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BASTA !

Saint-Valentin : dans les coulisses pas très romantiques du business de la rose

par Ivan du Roy

Article mis en ligne le vendredi 14 février 2014

http://www.bastamag.net/Saint-Valentin

14 février 2014

(...)

La route de la rose mène en Afrique

Si les Pays-Bas continuent d’alimenter le marché de la rose, le vieux continent en importe la plus grande partie. D’Amsterdam, où arrivent par avion les colis de fleurs, la route de la rose nous emmène ensuite vers les pays qui bordent l’équateur : en Afrique de l’Est d’abord, au Kenya (31% des importations européennes de fleurs coupées, des roses dans leur grande majorité) et en Éthiopie (12%). En Amérique latine ensuite, principalement en Équateur (8%) et en Colombie (7%). L’ensoleillement et l’altitude y permettent de cultiver des roses toute l’année.

Lorsqu’un joli bouquet arrive chez vous, la probabilité est donc grande qu’il soit composé de roses kényanes. Elles auront voyagé environ 72h, et parcouru plus de 7 000 km. Les roses sont d’abord coupées dans un champs à proximité du lac Naivasha (à 2000 mètres d’altitude), où se concentre la plus grande partie des plantations horticoles du pays. Elles sont ensuite transportées dans des camions réfrigérés pour éviter qu’elles ne se dégradent. Puis prennent l’avion, destination Amsterdam. Les deux tiers seront vendus aux enchères à des grossistes qui les revendront à des fleuristes indépendants, à des enseignes comme Interflora, Florajet ou Monceau fleurs, qui les commercialiseront via leur réseau de détaillants, ou à des grandes surfaces. D’autres prendront directement la route vers un atelier, comme celui d’Aquarelle dans l’Oise, où elles seront assemblées en bouquets par une centaine de salariés. Pour être à leur tour livrées à leurs destinataires, quelque part entre Dunkerque et Perpignan, quitte à reprendre l’avion. A chaque étape, la chaîne du froid doit être maintenue pour éviter que les roses ne fanent trop vite.
Fermes et serres géantes de 5 000 ouvrières

C’est dans les années 90 que de grands groupes investissent dans des fermes florales le long de l’équateur : la compagnie fruitière états-unienne Dole Food en Amérique latine, des compagnies britanniques, néerlandaises ou indiennes au Kenya puis plus récemment en Éthiopie. Au bord du lac Naivasha, des fermes géantes peuvent employer jusqu’à 5 000 travailleurs. Ce business mondialisé de la rose a bien évidemment des conséquences sociales et écologiques. Le coût climatique n’est pas forcément le problème le plus grave : même en incluant le transport aérien vers l’Europe, une rose kényane émet six fois moins de CO2 qu’une rose néerlandaise, qui fleurit à l’abri de serres chauffées au gaz naturel [3]. «  La dépense énergétique engendrée par l’achat d’un bouquet de 25 roses, équivaut à une balade en voiture de 20 kilomètres  », estimait cependant un article de Terra Eco [4].

Au Sud, d’autres problèmes se posent. La ville de Naivasha a ainsi dû faire face à l’afflux de travailleurs pour les plantations et de leurs familles : en deux décennies, sa population est multipliée par 40, passant de 6 000 à 240 000 habitants ! Les infrastructures ne suivent évidemment pas. Les écoles accueillent 80 enfants par classe, les lits d’hôpitaux doivent être partagés à deux. Les tensions s’accroissent entre locaux et migrants. Et les conditions de travail dans les plantations sont particulièrement pénibles. En Colombie, «  les heures de travail peuvent être longues, jusqu’à 60 heures par semaine », avec « six à dix heures supplémentaires par jour durant la saison de pointe dans les semaines précédant la Saint-Valentin  », décrit en 2010 une ONG québécoise, le Comité pour les droits humains en Amérique latine (la moitié des fleurs importées par le Canada viennent de Colombie).
3 centimes par rose pour les employées des plantations

En Afrique de l’Est, les salaires des employés des serres – principalement des femmes – ne suffisent pas à couvrir les besoins de base, constate une étude de l’organisation Women Working Worldwide réalisée auprès de 38 000 femmes travaillant dans des fermes horticoles en Afrique de l’Est [5] : entre 59 et 94 dollars par mois pour une ouvrière kényane, entre 28 et 46 dollars pour une Éthiopienne. Lorsqu’un consommateur en Europe achète une rose à 1,5 €, seulement 0,03 € arrivera dans la poche de ceux qui l’ont fait pousser, soit 2% du prix de vente final. Une rose est vendue 0,12 € à la sortie de la ferme. Après son arrivée à Amsterdam, elle est achetée 0,8 € par les détaillants. Entre les deux bouts de la chaîne, le coût se répartit entre les marges des éventuels intermédiaires, ainsi que le prix du transport, surtout aérien [6].

A cette faible rémunération du travail, s’ajoutent des risques importants pour la santé, causés par l’usage intensif de pesticides et d’engrais chimiques. « En Colombie, on utilise une moyenne de 200 kilos de pesticides par hectare, soit le double de la quantité utilisée aux Pays-Bas pour la même superficie, et environ 75 fois plus que l’agriculture conventionnelle dans les pays industrialisés  », pointent les Québécois. « En Équateur, nous avons observé plusieurs cas de travailleuses atteintes de cancer vers 45 ans. Comme elles n’étaient pas déclarées, elles n’avaient droit à rien  », raconte Christophe Alliot, qui s’était rendu sur place dans le cadre d’une mission de Max Havelaar, l’une des principales organisations de commerce équitable. En France, pas moins de 26 herbicides, insecticides et fongicides peuvent être épandus sur les cultures de fleurs.

Vers l’assèchement du lac Naivasha ?

Les roses sont aussi gourmandes en eau : 7 à 13 litres sont nécessaires pour qu’un bouton arrive à maturité. Résultat : le niveau du lac Naivasha, où les fermes puisent leur eau, baisse inexorablement. Une baisse « qui coïncide avec le début des cultures horticoles dans la région en 1982 », estime une étude de l’Unesco, publiée en 2010. Une recherche plus récente menée conjointement par l’Université de Bonn (Allemagne) et de Twente (Pays-Bas) montre que le lac ne serait plus qu’à 60% de son volume initial. Le second lac kényan connaîtra-t-il le funeste destin de la mer d’Aral ? Le péril pèse aussi bien sur l’économie de la rose, sur les habitants de la zone, que sur les tribus pastorales masaï dont les troupeaux viennent s’abreuver sur les rives du lac. En attendant, la situation «  crée des tensions entre les éleveurs et les fermes capitalistiques  », pointe Christophe Alliot.

(...)

Notes

[1] Selon la dernière étude de référence disponible, publiée par FranceAgriMer en 2009, 190 millions de roses ont poussé en France – une production en déclin depuis 20 ans – et plus de 470 millions ont été importées. 65% des fleurs coupées achetées sont des roses.

[2] En son sein, la France arrive en quatrième position, derrière les Pays-Bas, l’Italie et l’Allemagne, au coude à coude avec l’Espagne.

[3] Comparative Study of Cut Roses for the British Market Produced in
Kenya and the Netherlands, Department of Natural Resources Cranfield University (février 2007).

[4] Article publié en 2007, à lire ici en accès abonné.

[5] Achieving a Living Wage for African Flower Workers, printemps 2013.

[6] Source : A Study on the Kenyan-Dutch Horticultural Supply Chain, une étude publiée en mai 2012 par le ministère de l’économie néerlandais.

[7] Nous avons également contacté par courriel Interflora, qui n’a pas répondu.

[8] Florimark MPS, la certification la plus répandue, Fair Flowers Fair Plants (FFP), Ethical Trade Initiative (ETI), Flower Label Program (FLP) et les normes des Fairtrade Labelling Organizations (FLO) avec le label Fairtrade (Max Havelaar) destiné au consommateur.

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