Une tribune pour les luttes

ACTEURS, PAS CASSEURS !

par Cinquième zone

Article mis en ligne le lundi 14 novembre 2005

Ces articles sont extraits du dernier numéro de cinquième zone (le n° 200) dont vous trouverez une présentation dans la rubrique "page ouverte à"

http://www.millebabords.org/article.php3?id_article=3164


Depuis près de deux semaines une révolte aveugle embrase toutes les banlieues.

Elle est le résultat de 30 années d’enfermement social des générations issues de l’immigration d’Afrique du Nord et d’Afrique Noire.

Contrairement à mai 68 ou même aux révoltes des paysans (comme la grande Jacquerie de 1357) ces révoltés ne prennent pas pour cible les responsables de leur situation mais leur propre environnement.

C’est une explosion brutale qui s’en prend à tout ce qui symbolise l’intégration sociale. On brûle non seulement les voitures, l’objet le plus représentatif de la liberté et de la réussite individuelles, mais aussi les écoles qui sont le seul moyen de se sortir des conditions de vie des quartiers.

Si chaque acte pris dans sa particularité est odieux, incompréhensible et inutile, l’ampleur des dégâts appelle un autre point de vue. Elle signifie que toute une génération est rendue folle par une absence totale de perspectives sauf celle d’être chômeur à vie et d’être condamné à survivre dans son quartier. Elle fait tout simplement la politique de la terre brûlée, quand plus aucun espoir n’est permis.

Il se peut que les hommes politiques le comprennent enfin, mais il y a peu à attendre de ce côté-là si, une fois les événements passés, la vie reprend son cours ordinaire.

Mais le point positif de cette révolte est qu’elle a, comme en mai 68, libéré la parole.
Et cette nouvelle liberté permet la prise de conscience de tous les jeunes, pas seulement des quartiers, pour imaginer une autre société que celle du pognon et de l’oppression.


Le bilan provisoire des deux semaines d’émeutes dans les cités de tout le pays est lourd : trois morts, des centaines de blessés, des milliers d’interpellations, des centaines de peines de prison distribuées à la chaîne, sept ou huit mille voitures incendiées,
des commerces, des gymnases, des locaux municipaux, des écoles dévastés et des millions de mots et d’images.

Sur les raisons profondes de la crise, tout a été dit. D’abord le chômage (30 à 40%
dans certaines cités, plus de 50% chez les jeunes sans diplômes), la concentration de la pauvreté dans des grands ensembles tristes et mal entretenus, éloignés des centres-ville et des emplois, mal desservis par les transports. Les discriminations et le racisme. Une école dans laquelle beaucoup de jeunes ne croient plus. Au total, le sentiment d’être condamné à végéter dans des cités dépotoir, fuies par ceux qui réussissent et hantées par ceux qui n’ont d’autre avenir que de tenir les murs.

Tout le problème est que si les causes sont bien connues, les remèdes, eux, semblent hors d’atteinte, surtout des responsables qui, prisonniers volontaires du système qu’ils défendent, ne peuvent rien de plus que de vagues discours et quelques promesses sitôt dites, sitôt oubliées.

Avec un tel cocktail, ce n’est pas l’explosion actuelle qui est étonnante. C’est qu’elle n’ait pas eu lieu plus tôt et plus fréquemment. Survenant au lendemain des provocations de Sarkozy, la mort des deux adolescents de Clichy dans un transformateur EDF a tout déclenché. Ça a été l’embrasement (au sens figuré comme au sens propre), d’abord en Ilede-France puis dans tout le pays.

Dix-sept nuits plus tard et quelques milliers de voitures en moins (et plus grave
d’écoles), on en est toujours là : des jeunes (tout jeunes ! plus de la moitié des interpellés sont mineurs) qui font le lendemain ce qu’ils ont fait la veille : incendier
quelques voitures, des policiers qui s’énervent, un ministre de l’Intérieur qui fait dans le comique troupier, un gouvernement burlesque qui proclame l’état d’urgence et n’exclut pas de recourir à l’armée tout en ressortant l’inusable « Plan Marshall pour les banlieues » promis à chaque crise...

Selon toute probabilité, malgré sa gravité, cette crise va se terminer comme les précédentes : les jeunes vont se lasser, les garagistes vont faire des affaires, les ministres
vont retourner aux leurs et les choses continueront comme d’habitude avec, peut-être, quelques subventions récupérées pour les associations qui tentent de tenir sur le terrain, des jeunes encore plus déboussolés et des adultes plus inquiets.

Jusqu’à la prochaine explosion, plus grave, plus violente et plus désespérée.
Ce n’est pas de la divination : c’est ce qui fonctionne aux Etats-Unis depuis
des décennies.

A moins que, d’ici là, ne se lève une génération de jeunes capables de comprendre
comment fonctionne la société, quelles sont les forces à l’oeuvre, comment les
groupes sociaux défendent leurs intérêts, bref d’avoir une compréhension politique
des choses et non pas seulement en termes d’appartenance à un clan, une cité, une « ethnie » (qu’est-ce que c’est que ça ?), une religion ou une communauté.

Parce le fond de la question se trouve bien là. Les jeunes brûlent et cassent parce qu’ils souffrent de la situation qui leur est faite, de leur présent médiocre et de leur avenir confisqué. Privés de la culture qui leur permettrait d’expliquer ce qui arrive et de trouver des solutions efficaces, ils enragent, se fabriquent un univers peuplé de forces hostiles mythiques (les Keufs, la cité d’en face, la fatalité) et retournent en définitive leur violence contre eux-mêmes et contre leurs proches.

C’est la génération sacrifiée.
Délaissée par un capitalisme qui, pour le moment, n’a pas besoin de leurs bras.
Délaissée par un Etat qui trouve plus commode et moins cher de laisser la police
tenir le rôle de tous les services publics.
Mais délaissée aussi par les partis et les syndicats qui, jadis, se donnaient pour but de rassembler les exploités, de les éveiller à la conscience d’appartenir à un même camp par delà les différences apparentes d’origine, de culture et de langue.
C’est un énorme travail d’éducation qu’il faudrait entreprendre pour que les
jeunes des cités deviennent des acteurs conscients de la vie sociale.
Il est plus que temps.
Si les organisations qui auraient les moyens de conduite cette action de longue haleine ne baissent pas les bras une fois la crise actuelle assoupie et, en attendant la prochaine, retournent à leur train-train, loin des quartiers où en prend plein la tête.


Le Petit Nicolas a mis le feu au lac

En descendant dans les cités de La Courneuve puis d’Argenteuil à la tête de véritables
armadas policières pour insulter les jeunes menacés d’être « nettoyés au kärcher » puis
traités de « racaille » dont il faudrait « se débarrasser » Sarkozy a mis le feu aux
poudres. Il aurait délibérément décidé d’embraser les cités qu’il ne s’y serait pas pris
autrement.

Sous prétexte de lutte contre la délinquance, Sarkozy s’est fait le symbole de la démagogie sécuritaire qui se traduit, dans les faits, par une persécution des jeunes (la minorité de délinquants, parfois, mais aussi trop souvent tous les autres) dont, bien souvent, les adultes n’ont pas idée. Survoltés par les discours du ministre, certains policiers - pas tous ! - dépassent les bornes, multiplient les contrôles, se permettent des gestes et des mots limite et, à la moindre réplique, font tomber « l’outrage à agent » et les demandes de dommages et intérêts.

Qu’ils aient été poursuivis par la police ou pas, la fuite des trois adolescents de Clichy vers la centrale EDF où ils savaient qu’ils risquaient leur vie dit mieux que tout ce que sont les relations de la jeunesse et de la police. En se rendant dans les cités de la façon dont il l’a fait, ce n’étaient pas les délinquants que défiait Sarkozy. C’était tous les jeunes qu’il agressait et c’est ainsi qu’ils l’ont compris. La menace du karcher et le terme de racaille ont été pris pour ce qu’ils sont : des injures grossières. En les jetant à la face des jeunes, Sarkozy croyait épater ses amis de Neuilly et séduire l’extrême-droite. Sauf que le mépris et la haine qu’il exprimait sont ceux que ressentent quotidiennement des centaines de milliers de jeunes et d’adultes regardés partout comme de la « racaille » parce qu’ils habitent telle cité, qu’ils portent tel vêtement, ou que leur visage dit leur origine immigrée.

C’est un véritable mépris social, un mépris de classe, qu’exprimait le ministre de l’Intérieur, celui du parvenu en mocassins légers, porte parole obtus des préjugés de ses semblables contre ceux qu’ils exploitent. Le petit Nicolas s’est cru dispensé de mesurer ses propos, il s’est pris la grosse tête, ça lui est revenu en boomerang.

Racaille ou pas, délinquants ou pas, tous ceux qui vivent dans les cités (ou qui, comme Lilian Thuram, y ont vécu et ne l’ont pas oublié) se sont sentis offensés. Ils n’ont pas pardonné au ministre ses propos imbéciles, irresponsables et, effectivement, impardonnables.

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