Une tribune pour les luttes

Les attentats du 13 novembre 2015 expliqués par la presse jeunesse : des choix éditoriaux au garde-à-vous

Chloé Jiro - Acrimed

Article mis en ligne le jeudi 17 décembre 2015

Lire l’article sur le site d’Acrimed avec l’ensemble des illustrations et citations

Comment parler des attentats avec les enfants ? Une question difficile à laquelle ont dû se confronter parents, proches et personnels éducatifs dans les jours qui ont suivi. Les professionnels de la presse jeunesse ont alors proposé des supports au contenu parfois…. très discutable.

Nous avons étudié la première édition post-attentats de six médias s’adressant aux enfants, sur une tranche d’âge de 6 à 14 ans :

- Le Journal des Enfants (pour les 9-14 ans) : « Plusieurs attentats frappent Paris », mis en ligne le 15 novembre ;
- Astrapi (pour les 7-11 ans) : édition spéciale mise en ligne le 15 novembre ;
- Le Petit Quotidien (pour les 6-9 ans) : édition du 17 novembre, mise en ligne le 15 novembre ;
- Mon Quotidien (pour les 10-14 ans) : édition du 17 novembre, mise en ligne le 15 novembre ;
- Le P’tit Libé (pureplayer pour les 7-12 ans) : n°3 « Les attentats de Paris », mis en ligne le 16 novembre ;
- 1 jour 1 actu (dès 8 ans) : n° 92, édition du 20 au 26 novembre 2015, mise en ligne le 18 novembre.

Ces médias ont donc publié assez rapidement des éditions spéciales, articles en ligne ou brochures téléchargeables, sur les attentats, les parents et les personnels éducatifs étant invités à s’appuyer sur ces ressources.

À l’exception du P’tit Libé, tous ces titres (presse papier) sont présents dans de nombreux établissements scolaires (Bibliothèque Centre Documentaire, et Centre de Documentation et d’Information) validés par les prescripteurs que sont les enseignant-e-s. Ils touchent une large audience : à titre d’exemple le JDE est tiré à 45 000 exemplaires, Astrapi à environ 60 000, Le Petit Quotidien et Mon Quotidien à environ 50 000 chacun. Il faut aussi tenir compte du fait que leur présence dans les établissements scolaires démultiplie le nombre de lecteurs et lectrices par exemplaire (l’audience étant donc très largement supérieure à la diffusion). Ces productions sont donc loin d’être anecdotiques.

Or à la lecture des éditions « spéciales attentats », émises par quatre entreprises de presse différentes (Bayard, Playbac, Libération et la Société alsacienne de publication), on peut identifier quatre éléments de discours récurrents, loin de l’« objectivité journalistique » pourtant particulièrement requise lorsqu’on s’adresse à des enfants.

1. Les musulmans tranquilles

Où l’on apprend qu’en France les « bons musulmans » ne font pas de vagues - c’est d’ailleurs à ça qu’on les reconnaît :

Si la préoccupation de lutter contre les amalgames et la stigmatisation des musulman-e-s est louable, on peut regretter cet éloge de la discrétion : il laisse en effet entendre que les musulman-e-s qui seraient un tant soit peu trop visibles ou bruyant-e-s sont potentiellement suspect-e-s.

2. « Notre » mode de vie et le prosélytisme terroriste

Les terroristes auraient attaqué un concert, un stade et des terrasses de bar pour « nous » convertir à leurs règles religieuses, alors que la France est un pays de libertés, ce qui leur est insupportable :

Cette idée que nous vivons dans une démocratie parfaite et enviable dans le monde entier et, parallèlement, la présentation caricaturale des motivations des terroristes, mériteraient davantage de circonspection, en particulier dans des médias qui s’adressent à des enfants et contribuent à façonner leur compréhension du monde. Car derrière ces clichés et cette valorisation de « notre » mode de vie, c’est encore le mythe du « choc des civilisations » qui transparaît et qui peut s’insinuer dans l’esprit des lecteurs et lectrices.

3. L’état d’urgence c’est bien, la police et l’armée nous protègent

Comment la France se protège ?
Le président de la République François Hollande a été très clair : la France va combattre ces terroristes. Il a décrété [ordonné] l’état d’urgence dans tout le pays. C’est une mesure qui permet à la police, l’armée, de mener de nombreuses actions pour protéger le pays. De très nombreux militaires sont arrivés en renfort.

Il y a bien là une description factuelle : l’augmentation des forces policières et militaires suite à la mise en place de l’état d’urgence. Cependant le fait de présenter ces mesures - et le renforcement des services de renseignements - comme positives et nécessaires « pour protéger les Français » sans évoquer les critiques qu’elles ont suscitées repose sur le principe que la limitation des libertés et la restriction des droits est logique et légitime. Il s’agit donc, sous couvert d’information, d’un positionnement idéologique.

4. Il y a bien une guerre ailleurs mais c’est contre le terrorisme islamiste et il faut donc la poursuivre

Il est plutôt positif que les médias prennent la peine de lier les attentats du 13 novembre à la politique internationale militariste de la France. Il est d’autant plus dommage que les enjeux économiques soient esquivés, au profit d’un discours manichéen qui propose comme seul modèle explicatif le motif de la vengeance face à la « guerre juste » menée par la France.

5 [BONUS] Au fait : C’est la Troisième Guerre mondiale !

La palme revient sans conteste à Playbac Presse qui explique tranquillement dans ses deux publications (Le Petit Quotidien et Mon Quotidien, à partir de 6 ans donc…) que c’est la Troisième Guerre mondiale.

Quatre grandes thématiques donc, dont le moins que l’on puisse dire est qu’elles sont traitées en ayant recours à une simplification certaine. Malgré la préoccupation d’intégrer des aspects délicats, ce traitement des attentats vire en effet parfois à l’auto-caricature, et correspond somme toute au discours dominant. Habituer les enfants à l’idée d’une guerre qui dure, à distinguer les « bons » et les « mauvais » musulmans, accréditer l’idée d’un « choc de civilisation », les accoutumer à ne se sentir en sécurité qu’entouré-e-s de policiers et de militaires… Voilà, en définitive, quasiment la seule perspective offerte par la presse jeunesse au lendemain des attentats.

Chloé Jiro

Retour en haut de la page

Répondre à cet article

Vos commentaires

  • Le 18 décembre 2015 à 18:57, par gerin bernard En réponse à : Les attentats du 13 novembre 2015 expliqués par la presse jeunesse : des choix éditoriaux au garde-à-vous

    Bon, résumons : on a donné aux enfants la même soupe que celle à laquelle les adultes ont eu droit.

    Le plus révélateur dans cette histoire, c’est qu’on prend les adultes pour des enfants en bas age et non pour les « citoyens » qu’on invoque si souvent pour obtenir leur « attitude responsable », c’est à dire leur acceptation d’un nombre phénoménal d’arnaques.

    Pour le reste je vais voir la chose sous l’angle de mon fils de 7 ans. Il a eu droit à un de ces journaux, qui a servi de support à sa prof pour discuter avec la classe.
    On n’y avait pas droit au « bonus ». Le reste qui permettait effectivement de contrebalancer l’effet anxiogène des infos de l’immédiat ne m’a pas semblé malvenu, y compris le côté « bons musulmans » étant donné ce que certains minots entendent chez eux à ce sujet.

    Bernard

  • Le 23 décembre 2015 à 12:28, par Mikaël En réponse à : Les attentats du 13 novembre 2015 expliqués par la presse jeunesse : des choix éditoriaux au garde-à-vous

    Etrange de se faire donner des leçons de bon journalisme par un article qui manie lui-même l’interprétation abusive, la décontextualisation, voire la transformation des propos.

    Notamment la référence à un "éloge de la discrétion" quand les articles d’origine utilisent le terme "tranquille" renvoyant simplement à la paix. Libre à l’auteur de l’article d’interpréter mais cela ne vaut guerre mieux que la "caricature" ici critiquée.

    Quant à la question "est-ce la 3e guerre mondiale ?", elle a été posée par bien des enfants et des adultes, et les réponses qui sont citées ici ne sont pas "oui" mais bien plus nuancées.

    Bref, je ne vous fais pas l’analyse complète de ce qui n’est qu’une interprétation très subjective et presque de mauvaise foi...
    Il y a bien des batailles d’idées à mener, sur les thèmes ici cités, je les partage, mais utilisons notre énergie plus intelligemment.

Soutenir Mille Bâbords

Pour garder son indépendance, Mille Bâbords ne demande pas de subventions. Pour équilibrer le budget, la solution pérenne serait d’augmenter le nombre d’adhésions ou de dons réguliers.
Contactez-nous !

Thèmes liés à l'article

Médias c'est aussi ...

0 | ... | 5 | 10 | 15 | 20 | 25 | 30 | 35 | 40 | 45 | ... | 55