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Les dessous de la bière / À Wazemmes, une gentrification conviviale

Dossier du journal La Brique

Article mis en ligne le jeudi 1er octobre 2015

Cet été le journal La Brique a sorti un dossier sur "Les dessous de la bière". L’un des articles s’intéresse à un "quartier populaire" de Lille, le quartier de Wazemmes, à la sociabilisation par la bière et la fréquentation des bars. Il questionne la "diversité et le vivre ensemble" revendiqué par ses habitués. Certaines similitudes avec le quartier de la Plaine à Marseille peuvent paraître troublantes.

Qui dit bières dit bars. Et, à Lille, qui dit bars dit Wazemmes. L’occasion d’un éloge vibrant ? Pas vraiment. Autour de la choppe, c’est tout un monde qui se déploie, qui écorne sérieusement la carte postale du sympathique quartier populaire. Le temps d’une nuit, on a exploré quelques-unes des ambiguités de la fête à Wazemmes. Reportage.

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« À Wazemmes ce qui est bien, c’est que tu croises vraiment de tout, c’est hyper mélangé ». On en était à la cinquième interview, et nous venait la douce envie de fracasser le dictaphone sur le trottoir. Apparemment, les gens n’ont rien à dire. Sans doute aussi qu’on doit s’y prendre comme des manches, à poser des questions toutes plates ; et puis c’est peut-être bien le sujet qui est bidon. « La bière à Wazemmes » : difficile de mettre en percussion un thème autant remaché.

Wazemmes redimensionné

D’ailleurs c’est vrai : Wazemmes est un lieu rare. Il a pour lui son héritage populaire, sa convivialité crève les yeux, ses bars sont pleins de chaleur. « Les bars à Wazemmes, on y déboule pour voir les copains, croiser ceux des copains, et puis rencontrer des gens qu’on connaît pas encore. Ça réunit les avantages de la ville et du village », racontait un type en terrasse du Triporteur, point de départ de l’expédition. Le « village ». Alors qu’on poursuit nos rencontres, l’image sort à nouveau de la bouche des personnes avec qui on tchatche. Au point de nous chatouiller ; d’abord un peu, puis beaucoup. Et quand ça chatouille, on a envie de gratter.

C’est qu’en guise de « village », on parle quand même du plus gros quartier de Lille en nombre d’habitants. D’un marché qui accueille des dizaines de milliers de chalants chaque semaine – le « troisième marché d’Europe » pour certains 1. De T-shirts « I love Wazemmes » qui se vendent à 19 boules sur internet. D’un festival d’accordéon capable de drainer 20 000 personnes. Et d’une fête, dite de la "soupe", qui réceptionne 50 000 badauds sur un week-end – le double de la population du quartier. Les frontières de Wazemmes, au fond, ne sont pas si simples à dessiner. Une anecdote nous revient, qui achève de jeter la suspicion sur l’image d’épinal. « Wazemmes on t’aime !! » hurlait, le 15 mai dernier, la foule réunie au bal de l’emblématique Cheval Blanc, situé près de la place du marché. Le problème, c’est que la fête, elle, avait lieu dans la salle du Grand Sud. 1600 personnes téléportées par navettes ont ainsi communié dans la vénération d’un bar et du « vrai » Wazemmes... mais à Lille sud.

Du chlore dans le folklore

Mais alors, si l’imaginaire est à ce point troublé, qu’en est-il des pratiques ? On repense aux longues banalités endurées lors des premières interviews, sur la mixité, le brassage et toute la farandole. Peut-être, après tout, qu’elles méritaient d’être prises plus au sérieux. « Wazemmes est en train de se gentrifier, mais les bars échappent à ce mouvement. On y croise tout le monde », continue une cliente croisée sur la terrasse du Relax. À 200 mètres de là, un peu plus tôt dans la soirée, dans son rade proche de la station de métro, le serveur de Chez Tayeb nous avait pourtant cueilli de volée : « vous êtes les premiers blancs à rentrer dans le bar cette semaine ». Lui dresse un constat amer sur l’évolution du quartier : « la place du marché, tout ce coin là, c’est propre, c’est animé. Chez nous, c’est juste la misère ». Deux mondes juxtaposés, sur un kilomètre carré. « Nous, on est des classes rapportées » tranchera, plus tard dans la soirée, une jeune prof habituée des terrasses.

Une opposition géographique, donc, qui saute à la gueule pourvu qu’on ouvre un peu les yeux. Mais une séparation temporelle, aussi. Car à Wazemmes, les rapports sociaux se lisent en suivant la succession du jour et de la nuit. La journée, au café du Poste, des ouvriers – actifs et retraités – viennent boire une chope ou manger un morceau. La nuit, elle, appartient aux étudiants, aux jeunes salariés et aux bières trappistes. « Le soir, c’est beaucoup de gens issus des facs de lettres, d’arts ou de sciences humaines, raconte un client assidu. Il y a pas mal de jeunes profs aussi ». On est pas encore dans le quartier européen de Bruxelles, mais de fait, la nuit éclaire différemment la physionomie sociale du quartier. « On se retrouve entre gens qui aiment la grosse picole ; donc forcément, ça n’inclut peut-être pas tout le monde », s’interroge Charlotte, la mine pensive, rencontrée au Triporteur.

Le « bobo », c’est l’autre

Aujourd’hui, Wazemmes apparaît comme le miroir inversé de la métropole anonyme, un des lieux qui permettent encore d’y survivre. Le quartier incarne ce qui échappe à la police de la ville, sa routine, sa laideur, son emprise, sa course à la compétitivité, son salariat anonyme. Il est précieux, mais à un point tel que, dans les rencontres que nous multiplions ce soir là, il semble souvent appréhendé sans nuances, que sa mise à distance affleure avec difficulté. Et lorsque celle-ci survient, elle se teinte de fatalité. David a débarqué de Paris il y a deux ans, et apprécie l’ambiance festive et simple du quartier. Habitué du Café Jean, il concède néanmoins : « c’est vrai qu’on est un peu entre nous, entre blancs trentenaires. On se dit qu’on y va trop souvent, que ça serait bien de faire autre chose que d’aller au bar, de changer un peu, et puis on y retourne quand même. » Il y a parfois quelque chose de morne dans la fête, quelque chose comme l’odeur renfermée de l’entre-soi.

Est-ce parce que la soirée avance, que nos questions sont plus affûtées, ou est-ce tout simplement qu’on a la chance de tomber sur des gens un peu moins creux ? Toujours est-il que les témoignages se font plus incisifs. Guitoune, rencontrée au Relax : « on dit que Wazemmes c’est trop bien, mais le truc ’’quartier convivial, populaire’’ etc., ça ne veut rien dire. On est tous là, jeunes, de gauche, entre nous ». Sophie, croisée dans un autre bar, ne disait pas autre chose : « le mélange, s’il existe vraiment, c’est pas franchement dans les bars qu’il se joue. Échanger deux conneries avec un inconnu au coin d’une rue à trois heures du matin, je suis pas sûr qu’on puisse appeler ça ’’mixité’’. Dans le quartier, on trouve surtout des communautés qui vivent côte-à-côte ». Résidente à Moulins, elle-même dit ne pas aller à Wazemmes « sauf pour la teuf et le marché ». Guitoune, encore : « on parle de diversité parce qu’on va au marché, mais concrètement les gens différents, on les croise, on ne les rencontre pas ».

Une expression intuitive revient en permanence pour ramasser les impressions des personnes avec qui on échange. « Wazemmes, ça se boboïse ». On aurait presque envie d’être d’accord... Mais, petit problème : le terme n’a pas beaucoup de consistance sociologique – il est même foutrement flou. De qui parle-t-on ? De l’artiste désargenté ou du jeune entrepreneur tout fier de sa start-up ? D’une prof de fac ou d’un chômeur volontaire ? « Ce qui est chiant, c’est tous ces bobos qui habitent Wazemmes, mais qui n’y sortent pas » juge par exemple une cliente du Relax. À qui pense-t-elle ? « Ben... à mes potes de l’école d’archi. » La frontière est aussi mince que nos feuilles à rouler. Sans doute que le flou de l’expression est ce qui explique d’abord son succès. Mais au fond, le « bobo », c’est personne – si ce n’est l’autre. Le « bobo » existe moins en tant que tel, qu’il ne permet de marquer ses distances avec son propre dégradé : soi-même, en pire.

Dis-moi qui tu bois, je te dirai quoi tu es

Il n’empêche : le quartier change, c’est un fait. « J’ai commencé à organiser des concerts, ça ramenait du monde. Et puis j’ai acheté plus de bières spéciales différentes, parce que ça aussi ça attirait beaucoup les gens » explique le patron d’un des bars les plus en vue du quartier. Il date le basculement autour des années 2006-2007. La tendance de fond est probablement plus ancienne, vers le début des années 2000, lorsque certains ont commencé à parler de la « deuxième gentrification ». « Gentrification », du nom de ce processus d’éviction des classes populaires de leur propre quartier. « Deuxième », parce qu’elle fait suite aux premières intentions de la mairie dans les années 70, lorsque les expulsions locatives ont commencé à se multiplier 2.

La fête n’est qu’un aspect parmi d’autres de ce phénomène, qui doit beaucoup aux efforts conjugués des promoteurs et des socialistes. Mais les bars y jouent un rôle – peut-être bien malgré eux. Rue des postes, ces derniers mois, les établissements se sont amassés contre le rond-point du Serpent. En attendant, un jour, de le dépasser pour remplacer les épiceries arabes. « Avant, cette rue était blindée de petits commerces populaires. Petit-à-petit, ils sont remplacés par des bars plus ou moins branchés », rapporte un vieux patron de bar du haut de la rue.

Le contenu même de ce qui s’y boit n’est pas neutre. S’enchaîner les pintes à 7 euros – c’est qu’il coûte cher, le Wazemmes populaire – n’est pas complètement à la portée de tout le monde. Les goûts reflètent les classes. « Dans mon bar, j’essaie de garder un mélange de la clientèle. Pour moi, c’était hors de question de servir du champagne à la coupe ou je sais pas quoi, argumente la patronne d’un petit troquet. Je n’ai pas de bières à plus de 7° : ça évite la viande saoûle, et puis ça met tout le monde à la même enseigne », précise-t-elle. Reste que le quartier tend à se scinder. Dans un de ses rapports récents, l’INSEE note que « deux parties semblent se distinguer : la partie sud reste en difficulté quand la partie nord bénéficie d’une mixité sociale avec l’installation d’étudiants et de jeunes cadres ». Chose étonnante : Wazemmes la populaire ne compte que 14% de logement social HLM, soit près de 10 points de moins que la moyenne de la ville. Les opérations immobilières en cours scandent la géographie de l’embourgeoisement.

La « deuxième gentrification » sera liquide

Mais, peut-être plus que dans le Vieux-Lille, où la gentrification s’est opérée à grands coups de rénovation urbaine, et peut-être aussi parce qu’elle est plus contrastée, celle de Wazemmes semble prendre des formes plus innocentes. Le caractère « populaire » de sa sociabilité vient bien sûr du fait qu’on trouve plus de classes différentes dans ce quartier-ci que dans beaucoup d’autres. Mais « populaire » semble aussi parfois simplement vouloir dire « nombreux ». Les grands événements du quartier (Festival de l’Accordéon, Fête de la Soupe, voire dans une moindre mesure la Fête de la Jonquille) s’organisent autour du folklore « populaire », mais turbinent aussi beaucoup à l’intense consommation d’alcool. Qui n’est pas forcément la pratique la mieux partagée du quartier.

Le Workshop s’est installé il y a deux ans rue des Sarrazins. « On est les seuls sur Lille à proposer des after le dimanche, à partir de 7h, jusqu’au lundi matin, 1h », détaille un de ses serveurs. Le dimanche, électro et transe cartonnent toute la rue. Et, du fait des horaires, attirent une clientèle qui vient de tous les coins de Lille. Le bar joue sur plusieurs tableaux : il est bien situé, il bénéficie de l’effet de réputation de Wazemmes, tout en profitant du portefeuille de teufeurs qui débarquent de la ville entière. Mais, dans le paysage de la rue, il tranche sévèrement. Si la fétichisation du Cheval Blanc a pris un tour complètement grotesque (sa patronne, Monique, sur scène, juchée sur un grand canasson en bois lors de Wazemmes l’Accordéon), le contraste entre les deux lieux est frappant. Et semble préfigurer ce qui attend la rue des Sarrazins.

Un peu plus loin, La Réserve, un « Bar à Manger », s’est installé récemment. S’il n’est ouvert que le vendredi soir en week-end – et ne participe donc qu’à la marge à cette gentrification « festive » – il organise régulièrement des vernissages d’exposition. Une pratique culturelle qui contribue aussi, à sa manière, à chambouler les habitudes du quartier. En attirant sans doute une clientèle plus âgée qu’ailleurs, mais plus hûpée qu’avant. « Ici, les gens ont plutôt entre trente et cinquante ans », raconte Sandrine, la quarantaine approchante. Elle qui dit « ne sortir qu’ici » explique : « je suis plus tranquille. En tant que meuf, c’est quand même plus paisible que dans d’autres lieux ». Deux autres clients, chemises et vestes soigneusement repassées, racontent : « on vient à la fois ici, et dans le Vieux-Lille, ça dépend des fois ». L’un habite dans le quartier, l’autre à République : « comme ça je suis entre les deux ». La discussion est interrompue par une descente de la Municipale. Et suscite cette analyse qui, un peu comme cette histoire de bars à Wazemmes, commence bien et finit mal : « la mairie fait ce qui fait plaisir à ceux qui votent. Et ceux-là ils habitent ici, mais ils ne vont pas dans les bars. C’est ça aussi : les jeunes ils ont qu’à voter. La solution, c’est peut être juste la démocratie ». La descente de flics les navre ; mais surtout parce qu’on approche d’1h du matin, et qu’ils ne savent plus où aller pour continuer la fête.

Tropismes de classe

Pour autant, la politique municipale de gestion de la vie nocturne apparaît vite au cœur des préoccupations de la plupart des autres personnes qu’on interroge 3. Sans qu’on aille même les chercher là-dessus, les remarques sur le mode du : « Wazemmes c’est plus pareil, tout est cadenassé » font florès. Au point d’en devenir embarrassant. Au fond, tout se passe un peu comme si l’opposition à la réglementation soudait un certain milieu social, blanc, la trentaine diplômée pour le dire vite, et dont la commune expérience se nouerait autour des pratiques festives. Un milieu qui serait focalisé sur un ennemi commun, les flics et la mairie, mais uniquement sur la base de ses intérêts matériels.

Sur le trottoir d’un bar de la rue Henri Kolb, où on termine notre maraude, un ami du patron commence par resservir l’hymne officiel du quartier : « À Wazemmes, tout le monde se connaît, ça se mélange, ça brasse ». Puis le discours s’étiole : « Après en même temps, dans dix ans, c’est clair que Wazemmes ça sera un peu comme le Vieux-Lille ». Ce truc autour de la « fatalité » nous revient dans la tronche. Parce qu’il pose une question difficile – celle qui, dans le fond, nous hante tout ce papier : comment politise-t-on la question des bars ? Peut-on se contenter d’un regard de « consommateur averti », et d’esquiver certains rades plutôt que d’autres ? Au cours des échanges, une personne nous rappelait cette réalité troublante, dont beaucoup ont fait l’expérience : « c’est difficile de convaincre ses proches, même bien marqués à gauche, de ne plus fréquenter les bars où on sait pourtant qu’on y trouve du sexisme et du racisme, que ce soit de la part des patrons ou des clients ». Ce n’est sûrement pas cette petite virée nocturne qui nous permettra de trancher sur la (non) politisation du milieu festif de Wazemmes. Mais elle n’aura pas non plus dissipé un fort goût d’amertume, qui ne devait pas sa ténacité qu’à l’engloutissement – certes frénétique – de quelques litres de triple fermentation...

Diolto, Jacques T., Lawrence

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