Une tribune pour les luttes

Bois d’ébène, article de la Voix des sans-papiers n°16

Article mis en ligne le vendredi 29 septembre 2017

Dans le langage des négriers blancs de glorieuse mémoire, les « bois d’ébène » étaient les esclaves noirs de la traite transatlantique, « or noir » de l’époque, valeur marchande absolue, sans égale. Pour ceux de nos jours, passeurs « arabes » et marchands d’hommes et trafiquants de même acabit (respectables hommes d’État et de société civile eurafricains), le « bois d’ébène » est le « migrant subsaharien », migrant absolu, nègre marron malgré lui. C’est que l’esclave marron d’antan, pourchassé et mis à mort pour l’exemple, lui tend sa main noueuse de frère paysan à travers les âges, c’est que le migrant aussi est fait de ce bois aussi dur et noir que le bois fourni par le cœur précieux de l’ébénier d’Afrique.

Bois d’Ébène, et…

Fabien Yene (militant subsaharien des droits humains). Bois d’ébène ?... Combien faut-il de temps pour le dire, deux secondes ?... Mais ça m’a tourné le sang, et mon cœur se fait gros… Mais pas assez pour le contenir du regard ce front d’enfants en marche à perte de vue, enfants d’esclaves, enfants esclaves que l’Afrique dissipe par millions. Nos vies sociales et particulières sont contenues, comprimées dans ces deux mots, aujourd’hui nous sommes le grand Nègre d’ébène en fuite, et je me débats toujours comme l’esclave marron dans ses chaînes. Je suis, comme l’enfant noir qui secoue le carcan à son cou, ce bois dur au cœur du grand ébénier d’Afrique.

La pire humiliation de ma vie je l’ai subie en Algérie. J’étais aux portes du Maroc, au bout de ma traversée du désert, j’ai été arrêté par la police algérienne. On nous a ramenés à Tamanrasset et au-delà vers le Mali. En plein désert, les policiers ont arrêté leurs camions, nous ont fait descendre. Les filles d’un côté, les gars de l’autre. En plein désert, pas de voies de fuite. Ils ont intimé à tout le monde : faites vos besoins. Là devant eux, et les filles devant les hommes. J’ai compris dans un éclair qu’on n’était plus des hommes et des femmes, on était des bêtes, un troupeau d’animaux sans intimité, sans dignité et pudeur humaine.

Au Maroc, j’y suis resté huit ans. Tout Noir est un « azi », un esclave, un captif. C’est sa valeur d’échange. Chaque migrant subsaharien vaut plus que son travail d’esclave, il vaut son pesant d’or. Au petit jour, on le voit faire le pied de grue « place du Tchad » (ainsi on appelle les lieux où chaque jour, dans chaque ville, se tient le marché des bras au noir, à Rabat le quartier Takadoum entre autres), il attend quelqu’un qui vienne l’engager à la journée. C’est souvent le seul moyen de mettre quelque chose sous la dent. Puis le soir son travail sera-t-il payé ? peut-être, peut-être pas. Mais il aura au moins avalé quelque nourriture non puisée aux poubelles.

Et partout les rafles. Sauvages. Les Européens, vous n’avez pas idée d’une rafle de police marocaine. J’ai été arrêté, j’ai perdu le compte combien de fois. Ma valeur d’azi (de celui qu’on ne peut même pas soupçonner qu’il refuse d’obéir aux ordres, tant il est réduit sans volonté à l’égal d’une chose), la valeur de ma vie tenait alors au nombre de signatures que je pouvais mettre au bas des pages qu’on me glissait sous les yeux. Je signais : Coulibaly, Mamadou, Binaté… j’étais seul, mais je valais 30, 50 azis arrêtés et empaquetés. Rien qu’à moi je faisais un gros paquet de répression exécutée et contresignée que le Maroc pouvait exhiber à ses mandants européens.

Et les femmes ? demandes-tu... Au Maroc, c’est bien connu, la femme migrante, surtout sénégalaise, est très convoitée. On ne s’en sert pas que pour les travaux ménagers les plus lourds. Après sa journée de travail, le patron le soir couche avec, ou l’amène au bordel.

Carolle. En France aussi l’esclavage a ses degrés. Ses degrés et son fond. Les sans-papiers sont les esclaves modernes et les femmes sans papiers sont plus esclaves que les hommes. C’est qu’elles sont plus isolées. On travaille dans l’aide à la personne, la garde d’enfants : dans les familles on nous « loge », c’est-à-dire qu’on est en service 24 heures sur 24, 7 jours sur 7, dans un isolement total. Des bonnes à tout faire, ayant charge d’enfants et de gens âgés ou malades, puis du ménage, de la cuisine. J’ai gardé ainsi une personne agée, handicapée hépileptique, pendant 3 ans, c’était très dur. Sans contrat, malgré toute mon insistance. Un jour j’ai eu les vertiges, j’ai demandé une permission pour consulter à l’hôpital. Quelques jours plus tard je me suis retrouvée à la rue, sans une explication.

Depuis, je galère encore davantage de petit boulot en petit boulot, dans le nettoyage, jobs sous-payés, jamais déclarés, remplacements dans les entreprises ou les crèches. Mes amies africaines, toutes pareil comme moi. Le fond le plus bas de l’esclavage.

Et je fais aussi du bénévolat chez les Petits frères des pauvres, c’est la planche où je m’accroche. Personne ne sais que je suis sans papiers. Je n’ai pas ce stigmate. Je m’y sens une personne normale parmi d’autres personnes normales, qui m’apprécient. Sans à priori défavorable du fait de ma situation de sans-papiers.

Je suis en France depuis dix ans, j’ai, dans mon dossier, toutes mes attestations annuelles de séjour, année après année, mais je ne suis toujours pas régularisée, je ne sais pas pourquoi. J’espère sortir un jour de mon coma, vivre libre. Cela veut dire, trouver un travail où je puisse donner mon potentiel, et puis reprendre mes études de psychologie (j’ai mon bac), et me sentir revivre, un être humain.

…et chair à patron, et…

Les Baras. Dans son numéro 12 (12 novembre 2014, p.11-12), la Voix des sans-papiers donnait la parole à ce collectif de travailleurs noirs en errance depuis bien des années dans la proche banlieue de l’Est parisien, en détresse depuis que la guerre de la France contre la Libye a eu, pour conséquence générale, l’enfer permanent dans ce pays, et particulière, mais tout aussi durable pour nombre d’honnêtes et pacifiques travailleurs subsahariens, maliens la plupart, l’émigration subie (sous contrainte armée libyenne) vers le pays agresseur. Qu’en est-il, trois ans après, des « Baras » et de leur calvaire est-parisien ? Écoutons-les :

« Nous vivions en Libye… Aujourd’hui, nous sommes en France pour travailler. La France est responsable de notre condition de sans-papiers aussi bien que de la guerre de 2011 qui nous a forcés à partir… Nous demandons sans cesse au préfet de nous régulariser… Nettoyage, bâtiment, gardiennage, restauration, tous ces secteurs nous exploitent car nous n’avons actuellement pas de statut… Toutes nos démarches et demandes d’hébergement auprès des pouvoirs publics (ministères, préfectures, et les 9 maires d’Est-Ensemble) ont toujours fait l’objet de refus… Nous avons occupé des bâtiments vides à Montreuil, à Bagnolet et aux Lilas. À chaque fois, nous en avons été expulsés… Une audience a eu lieu pour demander des délais supplémentaires afin qu’on puisse continuer à habiter dans notre maison… Nous sommes pour l’instant expulsables… Nous avons été expulsés par ordre de la préfecture le 29 juin 2017, au petit matin… Nous dormons sous le pont de l’échangeur de Bagnolet. La police nous empêche même de monter des tentes alors qu’il pleut et il fait froid… Est-ce que nous sommes des êtres humains ?... Nous n’avons pas de choix : la lutte continue... Nous vous invitons à participer à la soirée de soutien, ce soir samedi 1er juillet, à partir de 19h, place de la Fraternité (métro Robespierre). » (Collage de tracts : 4-2 et 17-9-2016, 1-7 et 5-7-2017)

Place de la Fraternité : à Montreuil, l’une des 9 communes dont les maires ont refusé tout hébergement aux Baras. On croirait rêver ! Et pourtant la mairie de Montreuil n’est pas seule à avoir assez d’estomac pour faire montre de sa vaine parole publique et en pratiquer l’opposé dans les faits. Elle marche en très bonne compagnie : « Liberté, égalité, fraternité », devise officielle de la République française, gravée partout dans le marbre, depuis un siècle et demi, au fronton de ses édifices publics. « Héritage du siècle des Lumières... invoquée pour la première fois lors de la Révolution française... inscrite dans la constitution de 1958 et... aujourd’hui partie de notre patrimoine national », peut-on lire sur le site de l’Élysée.

Prenons la présidence de la république au mot, plaçons-nous sur le même terrain : constitution en vigueur. Le triple « idéal commun » y est inscrit dès le préambule à la suite de la « solennelle » proclamation d’« attachement aux Droits de l’homme… tels qu’ils ont été définis par la Déclaration de 1789 » : droits qui, du coup, se trouvent établis en « principes » fondateurs et supérieurs de la constitution. La déclaration de ’89 (donc avec elle la constitution actuelle) énonce dans son préambule :

« L’ignorance, l’oubli ou le mépris des droits de l’homme sont les seules causes des malheurs publics et de la corruption des gouvernements » ; c’est pourquoi « les représentants du peuple français… ont résolu d’exposer, dans une déclaration solennelle, les droits naturels, inaliénables et sacrés de l’homme, afin que cette déclaration, constamment présente à tous les membres du corps social, leur rappelle sans cesse leurs droits et leurs devoirs ».

On n’oubliera pas non plus ceci : que la France fut parmi les premiers États rédacteurs de la Déclaration universelle des droits de l’homme, où d’emblée est invoquée cette « plus haute aspiration de l’homme » : « l’avènement d’un monde où les êtres humains seront… libérés de la terreur et de la misère ». D’où cet autre beau mot que « les êtres humains… doivent agir les uns envers les autres dans un esprit de fraternité » (article premier).

Donc, esprit et devoir de fraternité en vertu des droits de l’homme inaliénables, contre leur oubli ou mépris par les gouvernements. Mais voilà les Baras de nouveau à la rue ; de nouveau expulsés au mépris des droits de l’homme déclarés et constitutionnels ; de nouveau harcélés par la police républicaine qui ira de nouveau, pendant un mois et demi, jusqu’à les empêcher de monter des tentes-abris contre la pluie ; les voilà subissant de nouveau les conditions dégradantes qu’ils n’ont eu de cesse, ô excellentissimes seigneurs de la république, de vous prier qu’on leur épargne. Pendant un mois et demi, car les Baras ont aujourd’hui à nouveau un toit. Depuis le 13 août ils occupent, « illégalement » à nouveau et jusqu’à nouvelle expulsion, un lieu vide, rue des Bruyères aux Lilas.

Et le jeu du chat et du rat continue : l’un armé de la trique d’État, l’autre les mains nues et les yeux bandés. L’attentat aux droits et à la vie du faible par le fort, lâche à l’égard du puissant et puissant et terrible pour le faible, continue… et cette somme de misère d’État au quotidien, au nom de la République et de sa noble et pimpante devise : liberté, égalité, fraternité, continue.

Justice, législation et bandes armées d’État coalisées ont tant et si bien œuvré, banni les droits humains, qu’il n’en reste, non inscrite au fronton de la République, que la suprême vertu théologale républicaine : la propriété. Mépris des droits de l’homme, malheurs publics, corruption des gouvernements : abrégé encore enfant, en ’89, timide amorce qui portait en elle le corps social à venir comme la graine porte et nourrit l’arbre adulte. De te fabula narratur : c’est de toi que parle la fable républicaine !

Pénibilité au travail. La guerre aux pauvres ne continue pas seulement dans les rues et lieux d’abri de fortune, mais aussi sur les lieux de travail où elle s’aggrave avec le parti contre-réformiste (« transformiste ») au pouvoir et sa « loi travail », loi scélérate. Considérons le seul volet pénibilité, qui touche le plus directement les immigrés. Soient-ils sans ou avec papiers, sans ou avec contrat, ceux-ci, comme les Baras, comme tant d’autres précaires sans études, sont hommes de peine dans le bâtiment, nettoyage, sécurité, etc. : secteurs où la pénibilité est reine. Le « compte pénibilité » (rebaptisé présentement « compte prévention ») protégeait tant bien que mal (par ex., en avançant de deux ans l’âge de retraite) les travailleurs remplissant dix types de tâches pénibles. Quatre en sont maintenant rayés : manutention de charges lourdes, postures pénibles, vibrations mécaniques, risques chimiques. Ainsi, non tant la prévention que l’existence même de la pénibilité du travail manuel le plus dur, moins qualifié, est niée. Pour ce gouvernement aux ordres du Medef, on n’est plus des hommes et des femmes, mais simple chair à patron, « matériel humain ». Il y a, dans cette domination de classe sans mesure, davantage qu’un racisme primaire, de couleur de peau, il y a l’abîme de racisme social des faiseurs de loques humaines. Pour défendre leurs droits et leurs intérêts, leurs vies tout simplement, les migrants et sans-papiers sont partie prenante du front social qui se dessine avec un élan de luttes nouvelles, en ce mois de septembre.

…et chair qui crie !

« À chaque fois que je téléphonais à ma famille, ils me brûlaient avec une barre de fer rouge pour que je crie », témoigne un jeune homme de 23 ans kidnappé près du camp de Shagarab (Soudan). « Ma famille a envoyé l’argent ; mais ils ne m’ont pas relâché, ils m’ont vendu à d’autres trafiquants. »

Un tel témoignage est loin d’être un cas isolé. Même si le trafic pour rançonnement n’est pas mentionné dans les Protocoles Onu sur la traite des personnes et le trafic illicite de migrants, c’est là la terrible réalité que ces derniers subissent par centaines dans le Nord-Est de l’Afrique : un nouveau type de criminalité organisée transnationale et de violation des droits de l’homme. Les Érythréens en sont les premières victimes. Fuyant l’armée et la prison, la persécution gratuite et la pauvreté, ils traversent en nombre la frontière et rejoignent les camps de Kassala et de Kartoum au Nord du Soudan. Viennent ensuite les Éthiopiens. Qu’ils soient demandeurs d’asile ou réfugiés économiques, ils sont victimes des mêmes atteintes à leur intégrité physique et morale. Leur chair crie et leur âme est en sang.

Selon le Hcr (Onu), des nomades Rashaida sont les principaux acteurs de ce trafic. Ils rachètent les migrants aux passeurs ou les kidnappent près des camps, puis les emmènent dans le désert du Sinaï où ils les séquestrent dans des conditions insalubres et les torturent sans répit. Ils les forcent alors à contacter des proches vivant à l’étranger pour qu’ils payent la rançon de leurs vies. Le portable collé à l’oreille, ils leur font subir tourments et supplices pour qu’ils crient et qu’ils conjurent, tant que l’argent arrive.

Ces hommes et ces femmes resteront ainsi dans leurs cabanons pendant des mois. Il leur suffira de montrer leurs corps meurtris et déformés pour prouver l’inimaginable. Ce trafic de rançonnement n’a-t-il pas déjà, là-bas comme ailleurs, pris la taille d’un très rentable marché de l’inhumain ?

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