Une tribune pour les luttes

La misère de l’entrepreneur

« L’étape finale de la classe moyenne - De la petite bourgeoisie au capital humain universel » - Robert Kurz

Traduit de l’Italien par Sedira Boudjemaa

Article mis en ligne le mardi 25 novembre 2014

La version italienne de ce texte de Robert Kurz est publiée sur le blog de Franco Senia (Florence) :
http://francosenia.blogspot.fr/2014/11/la-miseria-dell.html

Depuis le milieu des années 1980, le discours postmoderne a prévalu dans la discussion théorique globale de près de deux décennies, principalement à gauche. La critique de l’économie politique a été remplacée par la critique de la langue, et l’analyse des relations matérielles objectives, de l’arbitraire de l’interprétation subjective, au lieu de l’économisme traditionnel de gauche a prévalu un culturalisme de gauche simpliste et a substitué au conflit social l’effet d’annonce de la simulation médiatique. Dans le même temps, cependant, la situation s’est radicalement altérée. La crise économique frappe maintenant, même en Occident, de larges pans de la société, qui avaient auparavant été épargnés. Et c’est pour cette raison que la question sociale se retrouve dans le discours intellectuel. Mais les interprétations conservent une pâleur considérable et semblent décidément anachroniques. La polarisation entre riches et pauvres, en s’exacerbant de façon si imparable, ne trouve pas encore sa place dans un concept nouveau. Si le concept marxiste traditionnel de « classe » rencontre là une circonstance favorable soudaine, c’est plus un signe d’impuissance. Dans la conception traditionnelle, la « classe ouvrière », qui produit la plus-value, a été exploitée par la "classe capitaliste" à travers "la propriété privée des moyens de production." Aucun de ces concepts n’est capable de décrire avec précision les problèmes actuels.

La nouvelle pauvreté ne vient pas de l’exploitation dans la production, mais de l’exclusion de la production. Ceux qui sont encore employés dans la production capitaliste régulière font déjà partie des relativement privilégiés. La masse problématique et « dangereuse » de la société n’est plus définie par sa position dans le « processus de production », mais à partir de sa position dans les domaines secondaires, dérivés, de la circulation et de la distribution.

Il s’agit des chômeurs de longue durée, des bénéficiaires de l’aide sociale ou d’un service à bas-coût dans le domaine de la sous-traitance, jusqu’aux entrepreneurs de la misère, les vendeurs de rue et les collecteurs d’ordures. Ces formes de reproduction sont, selon des critères juridiques, de plus en plus irrégulières, dangereuses et souvent illégales ; l’emploi est irrégulier, et les revenus sont sur le seuil du minimum nécessaire pour l’existence, ou même en dessous.

La "classe capitaliste", d’autre part, peut encore moins être définie au sens ancien, selon les paramètres de la classique "propriété privée des moyens de production.". Tant dans l’image de l’appareil d’Etat et des infrastructures, que dans l’image des grandes entreprises de capitalisation par actions (maintenant transnationales) le capital apparaît, à certains égards comme socialisé et anonyme ; il se révèle être abstrait, et non comme la forme personnalisée de la société dans son ensemble. Le « Capital » n’est pas un groupe de propriétaires juridiques, mais le principe commun qui détermine la vie et l’action de tous les membres de la société, non seulement extérieurement, mais aussi dans leur propre subjectivité. Dans la crise, et par le biais de la crise, advient encore une fois une mutation structurelle de la société capitaliste, qui dissout les anciennes situations sociales, apparemment claires. Le cœur de la crise réside dans le fait que les nouvelles forces productives de la microélectronique dissolvent le travail, et avec lui, la substance du capital lui-même. En raison de la réduction toujours accrue de la classe ouvrière industrielle, se crée toujours moins de plus-value réelle. Le capital monétaire fuit vers les marchés financiers spéculatifs, une fois vu que les investissements dans de nouvelles usines ne sont pas rentables. Alors que certaines parties croissantes de la société hors de la production se paupérisent ou tombent dans la pauvreté, de l’autre côté ne se réalise qu’une accumulation simulée du capital par l’entremise des bulles financières.
Bien sûr, cela n’a rien de nouveau, puisque ce développement signe deux décennies de capitalisme mondial. Mais il est maintenant nouveau que la classe moyenne dans les pays occidentaux soit également affectée. Barbara Ehrenreich avait déjà publié en 1989 un livre sur "l’angoisse de la classe moyenne avant la chute". Mais le problème a été retardé pendant une décennie entière, alors que la conjoncture économique est basée sur les bulles financières depuis les années quatre-vingt-dix, avec l’impulsion donnée aux technologies de l’information et des affaires sur Internet, qui a été en mesure de libérer une fois de plus de nouveaux mirages de déploiements. L’effondrement de la nouvelle économie et l’éclatement des bulles des actifs financiers en Asie et en Europe, et en partie également aux Etats-Unis, commencent maintenant, à partir des années 2000, à rendre effective une chute brutale de la classe moyenne, déjà redoutée auparavant.

Mais qu’est-ce que cette classe moyenne, et quel est son rôle dans la société ? Au XIX° siècle, le monde des classes sociales était encore simple et transparent. Entre la classe capitaliste, c’est-à-dire, des propriétaires privés des moyens de production sociale et la classe des salariés, qui ne possèdent rien d’autre que leur force de travail, se trouvait la classe des soit-disant petit-bourgeois. Cette ancienne classe moyenne se distinguait par la possession de petits moyens de production (laboratoires, entrepôts de commerce, magasins, etc.) dans lesquels elle employait principalement sa propre force de travail et celle de sa famille, pour vendre ensuite leurs propres produits sur le marché. L’attente de la part des marxistes orthodoxes reposait sur la disparition lente de ces « petit-bourgeois » du fait de la concurrence des grandes entreprises capitalistes, en se fondant dans la classe des travailleurs industriels salariés jusqu’à ce que la société ne soit plus constituée que par les deux pôles des classes principales, la bourgeoisie et le prolétariat.

Mais au début du XX° siècle déjà avait eu lieu au sein de la social-démocratie allemande le célèbre débat entre Bernstein et Kautsky sur la « nouvelle classe moyenne ». Ces derniers se référaient à certaines fonctions techniques, économiques et intellectuelles qui étaient le résultat du processus de socialisation capitaliste. Avec la hausse de la composante scientifique dans la production et l’expansion correspondante des infrastructures (gestion, ingénierie, formation et éducation, système de soins de santé, système de communication, publicité dans les médias, instituts de recherche, etc.) avait proliféré une nouvelle catégorie sociale, qui, selon l’ancien schéma n’était « ni viande, ni poisson ». Il ne s’agissait pas de capitalistes, puisqu’ils ne représentaient aucun grand capital monétaire ; et il ne s’agissait pas non plus de classiques petits-bourgeois, parce qu’ils ne disposaient pas de leurs propres moyens de production et se composaient en grande partie de salariés ou de travailleurs autonomes purement formels ; pourtant, il ne s’agissait pas non plus de prolétaires, parce qu’ils étaient employés en tant que fonctionnaires du développement capitaliste des forces productives dans tous les domaines de la vie, et non en tant que « producteurs directs ».

Il y avait bien sûr, déjà au XIX° siècle, des enseignants et d’autres fonctionnaires publics comme ces fonctionnaires de l’économie d’entreprise que Marx aurait décrits comme « officiers et sous-officiers du Capital ». Mais, numériquement, ces catégories sociales pesaient si peu qu’elles ne pouvaient que difficilement être appelées « classe ». Et c’est seulement avec les nouvelles exigences du capitalisme du XX° siècle que les fonctions correspondantes se sont massifiées, au point de représenter une nouvelle classe moyenne. Dans le débat marxiste lié au début de cette évolution, Kautsky a essayé de faire entrer en force les nouvelles classes moyennes dans le vieux schéma, en les incluant d’une certaine manière dans le prolétariat, alors que Bernstein a voulu voir dans ce phénomène social une stabilisation du capitalisme, qui aurait permis une politique réformiste modérée.

Dans un premier temps, Bernstein parut avoir raison pour un long moment. La nouvelle classe moyenne s’était révélée de plus en plus clairement une catégorie sociale distincte de la classe ouvrière traditionnelle, et pas seulement quant à son contenu et ses lieux d’activité, mais également sous son aspect économique. Barbara Ehrenreich mentionne comme critère le fait que pour ces personnes l« eur statut social se basait plus sur la formation que sur la propriété de Capital en titres ou d’autres biens matériels ». Ainsi que leur constitution a exigé une longue période, jusqu’à 30 ans de vie ou plus, et a dévoré d’énormes ressources, la qualification plus élevée a augmenté la valeur de la force de travail bien au-delà d’autres variations intermédiaires.

C’est dans ce contexte qu’un concept riche de conséquences a trouvé son origine, à savoir : celui de « capital humain ». Ingénieurs employés, spécialistes du marketing, planificateurs des ressources humaines, médecins libéraux, thérapeutes, avocats, enseignants payés par l’Etat, scientifiques et travailleurs sociaux « sont », en un sens, doublement du capital. D’une part, grâce à leur qualification ils se rapportent stratégiquement au travail d’autres personnes, en le dirigeant et en l’organisant dans le sens de la valorisation du Capital ; et d’autre part, ils se rapportent en partie (surtout en qualité de professionnels libéraux ou de fonctionnaires dirigeants) à leur propre performance et, donc, avec eux-mêmes sous la forme de « capital humain », en tant que capitalistes au sens de leurs « auto-valorisations ». La nouvelle classe moyenne ne représente pas le Capital sur le plan des moyens de production de matières exportables ou de fructification de l’argent, mais elle le représente sur le plan de la qualification organisée aux fins du processus de valorisation, à un niveau élevé d’application de la science et de la technologie.

Au cours du XX° siècle, se sont formées de nombreuses nouvelles fonctions de ce type, et la nouvelle classe moyenne a augmenté de plus en plus, en termes numériques. En particulier, le développement après la Seconde Guerre mondiale, ainsi que de nouvelles formes de production fordiste et l’industrie des loisirs, a conduit à une explosion complémentaire dans cette direction ; il était évident que dans la plupart des pays, le quota d’étudiants augmentait de génération en génération. Le mouvement étudiant dans le monde en 1968 a montré l’importance croissante de ce secteur social ; cependant, cela a été aussi le premier signe de crise. Si jusque-là, la mise en place de la nouvelle classe moyenne avait en fait stabilisé le capitalisme, dans le sens où l’entendait Bernstein, et l’avait lié à des réformes progressives, commençait dès lors un processus de déstabilisation.

En fait, le nouveau chômage structurel de masse dans le sillage de la troisième révolution industrielle et de la mondialisation du capital, avait frappé initialement principalement les producteurs industriels directs. Mais on pouvait déjà voir que la nouvelle classe moyenne ne serait pas épargnée. L’ascension de cette classe avait été accompagnée, à bien des égards, par l’expansion des infrastructures publiques, des systèmes d’éducation et de la bureaucratie de l’État-providence. La crise de la valorisation industrielle réelle a conduit à une crise financière de l’État de plus en plus grave. Soudain, de nombreux domaines qui étaient auparavant considérés comme de superbes réalisations ont commencé à apparaître comme un luxe inutile et un poids mort.

On diffuse le slogan « faire maigrir l’État » ; les financements de l’éducation et de la culture, de la santé et bien d’autres institutions publiques ont été coupés ; ce qui a donné lieu à la démolition de l’État-providence. Même dans les grandes entreprises, des industries d’activité qualifiée entières ont été victimes de cette rationalisation. Avec l’effondrement de la nouvelle économie, même les compétences de nombreux spécialistes "high-tech" se trouvèrent dévaluées. Aujourd’hui, nous ne pouvons plus ignorer le fait que la montée de la nouvelle classe moyenne n’a pas eu une base capitaliste autonome ; au contraire, elle dépendait de la redistribution sociale de la plus-value résultant des secteurs industriels. Dans la mesure où la production sociale réelle de plus-value entre en crise structurelle à cause de la troisième révolution industrielle, les domaines secondaires de la nouvelle classe moyenne se voient de plus en plus privés de leurs moyens de subsistance de base.

Le résultat est non seulement un chômage des universitaires en hausse. La privatisation et l’externalisation ont dévalué le « capital humain » au niveau des qualifications qui ont été incluses dans l’emploi et dégradent leur statut. Des intellectuels rémunérés à la journée, des travailleurs bon marché et des entrepreneurs de la misère sous la forme de pigistes en free-lance des médias, des universités privées, les cabinets d’avocats et les hôpitaux privés ne sont plus des exceptions, mais la règle. Néanmoins, en fin de compte, même Kautsky n’avait pas raison. Puisque la nouvelle classe moyenne a diminué, cela est vrai, mais pas pour rejoindre le prolétariat industriel classique des producteurs directs, devenus une minorité en voie d’extinction. Paradoxalement, la « prolétarisation » des couches qualifiées est lié à une « dé-prolétarisation » de la production.

Dans tout cela, la dévaluation des qualifications va de pair avec un élargissement de la notion objective de « capital humain ». Au revers causés par la désintégration de la nouvelle classe moyenne, correspond en quelque sorte une nouvelle forme de "petit-embourgeoisement" généralisé de la société, plus les ressources et l’infrastructure industrielle méga-structures apparaissent comme des méga-structures anonymes. Le « moyen de production indépendant" en est réduit à coïncider avec la peau même des individus : chacun devient son propre « capital humain », même si c’est juste un corps nu. Naît une relation immédiate entre les gens atomisés et l’économie de la valeur, qui se limite à se reproduire dans une simulation, en utilisant la dette et les bulles financières.

Comme s’accroissent de plus en plus les différences de revenus entre les riches et les pauvres, plus disparaissent les différences structurelles de classe dans la structure de la reproduction capitaliste. C’est pour cela que n’a pas le moindre sens que les idéologues de la classe moyenne, nouvelle hier et aujourd’hui en chute libre, veuillent revendiquer pour elle-même l’ancienne « lutte de classe du prolétariat », qui n’existe plus. L’émancipation sociale de nos jours nécessite le dépassement de la forme sociale commune à tous. A l’intérieur du système producteur de marchandises, existe seulement la différence quantitative de richesse abstraite, qui, si elle touche essentiellement la question de la survie, reste néanmoins stérile en termes d’émancipation. Un Bill Gates est juste un peu plus un petit-bourgeois qu’un entrepreneur de la misère, mais les deux ont la même attitude envers le monde et utilisent les mêmes phrases. Avec sur le bout de la langue de ces phrases à propos du marché universel et de "l’auto-valorisation", ils passent ensemble la porte qui ouvre sur la barbarie.

Robert Kurz

- publié dans Folha de Sao Paulo, le 19 Septembre, 2004. Source : EXIT !

Traduit de l’Italien par Sedira Boudjemaa, artiste-peintre à Nîmes, le Dimanche 23 Novembre 2014 ; 11h25 A.M.

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