Une tribune pour les luttes

1984 en 2005 - Guerre & Esclavage

La guerre c’est la paix - La liberté c’est l’esclavage

Article mis en ligne le vendredi 2 décembre 2005

Au moment où chacun-e s’interroge et prend position sur les émeutes qui agitent les quartiers populaires, deux phrases extraites de 1984 s’imposent. "La guerre c’est la paix. La liberté c’est l’esclavage." Comment ne pas faire le lien entre la situation que nous vivons et le roman prémonitoire de George Orwell ?

Les messages paradoxaux martelés par Big Brother pour galvaniser la population s’appliquent aujourd’hui étonnamment bien et de manière effrayante. La paix, brandie comme condition sine qua non par les responsables politiques, se résume à l’ampleur et à la force de la répression. La liberté, à l’heure où nombre d’acquis sociaux sont remis en cause et où la contestation est criminalisée,  [1] c’est celle d’accepter les déterminismes sociaux et économiques sans broncher.

LA GUERRE C’EST LA PAIX

Le "rétablissement de l’ordre républicain" est l’étendard que brandissent les représentants politiques de droite comme de gauche face à la révolte qui s’exprime dans les quartiers populaires. Tandis que le gouvernement décrétait et prolongeait l’état d’urgence, Martine Aubry (PS) déclarait que "la réponse c’est la fermeté" et Jean-Marc Ayrault (président du groupe PS à l’Assemblée) affirmait que "les socialistes n’étaient "pas hostiles par principe" au couvre-feu." L’extrême droite voyait quant à elle ses vœux exaucés, Philippe de Villiers (MPF) avait demandé "d’urgence établir en France sur l’ensemble du territoire national pour les villes de 30 000 habitants le couvre-feu."

Le pouvoir abonde villes et quartiers en CRS et gardes mobiles. Une justice expéditive est mise en place. Quand les jeunes présumés émeutiers inculpés partent en prison sans preuve, les policiers responsables et coupables de coups et blessures courent toujours. Est-il nécessaire de rappeler que c’est la mort de Ziad (17 ans) et Banou (15 ans) qui a mis le feu aux poudres ? C’est une fois de plus la responsabilité de la police, de son arrogance et de ses méthodes, qui est engagée. [2] A laquelle s’ajoute les déclarations, en forme de clins d’œil à l’électorat d’extrême droite, du ministre de l’Intérieur.

Face à cette injustice, et face à toutes les autres dont eux et leurs proches sont victimes, nombre de jeunes des quartiers populaires ont repris à leur compte le mot d’ordre "Pas de justice : pas de paix !". Comment le leur reprocher puisqu’ils y ont découvert un moyen de faire réagir le pouvoir. Alors que le mouvement social accuse défaite sur défaite, des jeunes soit disant dépolitisés terrorisent l’ordre établi des discriminations et des exclusions.

Pour rétablir la paix, le gouvernement choisi le tout répressif, cherchant ainsi à nier le caractère politique de la révolte. C’est même une logique coloniale de la gestion de la population qui est adoptée. Sous les applaudissements sécurisés de l’opposition et de l’extrême droite, une loi datant de la guerre d’Algérie est déterrée. Les préfets ont désormais les mains libres pour établir des couvre-feux, intensifier la présence policière, faciliter les procédures de perquisition, contrôler la culture et les spectacles. Même l’armée est prête à intervenir pour faire face à d’éventuels débordements.

Pour retrouver le calme, "l’ordre républicain" et la paix, ce sont des méthodes guerrières qui sont appliquées, nous rappelant à raison les peu glorieuses périodes de l’histoire de ce pays. Celles de la République coloniale qui en 1955 et en 1984 réprimait via l’état d’urgence les révoltes indépendantistes algériennes et kanakes. Celle de la République versaillaise qui massacrait le peuple de Paris pour avoir manifesté ses aspirations démocratiques en 1871.

Aujourd’hui, comme alors, "la paix" s’écrit avec la violence de la répression des sans-voix insurgés. La paix rime avec une dérive sécuritaire instrumentalisée qui développe un principe de guerre permanente contre un ennemi de l’intérieur : "La guerre c’est la paix".

LA LIBERTE C’EST L’ESCLAVAGE

L’ordre sécuritaire gagne chaque jour un peu plus de terrain au détriment des libertés individuelles et collectives. Quelles sont les réponses politiques apportées face à la révolte ? L’apprentissage dès 14 ans, c’est-à-dire la remise en cause de l’interdiction du travail des enfants. Le milliardaire Serge Dassault, qui s’insurgeait en 2004 contre "la sacro-sainte obligation scolaire jusqu’à 16 ans", doit apprécier. On ne peut sincèrement croire qu’on réglera le dénuement de la jeunesse en la mettant à nue et au service du pouvoir économique.

La liberté, ici et maintenant, c’est donc en priorité celle des patrons d’employer une main d’œuvre plus jeune et toujours plus précarisée. Comme si la liberté n’était qu’un phénomène unilatéral : elle s’arrête là où commence le libéralisme économique. Même si Laurence Parisot, patronne des patrons, préférait le présenter en lançant dès sont intronisation que "la liberté s’arrête là où commence le Code du travail."

Le travail temporaire devient la norme, le gouvernement répond aux problèmes de la précarité en optant pour plus de précarité. Le Contrat Nouvel Embauche, c’est la possibilité pour les employeurs de licencier sans motif pendant deux ans : c’est la possibilité de se débarrasser de celui ou celle qui se syndique, qui est malade, qui est enceinte ou qui fait entendre une voix qui sort du rang. Les autres mesures prises par Villepin et Chirac, au lendemain d’un référendum pourtant perdu, vont également dans le sens d’une déréglementation violente du travail. [3]

La peur du chômage a toujours été le meilleur moyen de calmer les revendications des salarié-e-s. Patronat et gouvernants l’ont compris depuis longtemps. Mais comment accepter qu’une entreprise voie son capital exploser quand elle annonce des licenciements ? Comment accepter les licenciements dans une entreprise qui fait des profits ? Comment accepter l’augmentation exceptionnelle des dividendes des entreprises du CAC40 alors que les droits des salarié-e-s et des chômeur-euse-s sont remis en cause ? Où se situe la liberté dans l’entreprise quand ceux et celles qui produisent les richesses ne pas sont consulté-e-s au profit des actionnaires ?

Les personnes qui n’ont pas de travail sont de plus en plus surveillées et mises sous pression. On les pousse à accepter n’importe quel emploi. Des emplois dont les conditions se détériorent de jour en jour à cause de ce que nous venons de voir. Quand à ceux et celles qui sont "sans-papiers", ils et elles sont exposé-e-s de manière encore plus grave aux exigences de leurs patrons et doivent faire face à des contrôles au faciès généralisés.

Aujourd’hui, la liberté c’est celle d’accepter n’importe quel travail à n’importe quel prix, ou celle de choisir d’être marginalisé-e. C’est celle d’accepter un système salarial où seul le patronat fait la loi, où la valeur du temps hors travail n’est pas prise en compte : "La liberté c’est l’esclavage".

ET APRES ?

Dans la situation que nous vivons, force est de constater que les deux messages paradoxaux de Big Brother sont d’actualité. On pourrait rajouter : "La sécurité c’est la précarité". En tombant dans un autisme sécuritaire et économique, les représentants prouvent leur incapacité ou leur frayeur à faire face à une expression de la rue. A moins que ce ne soit les systèmes des représentations politiques et médiatiques elles-mêmes qui créent ces situations d’incompréhension. Derrière cette incapacité se cache la volonté bien connue des pouvoirs en place de refuser d’entendre les voix alternatives et contestataires en leur déniant le droit d’être interprétées de manière politique.

Il est possible d’assumer l’écart qui se creuse entre institutions et population, entre les revendications de base et les orientations politiques. C’est dans cet écart, dans cette absence de la politique au profit du politique, que l’on peut trouver des espaces libres où chacun et chacune peu créer ses propres lieux de discussion, ses propres revendications et ses propres perspectives pour opposer un projet de société à celui qui nous est imposé.

Aux expressions paradoxales et autoritaires d’un système qui crée et se nourrit des inégalités et des exclusions, il est urgent d’opposer des expressions cohérentes et démocratiques.

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Notes

[1Outre l’intervention bien connue du GIPN dans le conflit de la SNCM, le GIGN est intervenu contre les grévistes d’un centre de tri postal à Bègles en juin.

[2Alors que cette idée est largement occultée par les médias dominants on peut lire ou relire Maurice Rajsfus, 2002, La police et la peine de mort. 1977-2001 : 196 morts, L’esprit frappeur. On peut également consulter le site Résistons ensemble contre les violences policières : http://resistons.lautre.net.

[3En plus du CNE, les ordonnances Villepin ont mis en place "le chèque emploi entreprise", "l’aménagement des règles de décompte des effectifs", des "exonérations de cotisations patronales", "le crédit d’impôt", "l’insertion sociale au sein des institutions de la défense".

[4Outre l’intervention bien connue du GIPN dans le conflit de la SNCM, le GIGN est intervenu contre les grévistes d’un centre de tri postal à Bègles en juin.

[5Alors que cette idée est largement occultée par les médias dominants on peut lire ou relire Maurice Rajsfus, 2002, La police et la peine de mort. 1977-2001 : 196 morts, L’esprit frappeur. On peut également consulter le site Résistons ensemble contre les violences policières : http://resistons.lautre.net.

[6En plus du CNE, les ordonnances Villepin ont mis en place "le chèque emploi entreprise", "l’aménagement des règles de décompte des effectifs", des "exonérations de cotisations patronales", "le crédit d’impôt", "l’insertion sociale au sein des institutions de la défense".

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