Une tribune pour les luttes

Mai 1949

Pourquoi le socialisme ?

par Albert Einstein

Article mis en ligne le mercredi 6 juillet 2005

Introduction de Carré Rouge :

Nous publions ci-dessous un article passionnant dont les propos sont d’une étonnante actualité. Il a été écrit en mai 1949 par Albert Einstein pour le n° 1 de la revue américaine Monthly Review, qui venait d’être fondée à New York par des intellectuels progressistes, avec les économistes Paul Sweezy et Harry Magdoff
comme rédacteurs en chef.

L’article a souvent été cité par bribes, mais il est resté presque totalement inconnu du public auquel il continuait de s’adresser. Monthly Review, dont la rédactrice en chef est aujourd’hui l’historienne Ellen Meiksins Woods, l’a republié en mai 1998.

L’article a été traduit en français par le groupe Cinquième Zone, qui nous a permis d’utiliser leur traduction. Nous les en remercions vivement. Les intertitres
introduits pour faciliter la lecture sont de Carré Rouge.

CARRÉ ROUGE N° 21 / MARS-AVRIL 2002

Voir aussi :
- Carré Rouge
- Cinquième zone

Nous republions ci-dessous l’article "Pourquoi le socialisme ?" d’Albert Einstein sans les intertitres de CR. On pourra retrouver le fac-similé de cette publication dans le texte joint au format PDF. (ndlr)


Pourquoi le socialisme ?

par Albert Einstein

Est-il avisé pour quelqu’un qui n’est pas un expert en économie et questions sociales, d’exprimer ses vues sur le sujet du socialisme ? En fait, je crois que oui, pour un certain nombre de raisons.

Considérons d’abord la question du point de vue du savoir scientifique.

On pourrait penser qu’il n’y a pas de différences méthodologiques essentielles
entre l’astronomie et l’économie : les hommes de science œuvrant dans ces deux matières essaient de découvrir des lois relativement générales pour un ensemble limité de phénomènes de façon à rendre le lien entre ces phénomènes aussi intelligible que possible. Mais en réalité de telles différences méthodologiques existent.

La découverte de lois générales dans le domaine de l’économie est rendue difficile par le fait que les phénomènes économiques observés sont souvent influencés par plusieurs paramètres difficiles à évaluer séparément. En plus, l’expérience qui s’est accumulée depuis le début de cette période dite civilisée de l’histoire humaine a -
c’est bien connu - été largement affectée et contrainte par des éléments qui, en aucun cas, ne sont seulement de nature économique.

Par exemple, la plupart des étapes les plus importantes de l’histoire doivent leur existence à la conquête de territoires. Les peuples conquérants se sont établis en tant que classe privilégiée du pays conquis, par le biais de la loi et de l’économie. Ils se sont attribué le monopole de la propriété de la terre et ont nommé le clergé dans leurs propres rangs. Les prêtres, titulaires du contrôle de l’éducation, ont fait de
la division de la société en classes une institution permanente et créé un système de valeurs qui a guidé le comportement social du peuple, sans que ce dernier en ait vraiment conscience.

Mais la tradition historique est encore, si l’on peut dire, celle d’hier. Nous n’avons nulle part surmonté ce que Thornstein Veblen a appelé « la phase de prédation » du développement humain. Ces faits économiques observables relèvent de cette phase et même les lois que nous pouvons en tirer ne sont pas applicables à d’autres phases.

Puisque le but réel du socialisme est précisément d’avoir raison de la phase de prédation du développement humain et d’avancer au-delà, la science économique
dans son état actuel ne peut fournir qu’un léger éclairage sur la société socialiste du futur.

Deuxièmement, la finalité du socialisme est d’ordre social-éthique. La science, en revanche, ne peut créer des finalités et, encore moins, les inoculer dans les êtres humains ; la science peut, tout au plus, fournir les moyens par lesquels atteindre certaines finalités. Mais ces finalités elles-mêmes sont conçues par des personnalités ayant des idéaux éthiques nobles et (si ces finalités ne sont pas mort-nées mais vigoureuses et pleines de vie) alors elles sont adoptées et développées par tous ces êtres humains qui, à moitié inconsciemment, déterminent la lente évolution de la société.

Pour ces raisons, nous devrions être sur nos gardes et ne pas surestimer la science et les méthodes scientifiques quand il est question de problèmes humains ; et nous ne devrions pas supposer que les experts sont les seuls à avoir le droit de s’exprimer
sur des questions relevant de l’organisation de la société.

Depuis quelque temps maintenant, de nombreuses voix soutiennent que la société humaine traverse une crise et que sa stabilité a dangereusement volé en éclats. La caractéristique d’une telle situation est que les individus se sentent indifférents ou
même hostiles envers le groupe, petit ou grand, auquel ils appartiennent.

Pour illustrer mon propos, laissez moi raconter une expérience personnelle.
J’ai récemment discuté, avec un homme intelligent et bien intentionné, de la menace d’une nouvelle guerre qui, à mon avis, mettrait sérieusement en péril l’existence de
l’humanité ; j’ai fait la remarque que seule une organisation supranationale pourrait fournir une protection contre un tel danger.
Là-dessus, mon visiteur, très calme et paisible, m’a dit : « Pourquoi êtes-vous si profondément opposé à la disparition de la race humaine ? ».
Je suis sûr qu’il y a à peine un siècle, personne n’aurait fait une telle déclaration
avec autant de légèreté. C’est la déclaration d’un homme qui s’est efforcé en vain d’atteindre un équilibre intérieur et qui a plus ou moins perdu l’espoir d’y parvenir. C’est l’expression de l’isolement, d’une solitude douloureuse, dont tant de gens
souffrent ces jours-ci.
Quelle en est la cause ? Y a-t-il une issue ?
Il est facile de soulever de telles questions, mais difficile d’y répondre avec un tant soit peu d’assurance. Je dois essayer, cependant, autant que je le peux, bien que je sois parfaitement conscient du fait que nos sentiments et nos efforts sont souvent
contradictoires et obscurs et qu’ils ne peuvent être exprimés avec des formules
simples et naturelles.

L’homme est tout à la fois un être solitaire et un être social.
En tant qu’être solitaire, il tente de protéger sa propre existence et celle de ceux qui sont les plus proches de lui, afin de satisfaire ses désirs personnels et de développer ses compétences innées.
En tant qu’être social, il cherche à gagner la reconnaissance et l’affection de ses congénères, à partager leurs plaisirs, à les réconforter dans leurs chagrins et à améliorer leurs conditions de vie.
Seule l’existence de ces efforts variés, fréquemment conflictuels rend compte du caractère particulier de l’homme. La conjonction spécifique de tous ces efforts détermine jusqu’à quel point un individu peut atteindre un équilibre intérieur et peut contribuer au bien-être de la société.
Il est tout à fait possible que le poids relatif de ces deux tendances (être solitaire,
être social) soit, en grande partie, déterminé par l’héritage. Mais, la personnalité qui finalement émerge est en grande partie façonnée par l’environnement dans lequel un homme se trouve plongé au cours de son développement, par la structure de la société dans laquelle il grandit, par les traditions de cette société et par l’appréciation qu’a celle-ci des différents types de comportement.

Le concept abstrait de « société » signifie pour l’être humain individuel la somme de
ses relations directes et indirectes à ses contemporains et aussi aux générations qui l’ont précédé. L’individu est capable de penser, de sentir, de faire des efforts et de travailler par lui-même ; mais il dépend tellement de la société (pour son existence
physique, intellectuelle et émotionnelle) qu’il est impossible de le penser ou de le comprendre en dehors du cadre de la société.

C’est la « société » qui fournit à l’homme nourriture, vêtements, logement, outils de
travail, langage, formes de pensée et l’essentiel du contenu de la pensée ; sa vie est rendue possible grâce au travail et aux réalisations de ces millions d’humains, du présent ou du passé qui se cachent derrière le petit mot « société ».

C’est pourquoi il est évident que la dépendance de l’individu vis-à-vis de la société est un état de la nature qui ne peut être aboli, tout comme dans le cas des fourmis et des abeilles. Cependant, tandis que le déroulement de la vie des fourmis et des abeilles est programmé jusque dans son plus petit détail par de rigides instincts héréditaires, le modèle social et les interelations entre les êtres humains sont très variables et susceptibles de changer.

La mémoire, la capacité à faire de nouvelles associations, le don de la communication orale ont rendu possible chez les êtres humains des développements qui ne sont pas dictés par des nécessités biologiques. De tels développements se manifestent dans les traditions, les institutions et les organisations, dans la littérature, dans les réalisations scientifiques et techniques, dans les travaux artistiques.
Cela explique comment il se trouve que, dans un certain sens, l’homme peut influencer sa vie grâce à sa conduite particulière et que, dans ce processus, la pensée consciente et la volonté peuvent jouer un rôle.

L’homme acquiert à la naissance, par hérédité, une constitution biologique que nous devons considérer comme figée et inaltérable, y compris les pulsions naturelles qui sont caractéristiques de l’espèce humaine.
En plus, au cours de sa vie, il acquiert une constitution culturelle que lui fournit la société grâce à la communication et à beaucoup d’autres types d’influences.
C’est cette constitution culturelle qui, avec le temps, est susceptible de changer et qui détermine en grande partie la relation entre l’individu et la société.
L’anthropologie moderne nous a enseigné, au travers de l’étude comparative
des cultures dites primitives, que le comportement social des êtres humains peut être très différent selon les modèles culturels et les types d’organisation qui prévalent dans la société. C’est sur ce constat que ceux qui concentrent leurs efforts sur l’amélioration de la condition humaine peuvent fonder leurs espoirs : les êtres humains ne sont pas condamnés, du fait de leur constitution biologique, à s’anéantir entre eux ou à se retrouver à la merci d’un destin cruel qu’ils s’infligeraient à eux-mêmes.

Si nous nous demandons comment la structure de la société et l’attitude de l’homme devraient être modifiées pour rendre la vie humaine aussi satisfaisante
que possible, nous devrions constamment rester conscients du fait qu’il y a certains
paramètres que nous sommes incapables de modifier. Comme il est dit plus haut, la nature biologique de l’homme n’est pratiquement pas sujette au changement. En outre, les développements technologiques et démographiques des tout derniers
siècles ont créé des conditions qui sont là pour durer.

Avec les concentrations de populations relativement denses, avec les marchandises indispensables à leur perpétuation, une division extrême du travail et un appareil de production fortement centralisé sont absolument nécessaires.
Ce temps où des individus ou des groupes relativement petits pouvaient
être complètement auto suffisants, ce temps qui, si on regarde en arrière, paraît si idyllique, eh bien, ce temps a disparu à jamais. Il est à peine exagéré de dire que l’humanité constitue dès maintenant une communauté planétaire de production et
de consommation.

J’ai maintenant atteint le point où je peux indiquer ce qui pour moi constitue
le fond de la crise de notre temps.

Cela se rapporte à la relation de l’individu à la société.
L’individu est devenu plus que jamais conscient de sa dépendance vis-à-vis de la société. Mais il ne vit pas cette dépendance comme un atout, comme un lien organique, comme une force protectrice mais plutôt comme une menace à ses droits naturels, ou même à son existence économique. En outre, sa position
dans la société est telle que les pulsions égotistes de son caractère sont
constamment cultivées tandis que ses pulsions sociales, qui sont par nature plus faibles, se détériorent progressivement. Tous les êtres humains, quelle que soit leur position dans la société, souffrent de ce processus de détérioration. Prisonniers
sans le savoir de leur propre égotisme, ils se sentent dans l’insécurité, seuls et privés des joies naïves, simples et sans sophistication de la vie.
L’homme ne peut trouver un sens à la vie, si courte et périlleuse soit-elle, qu’en se dévouant à la société.

L’anarchie économique de la société capitaliste, telle qu’elle existe aujourd’hui, est, à mon sens, la source réelle du mal. Nous avons devant nous une grande communauté de producteurs dont les membres s’efforcent sans cesse de se priver les uns les autres du fruit de leur travail collectif, non pas par la force, mais tout simplement en se conformant fidèlement aux règles établies par la loi. De ce fait, il est important de se rendre compte que les moyens de production (c’est-à-dire l’intégralité de la capacité de production nécessaire pour produire à la fois les biens
de consommation et les moyens de production additionnels) peuvent être légalement la propriété privée d’individus, et ils le sont dans leur grande majorité.

Pour faire simple et bien que cela ne corresponde pas tout à fait à l’usage
commun du terme, j’appellerai « travailleurs », dans la discussion qui suit, tous ceux qui n’ont pas leur part dans la propriété des moyens de production.
Le propriétaire des moyens de production est dans la position d’acheter la force de travail des travailleurs. C’est en utilisant ces moyens de production que le travailleur produit de nouvelles marchandises qui deviennent la propriété du capitaliste. L’élément essentiel dans ce processus est la relation entre ce que le travailleur produit et ce qu’il est payé, tous deux mesurés en terme de valeur réelle. _ Dans la mesure où le contrat de travail est « libre », ce que le travailleur reçoit
est déterminé, non pas par la valeur réelle des marchandises qu’il produit, mais par ses besoins minimum et par les besoins des capitalistes en force de travail en liaison avec le nombre de travailleurs disponibles sur le marché. Il est donc important
de comprendre que, même en théorie, la paie du travailleur n’est pas déterminée par la valeur de ce qu’il produit.

Le capital privé tend à se concentrer entre quelques mains, en partie à cause de la compétition entre capitalistes et en partie parce que le développement
technologique et la division croissante du travail encouragent la formation d’unités de production plus grandes au détriment des plus petites. Le résultat de ces développements est une oligarchie de capital privé dont le pouvoir exorbitant
ne peut effectivement pas être contrôlé même par une société dont le système politique est démocratique.

Cela est d’autant plus vrai que les membres des corps législatifs sont choisis par des partis politiques largement financés et influencés d’une manière ou d’une autre par
des capitalistes privés qui, en pratique, éloignent les électeurs du corps législatif. En conséquence, les représentants du peuple ne protègent pas suffisamment, dans les
faits, les intérêts des secteurs les moins privilégiés de la population.

En plus, dans les conditions existantes, des capitalistes privé contrôlent inévitablement, d’une manière directe ou indirecte, les principales sources d’information (presse, radio, éducation). Il est alors extrêmement difficile et même, dans la plupart des cas, tout à fait impossible pour le citoyen individuel de
parvenir à des conclusions objectives et de faire un usage intelligent de ses droits politiques.

La situation qui prévaut dans une économie fondée sur la propriété privée du capital est ainsi caractérisée par deux principes essentiels :
premièrement, les moyens de production (le capital) sont propriété privée
et leurs propriétaires en disposent comme bon leur semble ;
deuxièmement, le contrat de travail est libre.
Bien sûr, une société capitaliste « pure », cela n’existe pas. En particulier, on doit noter que les travailleurs, au travers de leurs luttes politiques longues et âpres, ont
réussi à imposer une forme quelque peu améliorée du « contrat de travail libre » pour certaines catégories de travailleurs. Mais, pris dans son ensemble, l’économie contemporaine ne se distingue pas beaucoup du capitalisme « pur ».

La production est réalisée pour le profit, pas pour son utilité. Il n’y a aucune
assurance que ceux qui sont capables et désireux de travailler seront toujours en position de trouver du travail ; il existe presque toujours « une armée de chômeurs ». Le travailleur craint en permanence de perdre son emploi. Comme les travailleurs
sans emploi ou faiblement payés ne constituent pas un marché lucratif, la production de biens de consommation s’en trouve réduite et il en résulte de grandes difficultés. Il
est fréquent que le progrès technologique conduise à plus de chômage plutôt qu’à un allégement pour tous de la charge de travail.

La soif du profit, ajoutée à la concurrence que se livrent les capitalistes, est responsable de l’instabilité dans l’accumulation et l’utilisation du capital qui conduit à des dépressions de plus en plus graves. La compétition sans limites génère un énorme gaspillage de travail et cette paralysie de la conscience sociale des individus
que j’ai mentionnée plus haut.

Je considère la paralysie des individus comme la pire malfaisance du capitalisme. Notre système éducatif tout entier souffre de ce mal. Une attitude exagérée de compétition est inculquée à l’étudiant qui, en guise de préparation à sa carrière future,
est formé à vouer un culte à sa réussite dans l’âpreté au gain.

Je suis convaincu qu’il n’y a qu’une seule façon d’éliminer ces maux dangereux, à savoir par la mise en place d’une économie socialiste, accompagnée d’un système éducatif tourné vers des objectifs sociaux.

Dans une telle économie, les moyens de production sont possédés par la société elle-même et sont utilisés selon un mode planifié. Une économie planifiée qui ajuste la production aux besoins de la communauté, distribuerait le travail à faire
entre ceux qui sont capables de travailler et garantirait des moyens d’existence à chaque homme, femme et enfant. Outre la promotion de ses capacités innées propres, l’éducation de l’individu tenterait de développer en lui le sens de la responsabilité pour ses congénères plutôt que la glorification du pouvoir et de la
réussite qui prévaut dans la société présente.

Néanmoins, il faut garder à l’esprit qu’une économie planifiée n’est pas encore le socialisme. Une économie planifiée en tant que telle peut être assortie d’un asservissement total de l’individu.

La réalisation du socialisme requiert la résolution de quelques problèmes socio-politiques extrêmement difficiles : comment est-il possible, eu égard à la centralisation de grande envergure du pouvoir politique et économique, d’empêcher la bureaucratie de devenir toute puissante et présomptueuse ?
Comment assurer les droits des contre-pouvoirs au pouvoir de la bureaucratie ?

Exprimer clairement les objectifs et les problèmes du socialisme est d’une très grande importance pour notre période de transition. Puisque, dans les circonstances présentes, la discussion libre et sans obstacles de ces problèmes est frappée d’un tabou puissant, je considère que la création du présent magazine est un service public important.

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