Une tribune pour les luttes

TEMOIGNAGE

Cicatrices éternelles

Article mis en ligne le samedi 28 mai 2005

Un soir d’été, loin de la maison familiale, j’appris par ma mère que je devais continuer mes études supérieures en Russie. Instantanément, je fus pris de peur et de satisfaction. De fait, mes sentiments étaient mêlés et je redoutais l’inconnu. Le sacrifice que mes parents avaient décidé de consentir pour mon éducation m’enchantait et me conférait une grande responsabilité.

Mon départ avait été prévu pour le 03 novembre 1996, à l’aéroport de Douala. Je quittais pour la première fois mes proches, pour une durée plus ou moins déterminée. Les jours et les nuits passaient à une vitesse folle. Je souffrais, mais le cachais à mes proches. Il faut dire que depuis la classe de seconde, j’étais souvent absent de la maison et mon départ prochain n’apaisait pas mes angoisses.

J’étais anxieux, triste, déchiré, perturbé, traumatisé ... : l’idée de quitter les miens me faisait mourir. Mais, je savais qu’en refusant de couper le cordon ombilical, je décevrais mes parents.

La veille de mon voyage, il y eut une réunion de famille où je reçus des conseils et la bénédiction des uns et des autres. Ce fut un moment émouvant !

Vint le jour tant attendu et je ne pus retenir mes larmes, tenant l’album photo de ma famille, et me sentant bien seul dans la foule hétérogène. Personne n’avait eu la possibilité de m’accompagner à l’aéroport, et dans ma ciboule perturbée tout se mélangeait. Ce ne fut que le début d’un long et interminable calvaire.

Je pris mon vol pour Moscou. Nous fîmes escale à Malte et c’est là que je fis un constat amer. Le simple fait d’être « Noir » alertait de manière significative les services de sécurité, c’était la première fois que je me rendais compte de ma différence. J’avais vécu avec des Blancs, des Noirs, des Jaunes et des Rouges mais je n’avais jamais été mis à l’indexe. En ce qui me concerne, je ne voyais que des Hommes ! La culture et l’éducation que j’avais reçues n’avaient pas attirés mon attention sur la différence raciale. D’ailleurs, pour moi, nous étions tous des Hommes et la couleur de la peau n’avait pas d’importance. Qu’un mouton soit blanc, noir, beige, roux, ... on ne fait pas de différence !!! Ce sont des moutons ! La logique des choses m’imposait une telle conception.

Après une escale de deux heures et demie, je repris ma place en classe économique à bord d’un avion soviétique, dont le confort était comparable à celui des vieux avions de l’armée de l’air irakienne pendant la guerre du Golfe. Nous arrivâmes à Moscou et mon passeport fut soumis à une inspection de près de deux heures. Quand je voulus savoir ce qui se tramait, je fus confronté à la barrière linguistique. Le soldat qui m’avait interpellé me fit comprendre dans un anglais approximatif et limité, mais d’un ton décisif et sévère, qu’il en avait assez de laisser des singes entrer et gambader dans son pays ! De plus, il m’apprit que j’étais soupçonné d’être un trafiquant de faux passeports. J’étais abasourdi ! Je croyais rêver ! Il ne voulait rien entendre ! Aucune question ne me fut posée et j’attendais la décision de son supérieur hiérarchique. Il m’autorisa à m’asseoir et pendant l’attente je fis des prières. Je demandais à l’Etre suprême de me sortir du pétrin. Je transpirais et tremblais de peur et ma voix avait disparu.

Finalement, mes prières furent entendues et l’on me laissa pénétrer sur le territoire russe. Le représentant de la firme qui avait négocié mon contrat d’étude était venu m’accueillir. Nous sortîmes de l’aéroport et heureusement le froid n’était pas au rendez-vous. J’en fus très content, surtout après la torture morale que j’avais subie.

Nous passâmes la nuit dans un foyer estudiantin à Moscou. Bien que mon visa fût à jour, il me fut déconseillé de mettre le nez hors de ma chambre. Les consignes étaient formelles : La milice avait ses propres lois et ne travaillait pas toujours dans un cadre légal. De plus, un nouveau ’’suspect’’ constituait une belle prise pour arrondir les revenus mensuels.

Nous quittâmes Moscou le 04 novembre 1996 pour Saint-Pétersbourg. Je n’avais pas eu la possibilité d’appeler ma famille et cela me faisait de la peine. Malgré la fatigue, le sommeil était absent et mon appétit avait totalement disparu.

Nous arrivâmes à l’ex-Leningrad tard dans la nuit et fûmes accueillis par un incident. Au rez-de-chaussée de l’immeuble où j’allais passé six années, était couchée une vieille femme, à même le sol, sous le regard indifférent des passants. Elle avait été battue par son fils, qui lui demandait de libérer l’appartement, afin qu’il puisse y vivre avec son épouse. J’étais stupéfait ! Jamais je n’aurais imaginé qu’un enfant puisse porter la main sur sa mère fusse t-elle vieille ! Quel diable avait donné le courage à cet homme ? Quelle éducation ? Ce fut le choc total mais devant l’attitude plutôt calme du directeur qui m’accompagnait, je fus doublement consterné. Il avait certainement assisté à des scènes plus horribles. Je commençais à pressentir que je n’avais pas de place dans ce nouveau pays. Mes regrets se reportèrent alors sur l’incident de l’aéroport. Avais-je commis une erreur en demandant l’aide du Seigneur ? Le reste de mon séjour allait me permettre d’y voir plus clair.

Je n’eus pas le temps, surtout, de contrôler mes émotions. La concierge dont je fis la connaissance deux ans après, nous fit signe de déguerpir avant l’arrivée de la milice. Mon instinct me dirigea vers l’ascenseur. Peu après, on m’annonça que je devais être placé en quarantaine. En fait, l’administration m’obligeait à repasser un contrôle médical. Aucune chambre n’était prévue pour m’accueillir ! Le directeur m’hébergea pendant près de trois semaines. Une fois les résultats des analyses médicales connus, je fus inscrit et enregistré dans le fichier central de l’Office des migrations.

Je trouvais qu’il était normal de me soumettre aux examens médicaux. Mais le fait d’être traité comme un vulgaire cobaye, froissait mon amour propre. La visite chez le médecin me donna un sentiment de dégoût. Certains médecins et infirmières, bien que protégés par des gants avaient très peur de me toucher et me regardaient avec une certaine curiosité. On me posa des questions par l’intermédiaire du directeur.
- Avez vous eu des rapports sexuels juste avant votre départ ?
- Viviez vous dans la jungle ?
- Aviez-vous des lions domestiques chez vous ?
- Pourquoi venez vous étudier en Russie ?
- Avez vous le sida ?
- Etes vous atteint de la malaria ?...

Pourquoi ces hommes et femmes intelligents et instruits, me posassent-ils des questions aussi ridicules ? Si j’étais à l’hôpital, c’était pour qu’ils vérifient l’authenticité des résultats de mes analyses médicales faites et contrôlées par l’Ambassade de Russie au Cameroun avant mon départ. Du moins, c’était la version officielle des autorités administratives. Après la visite médicale, je fis part de mes inquiétudes à certains des thésards qui connaissaient le pays. Ils éclatèrent de rire. Je ne trouvais pas que mon histoire tellement drôle, mais ils riaient tellement que je fus découragé de leur poser d’autres questions qui me taraudaient le cerveau.

Les résultats de mes analyses furent transmis à l’Université. J’étais déclaré sain par les spécialistes russes et l’on pouvait me donner une chambre. On me la fit visiter. C’était une chambre de douze mètres carré que j’allais partager avec un autre étudiant. Elle était dans un piteux état ! Je vis deux lits à ressort placés de part et d’autre de la chambre. C’étaient des lits de soldat. Les matelas avaient une épaisseur de cinq centimètres chacun. J’étais horrifié. Le directeur utilisa son influence et j’eus une chambre moins détériorée. Je fis le nettoyage et défis mes bagages. Enfin, je pouvais dormir après trois longues semaines.

Je voulais retourner au Cameroun face à l’incertitude. J’en parlai au directeur et il me fit comprendre que si tel était le cas, l’Université ne me rembourserait pas. J’insistai mais la réponse fut négative. La fin de novembre arrivait et le froid commençait à se faire sentir. Il me fallait acheter un chauffage et les vêtements appropriés. Mes économies étaient très modestes. Ma famille avait versé plus de trois mille dollars américains pour ma scolarité et je savais qu’elle aurait du mal à se sacrifier d’avantage. Il me fallait trouver du travail ! Le plus vite possible. Mais comment faire dans un pays où je ne connaissais ni la langue ni les mœurs ? La barrière linguistique était omniprésente, dressée tel le mont Cameroun et infranchissable.

Mes cours d’apprentissage de la langue russe débutèrent en décembre. Il fallait réapprendre à lire et à écrire. Je fus très réticent mais la persévérance, la curiosité et l’amour des langues étrangères me portèrent leurs fruits. Les cours étaient intensifs et de bonne qualité. Le talent des professeurs n’avait aucune similitude avec la médiocrité des locaux dans lesquelles j’ingurgitais de nouvelles connaissances. Le russe était très riche et gratifiant ! J’absorbais les notions émises et passais des nuits à lire et à écrire. Je ne voulais plus m’imaginer dans cette école maternelle à prononcer des syllabes et à gober tout ce qu’on me disait. Hélas, je n’avais pas le choix ! Il fallait d’avantage se creuser les méninges pour espérer obtenir une autonomie.

L’attente se faisait longue, la peur de l’inconnu me terrassait et l’incertitude me dévorait l’esprit.

...En été 1998, je fis la connaissance de ma future épouse, qui faisait des études pour devenir chorégraphe professionnelle. Je vécus avec elle, et finalement nous nous sommes unis de manière officielle. L’événement demeura incompréhensible aux yeux des autres, à mes compatriotes, aux quelques membres de sa famille, aux voisins, aux « amis ». Notre amour ne rencontra que mépris, condescendance, insultes, terreur.

Dans la plupart des cas, il y eut souvent des agressions physiques et une curiosité parfois malsaine. Il se fragilise, se consolide, se dissipe, se reconsolide. Bref, dans cette ambiance où les immigrés sont traités comme des animaux curieux, nous étions maintenus bien en marge de la société. Toute relation entre les différentes communautés et les Russes de « souche » y est perçue comme une insupportable transgression voire un crime ou une trahison. En fait, dans ce climat plutôt hostile, même pour ceux qui s’aiment très fort, déclarer son amour reste un pas très difficile à franchir. Le sentiment réciproque d’amour, ne suffit pas à lui seul pour maintenir l’équilibre ou l’épanouissement des mariages jugés « contre nature » par la société...

En décembre 2002 quand vint enfin l’occasion de poursuivre mes études supérieures en France, j’avais plein d’espoirs et mon enthousiasme cachait mes inquiétudes. En fait je fuyais quelque chose pour aller vers l’inconnu. Cet inconnu qui m’enchantait et me faisait peur à la fois. J’aurais tant aimé que tout soit plus clair, plus simple plus prévisible. Mais hélas ! Je ne pouvais me reposer que sur l’incertitude. Je fis la connaissance de la ville de Marseille, sans avoir toute fois l’occasion d’admirer son charme et apprécier sa mosaïque culturelle. Au bout de quelques rencontres je compris que je n’avais pas tort de redouter l’inconnu. Il fallait que je m’y fasse tout en pensant à ma petite famille restée à Saint-Pétersbourg... ( à suivre)

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