Une tribune pour les luttes

Féminisation de la langue : quelques réflexions théoriques et pratiques

Article mis en ligne le jeudi 12 décembre 2013

A lire avec les liens et les commentaires :
http://cafaitgenre.org/2013/12/10/feminisation-de-la-langue-quelques-reflexions-theoriques-et-pratiques/#comments

Publié le 10/12/2013

Les personnes lisant régulièrement ce blog auront sûrement remarqué que j’essaie au maximum d’éviter d’employer le masculin universel (j’explique ci-dessous ce que j’entends par là). Je voudrais tenter d’expliquer pourquoi (c’est le côté théorique) et surtout comment, par quelques réflexions liées à mon parcours sur cette question et à ma pratique comme féministe, blogueuse, mais aussi comme prof de français langue étrangère. Cette pratique est en évolution constante. Alors que j’étais d’abord extrêmement réticente, je me suis habituée à ces graphies à force de lectures et d’échanges militants, et j’aurais du mal aujourd’hui à faire marche arrière.

Ces théories et pratiques rencontrent énormément de résistances. J’ai pu m’en rendre compte à chaque fois que j’ai évoqué, ici ou sur Twitter, des questions liées au sexisme dans le langage. Je ne dis pas que toutes les personnes qui m’ont opposé ce genre de discours sont d’immondes sexistes ; la plupart affirment n’avoir aucun problème avec le principe de l’égalité. Le plus souvent, ces résistances viennent de la part des personnes qui ne supportent pas que l’on "touche" à la langue telle qu’elles la connaissent et telle qu’elle est codifiée par les grammaires. Plus profondément, elles sont liées à la difficulté à reconnaître que le langage est politique et que le masculin universel n’est pas du neutre (la catégorie ne s’applique pas aux personnes en français) mais bien du masculin ; j’y reviens ci-dessous.

J’ai bien conscience que traiter ce genre de sujet va m’attirer plein de remarques sympathiques en commentaire. C’est toujours le cas quand les féministes parlent de la langue. On nous reproche de nous tromper de combat, de nous attaquer à des futilités ; et dans le même temps la levée de boucliers que cela suscite confirme l’importance du sujet de la féminisation. Si vous êtes tenté·e de m’opposer ces arguments, essayez 1) d’abord de réfléchir à cela 2) de lire l’article en entier et 3) de vous demander pourquoi il est tellement important pour vous qu’on ne "touche" pas à la langue. Merci d’avance…

Ah oui, dernière chose : je suis agrégée de Lettres Modernes, j’ai l’intention de faire un doctorat en linguistique et j’enseigne actuellement le français à l’étranger. D’expérience, je sais que certain·e·s auront une furieuse envie de m’expliquer la grammaire française : vous pouvez vous abstenir. Re-merci.

Une dernière remarque avant de commencer, à propos du titre : le terme de "féminisation" pour désigner ces pratiques n’est pas forcément adapté. L’idée est, avant tout, de rendre la langue moins masculine, en partant du principe que l’on refuse le masculin universel. Des expressions comme "langage non-genré" ou "langage neutre" ne me conviennent pas non plus. Le genre, entendu comme pur phénomène grammatical, n’est pas dépassable en français, difficile donc de prétendre à un langage non-genré ; en revanche, en ce qui concerne la désignation des personnes, il est absolument nécessaire de réaliser que le genre a une dimension idéologique, que je vais expliciter. Des procédés de neutralisation sont possibles, mais un langage "neutre" n’est pas l’objectif. L’objectif, au contraire, est de mettre fin à l’invisibilisation du féminin dans la langue comme dans la société.

Objectifs et justifications théoriques

Le sujet me tient à coeur, j’ai déjà écrit plusieurs posts à ce sujet. La bibliographie est très vaste, mais je ne veux pas trop m’attarder ici sur l’aspect théorique de la question. Je cite quelques travaux de référence à la fin de ce billet.

Pour commencer : quel est le problème ? Le problème est que, en français, l’homme est considéré comme l’être humain par définition et la femme comme l’exception. Quelques exemples :

- Un groupe peut être constitué de 99 femmes et 1 homme, il est cependant admis que l’on s’adresse à ce groupe en disant "Merci à tous d’être venus". On apprend aux femmes qu’il est normal que le féminin soit inclus dans le masculin ; c’est pour cela que les féministes parlent d’invisibilisation du féminin. Imaginez deux secondes qu’on fasse l’inverse : ces messieurs se sentiraient certainement privés de leur virilité. On l’apprend dès l’école primaire : "le masculin l’emporte sur le féminin". Il s’agit apparemment d’une manière anodine de décrire le fonctionnement de la langue ; ce serait oublier que la langue est un produit culturel et a donc une histoire. La primauté du masculin sur le féminin s’est imposée au XVIIème siècle et a été justifiée ainsi : "lorsque les deux genres se rencontrent, il faut que le plus noble l’emporte" (Abbé Bouhours, 1675) ou encore : "le genre masculin est réputé plus noble que le féminin à cause de la supériorité du mâle sur la femelle" (Beauzée, grammairien, 1767 – références ici).

- Le terme "hommes" peut désigner un groupe d’êtres humains, quel que soit leur sexe ; le terme "femmes" ne désigne que les êtres humains de sexe féminin. "Homme" peut donc avoir un sens spécifique (être humain de sexe masculin) et un sens générique (être humain tout court). Le mot homme vient du latin homo, qui signifie "être humain", l’homme de sexe masculin étant vir (qui a évidemment donné viril). Dans Le Sexe des mots, la linguiste Marina Yaguello commente ainsi cette évolution :

En fait, on a tellement l’habitude de voir le masculin "absorber" grammaticalement le féminin qu’on pourrait croire que le sens générique est second, alors qu’il est historiquement premier. L’homme a en quelque sorte "confisqué" symboliquement la qualité d’être humain à son profit. (…) Et c’est donc personne, grammaticalement féminin mais sémantiquement indifférencié, qui doit être employé comme terme générique. D’ailleurs, aucune femme ne dit jamais en parlant d’elle-même : "Je suis un homme." En revanche, un homme peut dire : "Je suis une personne."

- Les noms de métiers et de fonctions restent largement utilisés au masculin. Il semble donc normal à la majorité de dire "Madame le ministre" ou, pour ma mère, de se décrire comme "directeur des Ressources Humaines".

L’identification de ce problème ne date pas d’hier. Hubertine Auclert demandait ainsi en 1898 si, pour faire pendant à l’Académie Française, "une élite féminine ne pourrait pas [...] constituer une Assemblée pour féminiser les mots de notre langue, rectifier et compléter le dictionnaire, faire enfin que le genre masculin ne soit plus regardé, dans la grammaire, comme le genre le plus noble. [...] L’omission du féminin dans le dictionnaire contribue, plus qu’on ne croit, à l’omission du féminin dans le code (côté des droits)" (Le Radical, 18 avril 1898).

Le lien entre invisibilisation (ou "omission") du féminin dans la langue et dans la société paraît évident. En revanche, aucune féministe ne prétend que modifier la langue permettrait, de manière quasi-magique, de faire évoluer la société. Ce serait une position aussi naïve que l’argument ô combien de fois entendu : "il faut d’abord faire évoluer la société, la langue suivra d’elle-même". La plupart des gens refusant que l’on "touche" à la langue ne sont pas d’immondes misogynes ; leur problème, c’est que l’on révèle le politique dans leur langue, qu’on lui retire son enrobage "naturel" et qu’on mette en évidence l’idéologie qui y est à l’oeuvre.

Il faut donc féminiser la langue, c’est-à-dire mettre fin à l’invisibilité du féminin. Pour cela, plusieurs solutions sont possibles. Personne n’a jamais été forcé de les utiliser ; au contraire, tout au plus les instances de pouvoir formulent-elles des "recommandations" ou des "directives" pour la féminisation de la langue, avec l’efficacité que l’on sait. En voici quelques-unes, telles que j’essaie de les appliquer dans la vie de tous les jours. Je parlerai ensuite d’une solution qui permet de dépasser le binarisme masculin/féminin.


Des solutions en pratique

- Féminisation des noms de métiers et des titres : en voilà une qui ne devrait pas poser de problème, d’autant qu’il existe nombre de directives et rapports sur le sujet ; pourtant les réticences restent très importantes. Rien n’empêche apparemment d’utiliser un article féminin avec le terme épicène "ministre", ou de parler de "directrice des Ressources Humaines", le terme "directrice" étant attesté depuis très longtemps. J’essaie donc de féminiser un maximum ces noms. Parfois cela pose problème : on ne sait pas très bien s’il faut dire "auteure" ou "autrice". Le premier a ma préférence parce qu’il ne crée aucune différence à l’oral et la transformation est minime à l’écrit ; le second est étymologiquement plus correct mais peu entendu et vous vous exposez donc à des commentaires. Les arguments contre la féminisation des noms de métiers sont bien faibles (si l’on excepte le neutre, que j’ai déjà évoqué) : on vous dira que "c’est moche", que "ça fait mal à l’oreille", que c’est étrange. On vous dira certainement que ce n’est pas dans le dictionnaire ; le terme n’y entrera pas tant qu’il ne sera pas rentré dans l’usage… L’argument le plus utile que j’aie entendu contre le terme "écrivaine" était que "ça rime avec vaine". Et "écrivain" rime avec… L’absence de familiarité est le principal motif de ces arguments. Mais ce n’est pas parce qu’un mot est rare ou vous paraît laid qu’il ne faut pas l’utiliser ; sinon, vous pouvez aussi refuser de parler de cucurbitacées, ça vous regarde.

- A l’écrit, au lieu d’employer le masculin universel, on peut aussi inclure délibérément le féminin dans le terme ou dans la phrase. Prenons l’exemple d’un email envoyé à un groupe d’ami·e·s : la solution "normale" serait de commencer en disant quelque chose comme "chers amis". Vous pouvez aussi employer une conjonction ou une virgule : "chères amies, chers amis" (avec le masculin en premier ça marche aussi, mais il faut bien varier un peu…). Il existe également plusieurs procédés permettant d’inclure féminin et masculin dans la graphie (l’écriture) d’un mot. Illustration avec le mot "ami" :

les parenthèses : les ami(e)s
les tirets : les ami-e-s
les points médians : les ami·e·s
les majuscules : les amiEs
la barre oblique : les ami/e/s.

L’impression créée par ces procédés peut varier. La parenthèse est à mon avis à éviter : mettre le féminin en évidence, ce n’est pas le mettre entre parenthèses… Les tirets fonctionnent de manière équivalente mais me semblent moins problématiques. La barre oblique est souvent lourde, surtout pour les mots au pluriel, mais elle reste la solution la plus claire pour des formes comme "instituteur/trice". Les points médians sont de loin, quand ils sont possibles, ma solution préférée, car ils n’interrompent presque pas la lecture. Les majuscules peuvent poser un problème de compréhension pour une personnes non initiée (la première fois que j’ai rencontré cette graphie, j’ai cru qu’il s’agissait d’insister sur le fait qu’il ne s’agissait que de femmes).

Ces graphies peuvent paraître lourdes mais au moins elles évitent d’écrire le mot deux fois. Elles constituent de plus une prise de position claire, ce qui n’est pas pour me déplaire.

- Les pronoms de 3ème personne peuvent aussi poser problème. Avec des pronoms démonstratifs, on peut facilement utiliser un "et" : "celles et ceux". C’est beaucoup plus difficile avec des pronoms personnels : il et elle, ils et elles…

- Il reste évidemment la possibilité (assez rare malheureusement) d’employer des noms et adjectifs épicènes (ne distinguant pas le masculin et le féminin), comme enfant, collègue, artiste, brave, magnifique… Ne reste plus qu’à féminiser le déterminant, si besoin est. C’est cette solution qui est recommandée par le gouvernement québécois

Problèmes rencontrés

Tout ce que je décris peut paraître difficile à faire, mais croyez-moi, ça devient une habitude. A partir du moment où l’on prend conscience du fonctionnement du masculin universel, ça devient même une nécessité.

Comme je l’ai écrit plus haut, certaines solutions et certaines formes peuvent poser problème. De manière générale, il me semble que la lourdeur est un sacrifice acceptable pour le but recherché, mais si elle peut être évitée c’est évidemment toujours mieux (par les points médians ou "et" notamment). Il faut de plus faire attention à être systématique. J’ai récemment lu un tweet commençant par "tous les manifestant-e-s" : bel effort, mais il aurait fallu aller jusqu’au bout et écrire "tou-te-s". S’arrêter à mi-chemin n’a pas grand-sens.

Je rencontre aussi des problèmes dans ma pratique de l’enseignement du français à des étudiant·e·s britanniques. Maintenant que je suis tellement sensibilisée à la question, j’ai énormément de mal à employer le masculin universel en m’adressant à elles et eux (<-) ou dans les documents que je leur donne. Je dois cependant garder à l’esprit qu’on attend qu’ils et elles emploient les formes communément admises ; de plus, je ne veux pas leur rendre l’apprentissage du français encore plus compliqué qu’il ne l’est déjà… Je m’arrange donc pour commencer mes mails par "chères étudiantes, chers étudiants" (ou encore mieux, "bonjour"), et pour employer des formes épicènes ou facilement féminisables ("Vous êtes français-e et vous écrivez au journal Bidule…").

Dépasser le binarisme ?

Ces pratiques posent également un problème d’ordre théorique, dans la mesure où elles reconduisent voire renforcent le caractère binaire et contraignant du genre. Cela peut poser problème à tout un chacun, mais en particulier aux personnes trans*, à celles qui ne s’identifient pas à un genre déterminé, à celles qui conçoivent le genre comme un spectre plutôt que comme une alternative, etc. Ce n’est pas mon cas mais je regrette tout de même le caractère rigide de l’alternative masculin / féminin.

Depuis plusieurs années se développent de nouvelles morphologies (linguistiques) et graphies permettant de relâcher un peu ce carcan. C’est surtout le cas avec les pronoms de 3ème personne. On pourrait qualifier ces nouvelles formes de neutralisantes : elles ne sont pas neutres mais leur intérêt réside dans le processus de perturbation du genre. C’est le cas des pronoms personnels ille (au lieu de il et elle), illes, elleux (elles et eux), ou encore du démonstratif celleux. Certaines formes ne sont cependant reconnaissables qu’à l’écrit (ille et illes).

Je n’ai commencé à les employer que très récemment et je le fais très rarement, avec des personnes que cela ne risque pas trop de surprendre. J’y trouve de nombreux avantages : elles sont plus fluides et économiques, pourrait-on dire, que les procédés décrits plus haut ; elles évitent, comme je l’ai dit, le binarisme du genre : elles le perturbent par la coalescence du masculin et du féminin au lieu de présenter une alternative. Surtout, j’ai été surprise par leur effet libérateur à l’écriture.

Les inconvénients me semblent négligeables. On pourrait objecter que ces formes peuvent poser des problèmes de compréhension ; à l’écrit, cependant, il ne faut guère de temps pour comprendre ce dont il est question quand on rencontre une de ces formes pour la première fois, et on s’y habitue vite.

Plus encore que les procédés de féminisation, la neutralisation représente une prise de position qui n’est pas forcément facile à assumer dans tous les milieux. C’est sûrement l’inconvénient majeur. Mais, de même que les graphies féminisantes se répandent hors des milieux militants, peut-être que celles-ci n’y resteront pas cantonnées.

Cet article ne se veut pas du tout exhaustif. N’hésitez pas à le compléter en commentaire avec vos propres pratiques d’écriture !

AC Husson
Pour me contacter via Twitter : https://twitter.com/A_C_Husson

Quelques références :
Donzel, Marie, "Chèfe d’entreprise, vous trouvez ça laid ?", blog Ladies and Gentlemen, 15 décembre 2012.
Houdebine, Anne-Marie (éd.), La féminisation des noms de métiers. En français et dans d’autres langues, L’Harmattan, 1998.
Michard, Claire, Le sexe en linguistique. Sémantique ou zoologie ?, L’Harmattan, 2001.
Paveau, Marie-Anne, 2002, "La féminisation des noms de métiers : résistances sociales et solutions linguistiques", Le français aujourd’hui, 2002/1, en ligne : http://www.cairn.info/revue-le-francais-aujourd-hui-2002-1-page-121.htm.
Yaguello, Marina, Les mots et les femmes, Payot, 1978.
Yaguello, Marina, Le Sexe des mots, Seuil, 1995.
Wittig, Monique, "La Marque du genre", La Pensée Straight, Amsterdam, 2007, p. 103-111.

+ En pratique :
Sur le site de l’Office québécois de la langue française, une "webographie sur la féminisation et la rédaction épicène ;
sur Rebellyon, "Pourquoi et comment féminiser ses textes ?"

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