Une tribune pour les luttes

« L’illégalité du travail sexuel en fait le terrain le plus favorable au pire libéralisme »

Par Morgane Merteuil, secrétaire générale du Syndicat du travail du sexe (Strass), en réponse au texte « Contre le Strass et son monde »

Article mis en ligne le samedi 23 novembre 2013

Publié le 6 novembre 2013

Par Morgane Merteuil, secrétaire générale du Syndicat du travail du sexe (Strass), en réponse au texte « Contre le Strass et son monde », à propos de la lutte des travailleurSEs du sexe et de la lutte contre le libéralisme. Dans un contexte de projet de loi pénalisant la prostitution, elle est accusée, avec son syndicat, de défendre les libertés de la bourgeoisie ultra-libérale.

Cher « amoureux de vivre à en mourir »

J’avais commencé à rédiger une longue réponse analysant ton texte, ses angles morts, ses amalgames, mais en fait j’ai pas envie, parce que dans le fond on est profondément d’accord.

Malgré ce que tu sembles croire, ma posture n’est en rien libérale. Si je me bats pour la décriminalisation du travail sexuel, c’est justement parce que l’illégalité, est, elle, le meilleur terrain du libéralisme, et de l’exploitation. Parce que nous sommes dans l’illégalité, on ne peut pas se battre contre nos exploiteurs sans risque de tout simplement perdre nos boulots.

Je vais te donner un exemple, tiré de mon vécu : j’ai bossé en bordel clandestin (officiellement un bar, en vrai un bordel). Même si les conditions de travail y étaient pas trop mal, qu’on était pas trop exploitées comparé à d’autres lieux du même genre, y aurait quand même eu des trucs à améliorer. Sauf que, on fait quoi quand déjà on sait qu’au moindre problème le bar va fermer et donc qu’on n’aura plus de boulot ? Rien. On accepte les conditions posées par le patron car c’est toujours mieux que de ne pas avoir de boulot du tout. (Tu es contre le travail ? Moi aussi. Mais je ne sais pas toi, mais moi j’ai un loyer à payer, un frigo à remplir. Le squat et la récup, j’ai connu : bouffer les déchets du capitalisme, je trouve finalement pas ça beaucoup plus subversif que de travailler dans un système capitaliste, en fait.)

Pareil pour les logements : comme c’est presque impossible de louer légalement un appart en tant que pute (déjà française, donc pour une migrante en situation irrégulière, je te laisse imaginer), parce que nos proprios sont considérés comme proxénètes. Alors on fait quoi ? On rentre dans les réseaux de location clandestins. Avec les surcoûts et la précarité (au sens où tu peux te faire virer du jour au lendemain) que ça engendre : déjà en contexte légal, le proprio peut t’expulser, et abuser de toi sous diverses formes, etc, il n’en reste pas moins qu’un locataire légal reste plus protégé face aux abus des proprios qu’unE locataire illégalE. Sauf que là aussi, quand c’est ça ou rien, tu prends « ça ».

Pareil pour les sites internet : considérés comme proxénètes, ceux qui nous permettent de déposer des annonces sont basés à l’étranger, et nous demandent des mille et des cents. C’est ça ou rien.

Comme tu le vois, c’est justement l’illégalité du travail sexuel qui en fait le terrain le plus favorable au pire libéralisme qui soit, et c’est pourquoi je me bats pour la décriminalisation du travail sexuel. Alors attention, je ne dis pas qu’en contexte légal, tout serait rose. Je n’ai jamais dit ça. Mais au moins, on pourrait se battre contre l’exploitation. Là, la seule bataille qu’on peut mener, c’est quitter notre activité pour aller nous faire exploiter légalement ailleurs. Quand on peut, ce qui est loin d’être toujours le cas. Et quand on veut, ce qui n’est également pas toujours le cas.

Ma position est donc loin d’être libérale que ce soit face aux exploiteurs (= ceux qui se font du fric sur nous) ou aux clients : si je me bats pour la fin de la répression, c’est aussi et justement pour avoir plus de pouvoir FACE À EUX. Pour qu’on puisse toujours mieux poser NOS conditions. Cela va à l’encontre de l’idée selon laquelle les hommes peuvent disposer des corps des femmes, justement. Puisqu’il s’agit de donner aux femmes le pouvoir de poser LEURS conditions, et non pas de laisser celles-ci fluctuer au gré de leur précarité et vulnérabilité.

Et tu as beau dire que les dominants défendent la prostitution, en fait c’est très peu le cas : ils défendent le droit à avoir leur pute à la maison (et la plupart des dominants les préfèrent en réalité lorsqu’elles sont gratuites), mais ce sont les mêmes qui vont appeler les flics pour virer les putes pauvres de leurs trottoirs… Donc ne mélangeons pas tout, et ne prenons pas pour agent comptant l’hypocrisie des dominants, de grâce.

Je suis comme toi, je préfèrerais un monde où on aurait pas besoin de bosser. Je préfèrerais un monde où les femmes auraient autant de pouvoir que les hommes dans la société (pouvoir sur elles-mêmes, sur leur vie, j’entends), seraient aussi libres, auraient autant de possibilités de choix. Ce n’est pas le cas. Alors oui, on se bat pour que ça le devienne. Mais en attendant on fait quoi ? On se bat pour les droits des femmes, des trans, des migrantes, oui. SCOOP : c’est ce qu’on fait entre autres au STRASS.

Et on se bat aussi pour qu’au moins, les personnes qui exercent cette activité, peu importent les raisons, n’aient pas en plus à subir la répression, et pour qu’elles aient un maximum d’outils pour se défendre face à l’exploitation. On se bat pour qu’elles n’aient plus à subir, en plus, la stigmatisation. Car oui, quand on me dit « je suis triste que tu vendes ton corps, je vais t’aider à ne plus le vendre », ce qu’on propose, c’est juste de le vendre d’une manière qu’on estime plus « digne », c’est de la stigmatisation, c’est du mépris. Faire de la prostitution une question spécifique, c’est forcément mépriser les putes, puisque dans la mesure où tout ce que vous avez à nous offrir, c’est un autre boulot qui participera tout autant au capitalisme et au patriarcat que le nôtre, votre position ne peut être que celle de personnes qui se croient, non pas à égalité avec nous, mais supérieures à nous. Qui pensent que leur position est forcément plus « enviable » que la nôtre. Elle peut l’être. De certains points de vue. Mais il n’y a pas de vérité universelle sur cette question je pense.

Entre être pute et cadre chez Bouygues, mon choix est vite fait. C’est mon point de vue. Si une femme veut bosser chez Bouygues, alors elle doit en avoir la possibilité ; en attendant au moins d’avoir démoli Bouygues, et toute la société capitaliste de sorte qu’on aura plus à se demander où c’est préférable d’aller bosser. En attendant, je vois beaucoup moins de personnes motivéEs pour aller sauver les travailleurSEs de Bouygues, ou à mépriser celles et ceux qui luttent à l’intérieur d’entreprises pourries pour, au moins, y améliorer leurs conditions de travail.

Alors tu peux mépriser cette démarche, et nous dire que ce qu’on aurait de mieux à faire ce serait juste de quitter l’industrie du sexe, et d’aller travailler dans quelque chose de « mieux », ou, enfin, de nous « arracher une vie qui mérite d’être vécue, sans capitalisme, sans riches, sans pauvres, sans machos, sans clients, sans État et sans argent ».

Très bien, mais en attendant tout ton discours ne consiste qu’à dire : « vous n’avez pas de pain ? mangez donc de la brioche »

Comme quoi, la mentalité bourgeoise est souvent cachée où on ne l’attend pas.

Morgane Merteuil

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Vos commentaires

  • Le 12 décembre 2013 à 11:17, par Christiane En réponse à : « L’illégalité du travail sexuel en fait le terrain le plus favorable au pire libéralisme »


    Les anarchistes et la prostitution : perspectives historiques

    Francis Dupuis-Déri
    http://gss.revues.org/2775

    Aujourd’hui, les réseaux anarchistes en Amérique du Nord et en Europe sont traversés par des débats portant sur la prostitution. Une analyse des discours anarchistes au sujet de la prostitution de la fin du xixe siècle au milieu du xxe siècle permet de dégager, au-delà de la diversité, certaines perspectives convergentes et les tendances les plus prononcées. La majorité des anarchistes semble partager l’avis que c’est la misère provoquée par le capitalisme qui pousse les femmes pauvres à se prostituer. Pour plusieurs, la prostitution peut être comparée au mariage ou à un métier rémunéré, mais elle reste la forme d’exploitation la plus injuste et la plus violente. Quant aux solutions, les anarchistes du passé ont exécuté des proxénètes, encouragé les prostituées à se syndiquer, ou tenté de les aider à se sortir de la prostitution par la création d’ateliers autogérés ou de centres d’hébergement.

    Plan
    Le capitalisme comme contexte économique
    Un métier comme les autres
    Le mariage comme prostitution
    Prostitution et amour libre
    Solidarité anarchiste
    Conclusion

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