - dont les femmes sont victimes et les hommes sont auteurs et/ou bénéficiaires - continuent d’être médiatiquement et socialement discréditées. Le sexisme ordinaire véhiculé par les blagues, l’industrie du divertissement ou la publicité reste, lui, valorisé.
« Pacifier », c’est prévenir et contraindre. Dissuader les « classes dangereuses » de perturber l’ordre urbain passe aujourd’hui par la mise en œuvre d’une architecture dite de « prévention situationnelle ». À la convivialité des places d’en temps se substituent des espaces inhospitaliers et vidéosurveillés où l’on est invités à « circuler ».
Sur le plan international, les outils de pacifications sont à rechercher du côté des budgets de coopération internationale où on se donne bonne figure en achetant la paix des révoltés, comme en Palestine où l’Union Européenne préfère financer à pertes une infrastructure pour l’Autorité Palestinienne – régulièrement détruite par Israël - plutôt que de prendre des sanctions contre l’État d’Israël.

... et brutalisation.

Le maintien de l’ordre capitaliste ne saurait se faire sans un arsenal carcéral, policier et militaire. « Dans les banlieues populaires [...] la guerre policière est devenue le mode normal de régulation sociale, démographique et spatiale de l’exploitation, de la reproduction et de contrôle de la force de travail employable ou non. » [9]. On se souvient du couvre-feux, des quadrillages policiers et des opérations commandos qu’ont connu Villiers-le-Bel [10] ou La Villeneuve à Grenoble.
La « gestion de l’immigration » ce sont des contrôles au faciès et des arrestations permanentes dans les gares, sur la voie publique ou dans les transports en commun. En 2012 près de 60.000 personnes ont été enfermées dans des « centres de rétentions » ; il y a eu 30.000 « reconduites à la frontières ».
Chaque jour, les indésirables sont violemment chassés des centres urbains. Les populations roms subissent le harcèlement policier et la destruction systématique de leur habitat. On se souvient des propos tenus par Philippe Douste-Blazy en juillet 2004, alors ministre de la santé : « Il faut que la rue devienne un enfer pour les prostitués et les SDF ».
La rue est aussi un enfer pour les femmes qui font face en permanence au harcèlement masculin. Les viols de dizaines de milliers de femmes en France chaque année sont à la fois une arme de répression sur celles-ci et de dissuasion pour toutes.
Lorsqu’ils réussissent à défier le pouvoir politique, en dehors des canaux de négociations autorisés, les conflits sociaux sont sévèrement réprimés à grand renforts de CRS, BAC et GIGN réunis. On peut mentionner les réquisitions musclées opérées dans les raffineries lors du mouvement des retraites, ou la détention de 500 manifestant-e-s sur la place Bellecour à Lyon durant ce même conflit.
Et il ne faudrait pas oublier la scène internationale où la France, par ses ventes d’armes, le partage de son « intelligence militaire » et ses interventions armées (Lybie, Mali pour les plus récentes) assure son accès aux ressources minières et pétrolifères et sa « position » dans le « concert des nations ».

b.

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Notes

[1Cf. Communisme : un manifeste. Collectif pour l’intervention. Éd. NOUS

[2Éloge du conflit, Miguel Benasayag et Angélique del Rey, La Découverte, 2007.

[3Selon une notion introduite par Pierre Bourdieu, la violence symbolique désigne le pouvoir d’imposer un système de pensée comme légitime à une population « dominée ».

[4Une violence éminemment contemporaine – Essais sur la ville, la petite bourgeoisie intellectuelle & l’effacement des classes populaires, Jean Pierre Garnier, Agone 2010.

[5Lire à ce sujet le tract « Vous aussi, organisez votre débat pipeau » disponible sur le site nanomonde.org

[6Concentration de l’activité économique sur des pôles d’attractivité pour répondre aux besoins de croissance du capital.

[7JP Garnier, op. Cit.

[8Lire à ce sujet : Rengainez, on arrive ! Chroniques des luttes contre les crimes racistes et sécuritaires, contre la hagra policière et judiciaire des années 1970 à aujourd’hui. Mogniss H. Abdallah

[9JP Garnier, op.cit.

[10Lire à ce sujet : Vengeance d’État, Villiers-le-Bel, des révoltes au procès, collectif angle mort, Ed. Syllepse.

[11Cf. Communisme : un manifeste. Collectif pour l’intervention. Éd. NOUS

[12Éloge du conflit, Miguel Benasayag et Angélique del Rey, La Découverte, 2007.

[13Selon une notion introduite par Pierre Bourdieu, la violence symbolique désigne le pouvoir d’imposer un système de pensée comme légitime à une population « dominée ».

[14Une violence éminemment contemporaine – Essais sur la ville, la petite bourgeoisie intellectuelle & l’effacement des classes populaires, Jean Pierre Garnier, Agone 2010.

[15Lire à ce sujet le tract « Vous aussi, organisez votre débat pipeau » disponible sur le site nanomonde.org

[16Concentration de l’activité économique sur des pôles d’attractivité pour répondre aux besoins de croissance du capital.

[17JP Garnier, op. Cit.

[18Lire à ce sujet : Rengainez, on arrive ! Chroniques des luttes contre les crimes racistes et sécuritaires, contre la hagra policière et judiciaire des années 1970 à aujourd’hui. Mogniss H. Abdallah

[19JP Garnier, op.cit.

[20Lire à ce sujet : Vengeance d’État, Villiers-le-Bel, des révoltes au procès, collectif angle mort, Ed. Syllepse.

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