Une tribune pour les luttes

Débat : La caisse de grève, un bon outil s’il est bien calibré

Article mis en ligne le mardi 31 juillet 2018

Dans Alternative libertaire de mars 2018, Théo Roumier (SUD-Education) s’interrogeait sur les limites des caisses de grève. Trop centralisées, elles risquaient de renforcer le pouvoir de contrôle sur la base de certaines bureaucraties syndicales. De façon générale, elles risquaient d’alimenter une culture de « lutte par procuration ». Un camarade du groupe anarcho-syndicaliste Salvador-Seguí a voulu lui répondre sur ces deux points.

C’est toujours avec plaisir qu’on accueille les articles sur les caisses de grèves. Dès lors qu’il s’agit de penser et donner des pistes pour améliorer nos luttes, les militants savourent. L’article du camarade Théo Roumier « Pour ou contre les caisses de grève ? », paru dans Alternative libertaire de mars 2018, est très bienvenu. J’avais moi-même écrit, dans Le Monde libertaire, deux articles sur le sujet : « L’arme de la caisse de grève » [1] et « Proposition de structuration d’une caisse de grève interprofessionnelle » (un autre aussi en réponse à un camarade du SUB-CNT qui n’avait pas apprécié que je n’ai pas parlé des caisses de grève de la CNT-Vignoles).

J’avais moi-même commencé à m’intéresser au sujet suite à des discussions avec différentes instances de la CGT concernant les statuts de mon syndicat. L’idée que les caisses de grève permanentes seraient illégales y est très développée. J’ai pu m’en rendre compte encore récemment en discutant par hasard, dans le cadre de mon travail, avec une responsable confédérale (elle était présente en tant que cliente). Mon premier article avait donc pour but d’en montrer la totale légalité et légitimité. Et, comme Théo Roumier, j’avais cité la bien curieuse Cnas de la CFDT, mais aussi l’Epim de l’UIMM, patronat de la métallurgie. Profitons donc de cette occasion pour inviter les camarades cégétistes libertaires ou sympathisants à mettre la question à l’ordre du jour de leurs organisations syndicales respectives confédérées à la CGT. Car il est quand même fou que la principale organisation syndicale de France n’en dispose pas. Elle a pourtant la capacité de créer des caisses spéciales de secours mutuel.

Le second article était une invitation à créer une caisse de grève interpro à travers une union de syndicat. Le but était qu’elle puisse être utilisée pour tout le monde, sans distinction de confédération et sans capacité d’intervention dans la vie des syndicats. De même, je profite donc de cet article pour appeler les syndicalistes de tous les horizons et de toutes les confédérations à constituer une union de syndicats à travers des structures existantes ou à en créer dans ce but. Il suffit de deux syndicats professionnels pour constituer une union de syndicats interprofessionnelles [2].

L’article de Théo pose également la possibilité de caisses moins formelles, des dons directs ou presque des différentes cagnottes qui peuvent être récoltées. En effet, ce n’est pas négligeable ! Les dons non réguliers peuvent être précieux en période de fort mouvement social.

Mais il y a deux points sur lesquels j’aurais quelques bémols à émettre, et ce, dans le but de contribuer simplement à notre cause commune. Premièrement, dans le cadre de caisses de grèves nationales (la terminologie mériterait d’être plus explicite, car les formes sont très variables : compte en banque servant de caisse spéciale de secours mutuel, caisses noires, dons directs…), le risque d’un frein d’une direction face à une base remuante est facilement évitable. Il suffit de définir clairement les statuts régissant le fonctionnement de la structure. En affirmant le type d’usage autorisé et l’obligation de transparence de toute la comptabilité avec les pièces justificative pour tout adhérent. C’est, par exemple, ce qui s’est passé pour Denis Gautier-Sauvagnac, ancien dirigeant du patronat de la métallurgie. Refusant de s’exprimer sur les 19 millions d’euros retirés en liquide au cours des années 2000, il fut condamné pour non-respect du règlement intérieur relatif à l’Epim (la caisse de grève du patronat de la métallurgie), qui prévoyait les conditions d’utilisation, à savoir le soutien aux entreprises connaissant des conflits sociaux. Celles et ceux qui voulurent condamner l’individu n’avaient plus qu’à se procurer les documents montrant l’usage abusif des fonds et les dévoiler dans la presse et au procureur.

Deuxièmement, il faudra grandement relativiser le développement de la potentielle « grève par procuration » des donateurs. Il n’y a pas, d’ailleurs, d’études sociologiques à ma connaissance allant dans ce sens. Henri Vacquin, sociologue à l’origine de l’expression suite au mouvement de 1995, l’expliquait en ces termes en 2007 lors du mouvement contre la réformes des régimes spéciaux : « J’avais inventé à l’époque le concept de “grève par procuration”, de la part des salariés du privé qui, sous le poids du chômage, pouvaient difficilement entrer en conflit. Je prêtais donc aux syndicalistes du privé le sentiment de vivre la grève des transports publics comme une grève de procuration. Aujourd’hui, ce n’est pas du tout le cas. Il faut bien voir que la manière dont a été préparée cette approche des régimes spéciaux s’est beaucoup fondée sur le fait de désigner les salariés concernés comme des [...] privilégiés, ce qui, de vous à moi, n’est d’une part pas le cas et qui, en deuxième lieu, a suscité chez eux le sentiment d’être victimes d’une culpabilisation, ce qui est sûrement à l’origine d’une part de la colère qu’ils manifestent. » [3]

Les époques se ressemblent, décidément… En outre, l’explication donnée à ce comportement ne semble pas être à l’origine d’un acte de charité aux plus démunis pour se donner bonne conscience. Surtout, d’ailleurs, si le travailleur du privé donateur verse de l’argent à un fonctionnaire considéré comme « privilégié » ou simplement mieux loti. Bien au contraire, c’est une approbation d’un acte qu’on ne peut se permettre de faire dans la mesure où l’on craint des représailles sans doute bien réel. C’est d’autant plus vrai dans des secteurs d’activités économiques apparus majoritairement après-guerre et ne disposant pas de tradition syndicale et de sécurité d’emploi. À une époque de fort chômage et de forte précarité, c’est pire. Dans une société de consommation où l’intégration et la distinction sociale nécessitent d’importantes ressources souvent insuffisamment rémunérées, c’est encore pire. À une époque où le management propose aux salariés de se « réaliser » et de se divertir au travail pour le rendre encore plus souhaitable et difficilement détachable, cela devient vraiment difficile.

Si on donne à des grévistes en leur qualité de grévistes, c’est que nous cautionnons la grève et les individus qui passent à l’action directe spécifiquement dans le cas présent. Mais c’est aussi admettre que les moyens employés sont louables en eux-mêmes si les circonstances s’y prêtent. Notamment si le jeu en vaut la chandelle, en matière d’intérêts matériels et moraux. Lutter contre la « grève par procuration », c’est donc donner du sens moral à l’action, la rendre souhaitable, juste, ou en tout cas plus juste que de ne pas la faire. C’est la rendre appréciable, moralement, psychologiquement, socialement en entretenant ou en créant de nouveaux liens sociaux (nos querelles internes d’organisations et entre organisations peuvent beaucoup gêner de ce point de vue, il convient de nous interroger sur le manque de fraternité et de convivialité de nos milieux militants en ce sens, surtout en période de conflits sociaux). C’est la rendre supportable si, matériellement et monétairement, cela devient compliqué. Cela peut signifier valoriser la simplicité dans la consommation, la sobriété, le serrage de ceinture. C’est l’occasion d’interroger le sens d’une vie consumériste, réflexion chère aux courants écologistes. Néanmoins, si le capitalisme se maintient aussi bien, c’est aussi par cet apport matériel et moral dans nos rapports marchands monnayés. Inciter au régime en plus de l’insubordination en vaut-il la peine si cela peut être évité ? Sans doute non, d’où l’utilité de maintenir un niveau de rémunération proche. D’où l’utilité d’une bonne structuration de caisse de grève !

En outre, est-il impertinent de concentrer nos efforts là où cela fait mal au capital ? Lors du mouvement de 2007 cité plus haut, sur certaines lignes le trafic était paralysé avec 10 % de grévistes seulement. C’est simple, seuls les conducteurs étaient en grève, certaines sections syndicales semblent avoir puisé dans leurs fonds et d’autres travailleurs faisaient des dons réguliers. La grève de procuration par le don peut être, en conséquence, un outil d’optimisation de la lutte par l’effort de celles et ceux qui :

ne peuvent se risquer à de telles pratiques ;
n’occupent pas un poste clé dans le processus de production ;
n’ont pas d’emploi ;
n’ont pas d’utilité à se mettre en grève, ne contribuant pas au profit des capitalistes comme les permanents syndicaux ou les responsables associatifs.

Il faut bien entendu développer la pratique de la grève dans tous les secteurs possibles. Nous savons notamment depuis la Ire Internationale à quel point elle aide à forger les consciences durablement, surtout si elle est victorieuse. Mais il faut s’interroger sur les conditions du passage à l’action directe et les moyens d’optimisation des luttes.

Nathan (groupe anarchiste Salvador-Seguí)

[1] « L’arme de la caisse de grève », Le Monde libertaire, 26 février 2015

[2] « Proposition de structuration d’une caisse de grève interprofessionnelle », Le Monde libertaire, 15 septembre 2016.

[3] Henri Vacquin, « Grèves : « On est loin du conflit de 95 », RFI, 15 novembre 2007.

Alternative Libertaire n°285, juillet-août 2018

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