Une tribune pour les luttes

En abusant de "l’antisémitisme "

Lettre d’Israël, par Ran HaCohen

Article mis en ligne le samedi 22 novembre 2003

Abusing ’Anti-Semitism’, 29 septembre 2003 www.antiwar.com

La veille de la nouvelle année juive est une excellente occasion pour ce que la tradition juive appelle Kheshbon Nefesh, ou un examen de conscience sur le soi- disant "antisémitisme", qui est devenu l’élément le plus important de l’identité juive. Les Juifs peuvent croire en Dieu ou pas, manger du porc ou pas, vivre en Israël ou pas, mais ils sont tous unis dans leur croyance illimitée en l’antisémitisme. Quand un Palestinien tue d’innocentes victimes israéliennes, c’est de l’antisémitisme. Quand des Palestiniens attaquent des soldats de l’armée d’occupation d’Israël dans leur propre village, c’est de l’antisémitisme. Quand l’Assemblée générale des Nations unies vote par 133 contre 4 pour condamner la décision d’Israël d’assassiner le leader élu des Palestiniens, ceci veut dire qu’exceptés les États-Unis, la Micronésie et les Îles Marshall, tous les autres pays du monde sont antisémites. Même quand une femme palestinienne enceinte est stoppée à un check-point israélien et accouche en plein air, la seule leçon à en tirer est que le journaliste de Ha’aretz Gideon Levy - qui a rapporté deux cas semblables en quinze jours, dont un dans lequel l’enfant est mort - est un antisémite.

L’antisémitisme est une explication passe-partout. Tout ce qui déplaît à une oreille anti-palestinienne n’est rien d’autre qu’une manifestation d’antisémitisme. La conscience juive focalisée sur l’antisémitisme a pris la forme de théories de conspirations antisémites, comme celle des Protocoles des Sages de Sion : alors que les classiques de l’antisémitisme lient toutes les calamités à une conspiration juive, les Juifs lient toute critique d’Israël à une conspiration antisémite. Comme nous allons le voir, ceci n’est pas la seule similarité entre l’anti- palestiliennisme et l’antisémitisme.

Il est grand temps de le dire tout haut : dans tout le cours de l’histoire juive, depuis l’exil babylonien au VIème siècle avant JC, il n’y a jamais eu une période bénie par aussi peu d’antisémitisme que la nôtre. Il n’y a jamais eu un temps meilleur pour la vie des Juifs que le nôtre. Il y a juste deux générations, l’antisémitisme était une attitude politique et culturelle légitime dans la plupart des puissances mondiales. L’antisémitisme était quelque chose que vous pouviez exprimer ouvertement, et même avec fierté. Détester les Juifs était aussi naturel que détester les cafards de nos jours. À présent, l’antisémitisme est un tabou et une offense criminelle dans tous les pays développés du monde. Même les groupes réellement antisémites nient leur fond antisémite, le sachant politiquement inacceptable. Contrairement aux siècles passés, où l’antisémitisme était en proportion directe avec le nombre de Juifs dans le pays concerné et représentait une menace directe pour eux, les pays où l’antisémitisme est encore actif de nos jours, surtout des pays musulmans pauvres, sont quasiment vides de Juifs, si bien que le danger pour les Juifs y est minimal ; les représentants des communautés musulmanes en Occident doivent abandonner leur antisémitisme, une pré-condition pour entrer dans le système politique.
Il y a seulement quelques générations - mis à part le Génocide - les Juifs étaient traités comme des citoyens de deuxième classe dans tous les lieux à forte présence juive. Les droits civiques et religieux leur étaient niés de manière presque universelle. Des limites étaient mises à l’accès des Juifs aux universités et à de nombreuses professions, au fonctionnariat et à toute position de pouvoir ; parfois, se marier et faire des enfants dépendait de quotas et d’autorisations. Une telle oppression et discrimination institutionnalisée est non seulement totalement morte de nos jours, elle est complètement inconcevable. Avec une exception révélatrice (Israël, où les Juifs non orthodoxes religieux sont soumis à discrimination), les Juifs ont une pleine liberté religieuse partout où ils sont. Ils ont une citoyenneté complète partout où ils sont. Ils ont la pleine citoyenneté où qu’ils vivent, avec des droits politiques, civiques et humains comme tout autre citoyen. Ça n’a l’air de rien, mais ce n’était pas le cas il y a seulement quelques générations et tout au long des premiers et seconds millénaires. Les régimes répressifs se sont effondrés, ou bien leur population juive les a quittés.

De nos jours, un Juif orthodoxe peut entrer en lice pour le poste le plus puissant sur terre, celui de Président des États-Unis (personnellement, j’espère qu’il ne gagnera pas). Un Juif peut être maire d’Amsterdam dans la Hollande "antisémite", ministre en Grande- Bretagne "antisémite", un intellectuel très en vue en France "antisémite", un Président de la Suisse "antisémite", l’éditeur en chef du principal quotidien du Danemark "antisémite" ou un magnat industriel de la Russie "antisémite". Rien de tout cela n’était imaginable il y a un siècle. Les Juifs ont un accès libre et illimité à toutes les institutions dans tous les pays où ils vivent ; ironiquement, un Juif converti est même mentionné comme successeur possible au Saint Siège. En même temps, l’Allemagne "antisémite" (terre de la communauté juive à la croissance la plus rapide) donne gratis trois sous-marins à Israël, la France "antisémite" a fourni à Israël sa technologie nucléaire pour ses armes de destruction massive, et l’Europe "antisémite" a reçu Israël comme seul pays non européen, dans toutes sortes de choses, des ligues de football et de basket-ball au concours de l’Eurovision, et a accordé aux universités israéliennes un statut spécial pour le financement de la science.

L’Holocauste a été la plus grande catastrophe de l’histoire des Juifs, et parmi les plus grands crimes de l’histoire de l’humanité - mais le fait même que ceci soit si évident est une grande victoire sur l’antisémitisme. Le terme "génocide", inventé par un survivant juif de l’Holocauste (R. Lemkin) sur le modèle du génocide des Juifs, a fait son chemin dans la législation internationale et a été déclaré comme un crime par presque tous les pays de la terre, y compris finalement (après un long délai honteux) par les États-Unis. L’Holocauste est (à juste titre !) devenu le prototype du génocide, un synonyme de Crime contre l’Humanité. Il y a eu d’autres génocides au XXème siècle - il suffit de mentionner le génocide arménien par les Turcs (qui a précédé et inspiré l’Holocauste) ou le génocide des Tutsis au Rwanda (qui fut plus "efficace" que l’Holocauste). Cependant, alors que les autres génocides se battent encore pour être reconnus, le génocide des Juifs est le seul qui ne soit pas mis en question, au point que sa négation est une offense criminelle dans certains pays. Aucun autre génocide n’approche les 250 musées et instituts de recherche dédiés à l’Holocauste autour du monde, et aucun autre survivant d’un génocide n’a reçu autant de compensations financières que les Juifs persécutés. Dans un tel monde, quiconque crie "antisémitisme !" deux fois par jour a la lourde charge de la preuve sur ses épaules.

L’État d’Israël a toujours exploité cyniquement les allégations d’antisémitisme, en condamnant de supposés antisémites et en collaborant à volonté avec d’authentiques antisémites. La semaine dernière, pour ne citer qu’un exemple mineur, alors que le monde était outragé par la déclaration du monarque italien Berlusconi pour qui son prédécesseur Mussolini "n’avait tué personne mais seulement envoyé des gens passer leurs vacances en exil" - ce qui n’est pas loin du négationisme - la seule réaction israélienne fut celle d’un porte-parole non identifié du second ministre du Ministère des Finances, qui balbutia "Si ces mots ont été dits (!), on ne peut pas être d’accord, parce que l’Histoire parle d’elle même" (Ha’aretz 14/9, bas de page 12). La raison de ce cri assourdissant est simple : Berlusconi, comme la plupart des extrémistes de droite, a pris une position nettement pro- israélienne en Europe [1] Alors, laissons le nier l’Holocauste s’il le veut, Israël se montrera compréhensif. Après tout, Israël a été le plus proche allié du régime le plus raciste de l’époque de l’après 2ème guerre mondiale, l’Apartheid Sud Africain : les considérations morales n’ont jamais joué le moindre rôle dans la politique et le diplomatie israéliennes.

Au niveau étatique, certains peuvent lui trouver l’excuse de la Realpolitik. Le lobby pro-israélien institutionnalisé a compromis son intégrité à un tel point que je ne serais pas surpris si, disons, l’Anti Defamation League [2], qui crie chaque jour au loup antisémite, salue maintenant l’apologue fasciste Berlusconi comme un homme d’État distingué ; en vérité, ce record mondial d’hypocrisie a eu lieu cette semaine même [3]. L’invocation permanente de "l’antisémitisme" de la part de gens et d’institutions juives qui essaient de maintenir un semblant d’intégrité est bien plus troublante. De telles affirmations prennent bien des formes originales : par exemple, certains Juifs ont pour passe-temps, moralement répugnant, de rechercher les pires cas d’oppression - atrocités russes en Tchétchénie (dont les anciens combattants, à propos, rejoignent l’armée israélienne), les Chinois au Tibet - ce qui est censé "prouver" que l’attention des médias sur Israël est motivée par l’antisémitisme. Comme si ce n’était pas une honte suffisante d’être sur la première liste des malfaisants, comme s’il ne fallait protester que contre la médaille d’or de cette compétition satanique, mais ni contre le bronze ou l’argent. Et je me demande combien de ces spécialistes pro-tibétains en chambre ont fait quoi que ce soit pour libérer le Tibet, si ce n’est d’exploiter ses souffrances pour détourner des atrocités israéliennes.

L’abus de l’antisémitisme supposé est moralement méprisable. Il a fallu des centaines d’années et des millions de victimes pour faire de l’antisémitisme - un cas particulier de racisme qui a conduit historiquement au génocide - un tabou. Les gens qui abusent de ce tabou pour soutenir la politique raciste et génocidaire d’Israël envers les Palestiniens ne font rien de moins que de désacraliser la mémoire des victimes juives, dont la mort, dans une perspective humaniste, n’a de sens que tant qu’elle sert à une mise en garde éternelle du genre humain contre toutes les sortes de discriminations, de racisme, et de génocide. D’autre part, décrire les oppresseurs comme des victimes - une caractéristique standard de la propagande anti-palestinienne - est précisément ce que l’antisémitisme a toujours fait : dans les calomnies sanglantes qui décrivaient des victimes juives sans défense comme des persécuteurs d’enfants chrétiens, ou dans l’accusation ultime de meurtre du Christ, qui fit un usage trompeur de la persécution des premiers chrétiens pour légitimer la persécution des Juifs une fois que l’équilibre du pouvoir fut changé. Ainsi, évoquer les victimes juives du passé pour défendre les oppresseurs de maintenant - souvenez-vous qu’Israël a une des armées les plus puissantes sur terre - est une faute morale qui est à égalité avec, et de façon gênante similaire à, l’antisémitisme lui-même.

Bonne nouvelle année 5764. Ran HaCohen,
Traduit de l’anglais par JP Bouché, AFPS Toulouse,
http://www.toulouse-palestine.org/

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Notes

[1Rappelons aussi que les précurseurs de la droite israélienne actuelle, Jabotinsky et le Mouvement Révisionniste, eurent de bonnes relations avec le régime mussolinien. Les premiers éléments de la future marine Israélienne furent formés et entraînés par les fascistes à Civitavecchia de 1934 à 1936. Une raison supplémentaire pour Israël de ne pas s’offusquer des amabilités du Pitre Berlusconi pour le Duce Mussolini...(NdT)

[2La LICRA américaine, en plus malfaisant. (NdT)

[3Berlusconi vient effectivement de recevoir à New York le prix de l’ADF pour son soutien à Israël et à la "lutte contre le terrorisme". Pour Abraham Foxman, président de l’ADF, Berlusconi est "un ami, un bon ami, mais un ami qui a des défauts" (NdT)

[4Rappelons aussi que les précurseurs de la droite israélienne actuelle, Jabotinsky et le Mouvement Révisionniste, eurent de bonnes relations avec le régime mussolinien. Les premiers éléments de la future marine Israélienne furent formés et entraînés par les fascistes à Civitavecchia de 1934 à 1936. Une raison supplémentaire pour Israël de ne pas s’offusquer des amabilités du Pitre Berlusconi pour le Duce Mussolini...(NdT)

[5La LICRA américaine, en plus malfaisant. (NdT)

[6Berlusconi vient effectivement de recevoir à New York le prix de l’ADF pour son soutien à Israël et à la "lutte contre le terrorisme". Pour Abraham Foxman, président de l’ADF, Berlusconi est "un ami, un bon ami, mais un ami qui a des défauts" (NdT)

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