Une tribune pour les luttes

Présentation du contexte politique et social en Turquie et en particulier au Kurdistan.

Témoignage d’un membre de la délégation marseillaise d’observateurs internationaux entre le 4 et le 10 juin

Article mis en ligne le mercredi 17 juin 2015

Revenu en Europe je tente un compte rendu des jours passés dans le Kurdistan turc, entre
Diyarbakir, Mus et les alentours de Mus. Pour nous situer, c’est à l’Est, très à l’est , du moins pour moi. La frontière syrienne est à 150 km à vol d’oiseau et Bagdad est plus proche qu’Istanbul. Je pars de manière non linéaire, des deux conclusions qui me paraissent aujourd’hui les plus évidentes :

1) la vie d’un kurde n’a pas la même valeur que celle d’un européen face aux autorités turques
2) Chaque élection a une histoire et une signification propre qui, pour être comprises,
nécessitent une contextualisation des acteurs, des faits et des enjeux

La Turquie est, avec l’Egypte, l’Etat le plus peuplé qui borde les rives de la Méditerranée : presque 80 millions d’habitants et 50 millions d’électeurs. Parmi eux 90% se sont rendus aux urnes. Ces élections ont été un moment crucial de la vie politique turque mais aussi moyenne orientale. Toute l’attention était focalisée sur le HDP, sur l’éventualité qu’il arrive à franchir le barrage du 10%.

Ayant obtenu 13% des voix dans un climat d’arrestations arbitraires, d’attentats et de fraudes, le HDP a obtenu un double résultat : pour la première fois depuis des décennies un parti de réelle opposition rentre au Parlement et, tout aussi important, Erdogan président de la république et leader du AKP est dans l’impossibilité de modifier seul la constitution vers un régime présidentiel.

4 partis siègent aujourd’hui au parlement : AKP qui reste majoritaire avec 258 députés sur un total de 550, le deuxième est le parti kemaliste et, avec environ 80 sièges chacun se trouvent les loups gris, parti d’inspiration national­-fasciste et le HDP.

Les trois premiers partis partagent deux éléments structurants leurs idéologie :
un nationalisme centralisateur qui exclut la reconnaissance des minorités, ainsi que toute forme de réforme de sens fédéral ou autonomiste. Dans un pays qui s’étend sur deux continents et qui partage des frontières avec la Grèce et la Bulgarie d’un coté et avec l’Arménie, L’Iran , l’Irak et la Syrie en Orient de l’autre, cela parait absurde.
Pourtant le ministère pour l’histoire de la turquicité travaille depuis des décennies de manière a- historique à essayer de prouver que la Turquie est un état avec un peuple, une langue et une histoire commune. Ainsi les kurdes n’existent pas : ce sont des « turcs des montagnes  », les Arméniens et les Alevis ( juste pour citer 2 des nombreuses minorités) s’ils se revendiquent non turcs sont des traîtres à la patrie payés par les puissances étrangères.
L’autre facteur commun à ces trois partis est une orientation économique libérale.

Dans ce contexte, le HDP constitue une véritable force d’opposition sociale. Il s’agit en premier lieu d’une construction issue du PKK mais il va bien au delà de la question kurde. Le nom, dé­acronimisé est Halkarin Democratic Partisi : Parti Democratique des Peuples. Ce pluriel a une très grande importance. HDP n’est en effet pas un parti kurde. Dans ses rangs ont été élus, au delà d’une large représentation féminine ( 32 députées sur 80), un roumain, un arménien, un yezidi. Le kurdistan représente certes le bastion du parti avec des villes comme Diyarbarkir où 10 des onze députés envoyés à Ankara sont issus du HDP mais il est aussi implanté dans des métropoles de l’Ouest tel que Izmir et Istanbul où il obtient 10% des voix.

Ces résultats doivent être inscrits dans la suite des événement de la place Taksim. Là bas,une partie de la société civile turque a démontré sa ferme opposition à Erdogan et à ses politiques urbanistiques dévastatrices et commerciales. Le HDP reflète l’hétérogénéité issue de cette lutte : 13 partis y convergent et au total 39 associations et organisations y sont représentées.
On peut donc y retrouver certaines analogies avec le processus de formation de Syriza.

Mais, pour comprendre la situation politique turque et le processus de formation du HDP, il faut aussi prendre en considération des événements qui se déroulent en dehors des frontières turques : les bouleversements politiques induits par la guerre civile en Syrie. Au Rojava, dans le Kurdistan syrien, à partir de 2012, des formes d’auto­organisation, d’auto­gestion et d’auto­défense ont commencé à se structurer en fournissant ainsi une première application concrète du confédéralisme démocratique théorisé par Ocalan. Il existe maintenant un exemple politique auquel faire référence qui ne prévoit pas la prise du pouvoir central. Les formes de gouvernement sont schématiquement organisées sur 3 niveaux et incluent non seulement les Kurdes, majoritaires dans la région, mais aussi des minorités ethniques et des individus fuyant le régime d’Assad et les territoires sous contrôle de l’Etat Islamique.

Dans les derniers mois et encore récemment avec la fulgurante découverte de ce qui était déjà clair : que le gouvernement turc fournit des armes à Daesh, la guerre en Syrie a occupé une place centrale dans la vie politique turque. La frontière entre la Turquie et la Syrie est aujourd’hui poreuse. Au cours de ces dernières semaines l’enjeu du conflit se situe dans la tentative de réunifier les 3 cantons du Rojava fermant ainsi les voies d’approvisionnement qui mettent en communication Daesh avec la Turquie.
Il s’agit clairement d’une hypothèse qui ne fait nullement plaisir aux groupes de pouvoir liés à Erdogan.

Pour revenir à la situation en Turquie, on arrive à comprendre pourquoi le climat de violence est en train de s’exaspérer. Tout laisse penser à une stratégie du chaos pilotée par en haut pour, par la suite créer un gouvernement d’ordre. Il existe un risque concret de voir recommencer la guerre interrompue par la nouvelle trêve unilatérale du PKK en concomitance avec Newroz 2013. Les trois semaines qui restent avant la date butoir du 3 juillet avant laquelle le gouvernement doit être constitué seront donc cruciales pour comprendre si le conflit se déroulera au sein des institutions où s’il se rapprochera davantage d’une guerre civile.

Il est en conclusion important de souligner que le HDP et le PKK ont dans les dernières années travaillé activement pour une solution politique et pacifique du conflit opposant l’état turc à la population kurde. La “ victoire” électorale du 13% a été fêtée en Turquie ainsi que au Rojava. Elle pourrait ouvrir une saison de stabilisation de toute la région médiorientale, si Erdogan le permet.

Fabio

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