Une tribune pour les luttes

La méthode globale, cette galeuse !

par Célestin FREINET (1896-1966)

Article mis en ligne le mardi 17 janvier 2006

Ce texte capital, et délicieusement écrit - ceux qui ont eu le privilège de côtoyer Freinet à Vence, reconnaîtront son style fleuri et imagé - a tout d’abord paru comme supplément à la revue l’Éducateur (n° 19 du 30 juin 1959, pp. 25-31) ; c’est la version que nous proposons. Il parut aussi, un peu plus tard (dans une version légèrement modifiée), comme préface au livre de Lucienne Balesse, La lecture par l’imprimerie à l’école (Bibliothèque de l’école moderne n° 7, 1961)

Voir aussi Li-re à l’E-co-le : un dé-fi à l’in-te-lli-gen-ce


Il faut dans toute période difficile trouver un bouc émissaire.

La Méthode Globale est aujourd’hui responsable de tous les maux dont souffre l’École.

Si les enfants lisent moins bien qu’autrefois, c’est la faute à la Méthode Globale.

S’ils manquent d’attention et de concentration dans leurs devoirs, s’ils font trop de fautes dans leurs dictées ou dans leurs lettres, c’est évidemment la méthode globale qui en est la cause.

La discipline elle-même, et donc la marche générale des établissements, en sont affectés. Qu’on revienne donc à la bonne règle préalable du B-A BA et aux exercices méthodiques ; qu’on enseigne les bases avant d’aborder le tout, et l’éducation refleurira. L’État sera sauvé.

Évidemment, ceux qui prononcent avec tant d’assurance ces condamnations définitives ne savent pas même ce que sont les méthodes globales. Ils ignorent sans doute que ces méthodes ne sont pratiquées intégralement dans aucune école française, et que nous n’avons en France aucun manuel de méthode globale. Partout, dans toutes les écoles, on débute bien par ce qu’on croit être le commencement : le mot, la syllabe, les lettres avec seulement quelques appels timides à la compréhension naturelle d’ensemble qui occupent bien souvent dans les processus d’apprentissage non scolaire la première place.

La méthode globale n’est employée dans aucune école française comme méthode de base, mais elle n’est pas moins déclarée responsable d’un désordre et d’une carence dont parents et éducateurs commencent à prendre heureusement conscience.

Il fallait un exutoire à la crise actuelle de l’École. La classe est surchargée, les locaux trop étroits, le matériel d’expérimentation et de travail inexistant, les écoles mal construites et mal organisées, les éducateurs mal préparés et en nombre insuffisant. Tout cela ne serait évidemment rien si on n’employait pas la méthode globale.

Et on ne sait par quel miracle, ce ne sont pas les instituteurs eux-mêmes qui portent cette accusation, mais des pères de famille, des ouvriers, des artisans, des chefs d’entreprise fort peu soucieux d’ordinaire des choses de l’École.

Comme on englobe volontiers nos techniques dans cette réprobation, il nous faut tordre le coup, le plus vite possible, à ce nouveau monstre du Loch Ness, et essayer de rétablir la vérité.

Nous croyons d’ailleurs deviner l’origine de cette réprobation inconsidérée. Elle nous vient de Genève.

Genève fut, entre les deux guerres, non seulement le siège de la Société des Nations, mais aussi comme le centre et le berceau de ce qu’on appelait alors la PÉDAGOGIE NOUVELLE. Par je ne sais quel unique concours de circonstances, s’est trouvé là un noyau fécond de philosophes, de psychologues, d’éducateurs, de chercheurs dont l’influence a parfois été décisive dans l’évolution de la pédagogie contemporaine. Je ne dirai jamais trop, pour ce qui me concerne, ce que je dois à Pierre Bovet, Claparède, Ferrière, Mlles Audemars et Lafendel, Robert Dottrens.

Attentifs à tout ce que le monde produisait de valable et d’utile dans le secteur éducation, ils ont naturellement étudié l’ouvre géniale du Dr Decroly qui, le premier, avait parlé de syncrétisme et de globalisme.

L’école restait universellement persuadée avant lui que l’éducation et l’acquisition des connaissances ne pouvaient se faire autrement que par les processus en honneur depuis toujours dans les écoles, et que l’enfant ne pourrait reconnaître et lire le mot chat que s’il avait au préalable étudié le son ch pour savoir que ch et at font chat.

Le Dr Decroly avait eu l’audace de penser et de dire que la scolastique pouvait se tromper et que c’était peut-être bien la tradition qui avait raison.

Que dit la tradition ? Que dit la VIE ?

Elle dit que la première vision de l’individu est toute globale et syncrétique. L’enfant entend un pas, voit une ombre : « Maman ! ».

L’École redoute cette vertu de l’être d’appréhender toutes choses par la complexité subtile des biais si divers qui s’offrent à la nature humaine. Elle a, depuis toujours, posé en préalable une démarche qu’elle croit unique et universelle. Elle pense que la vie se construit comme se monte un mur, pierre à pierre, et que l’enfant ne saurait reconnaître sa maman si on ne lui a donné, par l’instruction, les éléments de cette reconnaissance, en un processus de démonstration apparemment logique : cette ombre est une femme... elle a des pantoufles usagées qui raclent le parquet, un corsage avec trois boutons, les yeux marrons et une mèche de cheveux frisant autour de l’oreille : « C’est ta maman ! ».

Alors que l’enfant suit naturellement le processus inverse. Maman ! Il ne peut pas se tromper ; c’est sûr et définitif. Tous les éléments de vie concourent mystérieusement à cette reconnaissance. Il reconnaît maman comme le chevreau reconnaît sa mère au milieu du troupeau.

Ce n’est que lorsque s’est faite l’identification, que l’esprit, l’oil et l’oreille - et une infinité d’autres sens qu’on a tort de négliger - peuvent se préoccuper du détail analytique : la pantoufle, les boutons du corsage ou la mèche de cheveux. Et ce second stade n’est même pas toujours nécessaire. Je ne me souviens plus combien il y a de marches devant ma vieille maison natale. Mais je puis y arriver de nuit : mes pas n’en manqueront pas une parce qu’ils les ont comptées et inscrites dans ma mémoire des pas.

C’est tout cela le processus retrouvé de la méthode globale.

Il ne s’agit même pas de discuter s’il est juste ou faux ou efficient. Nous sommes obligés de constater que dans la vie, il n’y en a pas d’autre. Mais la scolastique n’en est pas à une inconséquence près.

Le Dr Decroly avait remarqué de même que lorsque l’enfant apprend à parler, il ne part jamais de l’élément apparemment simple. Ce n’est pas avec un p et un a qu’il monte papa, mais avec le cri qu’un mouvement naturel des lèvres et des mâchoires a modelé à l’aube de cette prise de conscience du milieu ambiant par l’enfant préoccupé de vivre et de grandir : papa ! Il ne part jamais, pour parler, de la lettre ou de la syllabe, ou même du mot, mais de l’expression globale. S’il n’a qu’un mot à sa disposition, ce mot est déjà dans un contexte d’intonation et de musique qui lui donne sa haute valeur globale. Ce n’est que plus tard, lorsqu’il aura à sa disposition l’outil déjà évolué de l’expression qu’il répètera, apprendra et construira des mots pour enrichir son appréhension du monde.

L’enfant ne construit pas la maison pierre à pierre. Il a le pouvoir magique de la faire éclore de son esprit et de sa vie, déjà reconnaissable et habitable, maintenue par des piliers subtils mais solides et inaltérables. À la mode des constructions actuelles qui dressent leurs piliers en béton jusqu’au coffrage des étages supérieurs, pour bâtir ensuite les murs intercalaires, l’enfant fait du global et du synthétique. Cela est indéniable. Tout comme mon vieux chien aveugle qui, sans voir mon auto, la distingue quand j’arrive, parmi tant d’autres autos exactement semblables, et la distingue AVANT que j’arrive, par une démarche dont l’école n’a jamais voulu faire son profit parce qu’elle dépasse la logique primaire inventée par la scolastique et qui n’en est pas moins la démarche universelle de la vie.

Et rien ne se fait de grand en dehors de la vie.

Le Dr Decroly avait donc constaté qu’une femme illettrée peut tenir parfaitement à jour son calendrier à feuilles mobiles. Il nous arrive, à nous, de confondre accidentellement, à la lecture, mardi et mercredi. Elle ne les confond point parce que mercredi n’a pas la même figure que mardi, pas plus qu’elle ne confond, même dans la pénombre, son propre fils et l’enfant du voisin.

Au cours de ses recherches, le Dr Decroly s’aperçut de même que le processus habituel de la lecture, tel qu’il était pratiqué dans les syllabaires, n’était pas forcément le seul valable ni le plus efficient.

L’enfant peut reconnaître avec certitude toute une phrase sans en distinguer les éléments ; il peut lire sans b-a ba, quitte à apprendre le b-a ba ensuite.

L’avantage considérable de cette découverte, c’est que, dorénavant, l’enfant n’était plus condamné à ajuster désespérément les éléments muets et morts d’un puzzle auquel il ne saurait peut-être plus jamais insuffler la vie. Finis les papa a puni toto. Nicolas a tiré le loto. Il n’y avait plus nécessairement divorce entre technique d’une part, sensibilité et intelligence d’autre part.

La méthode globale avait pris naissance.

Les pédagogues de Genève ne pouvaient pas rester indifférents à cette découverte. Ils expérimentèrent à leur tour et confirmèrent les découvertes de Decroly. Le résultat en fut que la méthode globale devint officielle dans les écoles de Genève.

Mais la scolastique qui pervertit toutes choses ne se tenait pas pour battue. Elle allait repartir à l’assaut de la vie qui, un instant, avait entr’ouvert les portes de l’École et susciter elle-même les aménagements et perversions qui allaient battre en brèche ces nouveautés.

Le processus global d’acquisition ne joue évidemment que si sont sauvegardées les conditions mêmes de la vie.

L’enfant reconnaît globalement sa maman parce que des contacts affectifs multiples et subtils - et indélébiles - ont été établis au cours de sa première enfance. Mais il confondra les infirmières qui, dans la pénombre de la crèche, s’occupent de lui plus ou moins mécaniquement. Il aura entendu les pantoufles glisser sur le parquet, il aura vu les trois boutons briller au corsage et une mèche de cheveux s’ébouriffer autour de l’oreille, mais ces éléments pourtant acquis par la vision, le toucher ou l’audition, ne sont pas suffisants pour une identification immédiate et certaine. Ils ne sont pas inscrits d’une façon vivante dans le processus affectif des individus. Ce sont comme des éléments d’une pile, riches en puissance peut-être, mais qu’on n’est pas parvenu à raccorder et à assembler pour éclairer une lampe ou activer un mécanisme.

Le processus de globalisation se trouve de ce fait en défaut. On a bien essayé de poser le squelette de la maison. Mais on a négligé d’en assurer les piliers et tout l’édifice est branlant. On pourra regretter alors, avec juste raison, de n’avoir pas monté les murs pierre à pierre, méthodiquement.

C’est l’aventure qui a suscité la réaction actuelle, partiellement justifiée, contre la méthode globale.

Le Dr Decroly avait montré, par ses observations et expériences, que l’enfant est capable d’appréhender le mot et la phrase avant d’en distinguer les éléments constitutifs, mais à condition bien sûr que cette phrase soit insérée intimement dans le contexte de vie des individus.

Quand une école écrit au tableau et imprime :

« Avec une pile et une ampoule, Mimile nous fait de la lumière »,

les mots sont intégrés naturellement, sans passe-passe scolastique, dans une pensée et un événement vécus.

Ils s’inscrivent, de ce fait, naturellement, et avec un maximum de sûreté, dans le complexe d’acquisition et de vie. La maison est bien posée d’un bloc et solide sur des piliers assurés par de profondes fondations. On pourra sans danger monter les murs intermédiaires.

L’École a pris dans la méthode globale, la mécanique, mais elle a oublié la vie.

Si l’enfant ouvre son manuel et lit cette phrase pourtant apparemment active :

« Toto est content, son papa l’emmène à la pêche »

il essaie de bien photographier l’ensemble, mais il ne reconnaît rien parce qu’il n’est pas allé à la pêche. D’ailleurs, l’École sentant justement la faiblesse de cette méthode hybride, a prévu une illustration qui est là pour apporter un ersatz de vie. Ce n’est, hélas ! qu’un ersatz. On a jeté des fondations mais on a oublié d’y couler le mortier. Il manque à notre texte la chaleur de l’événement qui aurait inséré normalement la phrase dans une expérience individuelle ou collective. Les piles ont été raccordées par un cordon mauvais conducteur, et rien ne s’éclaire de ce qui justifierait le processus de globalisation.

L’éclairage manque ; la mécanique est en défaut. Les images restent floues et l’individu ne les reconnaît pas au passage.

C’est ce qui est arrivé à Genève, comme à Bruxelles d’ailleurs. On y a édité des manuels de lecture globale. On a prévu des textes illustrés que l’enfant doit lire globalement. Mais on a vite senti la nécessité d’aider prématurément ce processus naturel par un recours à la lecture analytique. Et sont nées ainsi, en Suisse et ailleurs, des méthodes mixtes qui ne sont qu’un amalgame sans vertu.

Dans un mouvement de mauvaise humeur, une administration qui a trahi l’esprit de Genève a condamné et interdit la lecture globale.

L’événement a évidemment fait scandale et autorité. Il est facile aujourd’hui, de partir en guerre contre une méthode que la scolastique a détériorée et pervertie.

Essayons donc de faire le point.

Les principes de la méthode globale, non seulement en lecture mais pour toutes les disciplines, tels que les a établis le Dr Decroly et que nous venons d’examiner, sont indéniables.

On en contestera l’application en éducation.

Il est exact que l’emploi scolastique de la méthode globale n’est pas sans risques ni inconvénients.

- 1°
On met au compte de la lecture globale ainsi scolastisée le fait que les enfants écrivent moins bien qu’autrefois.

Les lettres sont moins bien formées, les fondements techniques mal assurés, les liaisons négligées. Alors qu’autrefois, au temps des exercices méthodiques de calligraphie, l’écriture était généralement, c’est exact, plus moulée et plus soignée. Les causes de cette désaffection de l’écriture sont multiples. Mais nous apportons du moins la preuve que les enfants qui ont appris à lire et à écrire avec notre méthode globale naturelle, sans passer par aucun stade analytique, ont une belle écriture courante dont nous donnons quelques spécimens

La responsabilité de la vraie méthode globale ne saurait être mise en cause.

- 2°
Les enfants d’aujourd’hui lisent moins bien et avec beaucoup moins de rectitude que ceux qui ont été formés à la dure discipline de la vieille école.

Et c’est malheureusement souvent exact. Les enfants soumis aux méthodes hybrides dont nous avons déjà dit le danger ont souvent une lecture exagérément globale. Ils se contentent de deviner l’ensemble et fabriquent des mots en fonction de cet ensemble, sans un suffisant recours à la contexture des mots.

Cela est exact mais là encore, le principe de la lecture globale ne saurait être incriminé puisque la presque totalité de ces enfants en France du moins ont appris par une méthode mixte et que seules nos quelques milliers d’écoles ont poursuivi la seule expérience vraiment valable.

Il ne fait pas de doute que le fonctionnement défectueux du processus de lecture globale contribue à la faiblesse constatée en lecture. Quand il lit ainsi globalement, l’enfant s’essaye à reconstituer un texte dont la rigueur ou même la simple signification lui sont indifférents. Il lit :

« Toto est content. Son papa va à la pêche ».

Il traduira aussi bien :

« Son papa va à la campagne »

ou

« Son papa va aux champignons »,

selon son humeur. Il traduit la pensée du livre sans aucun scrupule puisque aussi bien la lecture n’est pas, pour lui, prise de conscience d’un fait ou d’un état d’âme, mais exercice gratuit.

Mais si le texte écrit au tableau et imprimé dit :

« Avec une pile et une ampoule, Mimi nous fait de la lumière »,

l’enfant ne pourra pas interpréter :

« Avec une pile et une poule »

parce qu’il se rendrait compte aussitôt, sans le secours du maître, qu’il dit là une sottise, et il s’appliquerait à rectifier.

La méthode globale bien comprise est exigeante dans la fidélité de la traduction. C’est la méthode scolastique, qu’elle soit analytique ou mixte, qui, parce qu’elle est mécanique et non obligatoirement liée au sens, s’accommode fort bien de ce relâchement.

Mais si cette tare est le fait de toute méthode scolastique qui dissocie technique et signification, comment se fait-il que les méthodes d’autrefois n’aient pas eu les mêmes travers ? Ce qui est aussi incontestable.

Il faut, à notre avis, incriminer ici non seulement la méthode scolaire, mais aussi l’évolution et la détérioration du milieu.

- 3°
Toute notre vie contemporaine est axée sur le globalisme sans contrepartie de consolidation analytique.

Elle pose les édifices mais néglige couramment les piliers.

L’enfant qui passe aujourd’hui dans la rue est sollicité en permanence par des inscriptions et des affiches qui lui sont indifférentes et qu’il lit globalement, sans se soucier de l’interprétation plus ou moins juste, des signes qu’il enregistre. D’où des erreurs de lecture surprenantes, et qui s’inscrivent parfois d’une façon tenace dans l’esprit des enfants.

De notre temps, il y a trente à quarante ans, les inscriptions étaient rares ou même totalement inexistantes. Nous avions alors le temps de lire, de relire et de méditer les mots ou phrases que nous rencontrions par hasard.

Il faut ajouter aux conditions anormales de cette globalisation, l’effet de la vitesse, cet élément majeur de notre civilisation mécanicienne.

Nous nous arrêtions autrefois au bord de la route pour lire attentivement les instructions sur les bornes ou les monuments. On défile aujourd’hui en train ou en auto. Il faut, bon gré mal gré, bien ou mal, voir en un clin d’oil, sans possibilité de s’arrêter ou de revenir en arrière pour rectifier une mémoire défaillante. On intervertit des mots, on échange des consonances qui bousculent le sens et habituent les enfants à un à peu près contre lequel il nous sera parfois difficile de réagir.

Mais il y a plus grave.

Avez-vous vu votre enfant lire son journal illustré ? Il regarde l’image et réagit d’abord à l’image seule, donnant parfois lui-même le texte possible du drame que ces images suscitent en lui.

Ensuite, mais ensuite seulement, il jette un coup d’oil sur le texte. Il ne s’agit pas de le lire syllabe à syllabe ou mot à mot, ni même globalement. Il n’en a d’ailleurs ni le temps ni le désir. À quoi lui servirait cet effort ? Il promène son oil distrait sur un texte si compact qu’il est d’ailleurs souvent illisible. Et sur la base de cette vision rapide, il reconstitue le texte à sa convenance. Il intervertit ou déforme à sa fantaisie les groupes de mots, change les phrases, en estropie d’autres. Et finalement ce qu’il lit ou comprend n’a plus aucun rapport avec le texte véritable.

C’est malheureusement ce mode de lecture qui risque d’imposer sa prépondérance, parce que l’enfant y passe beaucoup plus de temps qu’aux exercices scolaires et qu’il s’y donne avec beaucoup plus de passion, ce qui est évidemment une cause majeure d’influence sur le processus général de lecture.

C’est contre ce mal à dénoncer et à contrebattre que nous nous évertuons.

Quand nous mettons au point notre texte libre, quand l’enfant lit ce texte au tableau ou sur l’imprimé, l’auditoire proteste dès que l’original est quelque peu déformé. L’élève doit faire nécessairement effort pour combiner une vision fidèle du détail avec la compréhension synthétique de l’ensemble, ce qui est le processus général de la lecture.

Ce processus normal, ce n’est ni Decroly ni nous qui l’avons inventé. Nous l’avons introduit à l’École. De tous temps l’enfant a éprouvé le besoin de soutenir la lecture analytique, syllabe par syllabe et mot à mot par un mécanisme global sans lequel toute lecture serait impossible.

L’enfant qui a appris à lire exclusivement selon la méthode syllabique et l’adulte qui est resté de ce fait comme illettré, lisent en épelant : « To-to-est-con-tent-son-pa-pa ». Il reconnaît les mots et les signes. Il ne lit pas, il déchiffre. Il n’essaie pas de comprendre puisque aussi bien une phrase ainsi débitée en syllabes et en sons ne saurait avoir de signification, Et cela explique les réactions du demi-illettré qui lit son journal :

- Qu’y a-t-il de neuf ? lui demande-t-on.

- Je ne sais pas. Je lis ! [1]

Les deux démarches sont chez lui radicalement séparées : reconnaissance des mots, compréhension du texte. L’homme ne sait pas lire.

Tous les enfants qui ont dépassé ce stade, ou qui ne s’y sont jamais arrêtés, lisent selon un processus qui est une combinaison plus ou moins astucieuse du déchiffrage et de la compréhension globale. Ce processus a d’ailleurs été étudié et mesuré scientifiquement.

L’enfant fixe un mot pour en reconnaître la structure. Mais ce mot n’a évidemment de sens que dans le contexte. Et c’est ce contexte que l’enfant interroge. L’oil part en reconnaissance, en avant du mot déchiffré. Il va parfois même jusqu’à la ligne suivante, revient en arrière, repart en avant. Le lecteur est en exploration. Il ne lira le mot que si le contexte est rétabli. Jusque là, l’enfant hésite, bégaie. S’il passe outre ou si vous le pressez, il traduira le mot au hasard, avec de graves risques d’erreurs, dont il a d’ailleurs conscience.

C’est parce que cet effort global est indispensable à la lecture que l’enfant - et l’adulte aussi - lit plus facilement un texte qu’il comprend, alors qu’il hésitera, avec peut-être les mêmes mots si le texte est pour lui obscur. Et vous vous mettez parfois en colère : « Mais tu as déjà lu ce mot ci-dessus... ». Mais le mot n’était pas dans le même contexte et n’avait pas de ce fait la même figure sensible.

Cela explique aussi que plus l’enfant est intelligent, plus il a d’expérience, plus il comprend vite et mieux il lit.

Ces constatations, nous le répétons, sont classiques et bien antérieures aux observations de Decroly ou aux nôtres. On avait tout simplement négligé d’en tenir compte dans l’apprentissage scolaire.

Il ne faudrait donc pas dire : « Sus à la méthode globale ! » qui est celle de partout et de tous les temps, mais « Sus à la méthode globale scolastique » ; « Sus à toutes les méthodes scolastiques » qui, en dissociant les phénomènes naturels de lecture, compromettent, aidés en cela par l’invasion fulgurante des techniques contemporaines, un apprentissage de la lecture sûr, rapide et correct.

- 4°
Les enfants d’aujourd’hui ont une orthographe beaucoup plus défectueuse que les enfants d’il y a trente ou quarante ans et les adultes aussi, dirions-nous.

Cela est aussi incontestable. Nous nous trouvons dans nos classes devant une grosse majorité d’enfants qui font une faute à chaque mot : fautes d’accord, mais surtout fautes d’inattention.

C’est, dit-on, parce qu’on ne leur a pas enseigné ou imposé de se surveiller et qu’ils écrivent comme si cette orthographe n’avait aucune importance.

- Abandonnez la globale, nous dit-on, et revenez aux vieilles méthodes d’autorité d’autrefois qui du moins enseignaient l’orthographe.

Voire !

Ce défaut incontestable, avons-nous dit, est le corollaire de l’erreur d’apprentissage que nous avons dénoncée. L’enfant voit défiler les mots à une allure qui ne lui permet pas la reconnaissance minutieuse de leur forme vraie et de leur structure. Et comme il lit au hasard de son imagination, il écrit au hasard de sa plume sans que la forme et l’orthographe puissent être un tant soit peu liées à son propre comportement. C’est le contraire qui serait étonnant.

Il ne servira à rien, ou à pas grand chose, d’en revenir à une méthode autoritaire qui ne rétablira point les circuits intimes détruits ou faussés.

Il nous faut donner un sens affectif et humain aux textes lus et écrits. Alors ces circuits se rétabliront lentement, sauf s’ils sont irrémédiablement bloqués.

C’est cette revivification que nous réalisons par le texte libre. Mais nous faisons plus encore. Le texte libre pose la construction globale, déjà solidement maintenue par les piliers affectifs et sociaux. Par la chasse aux mots, par la grammaire vivante, nous allons monter pierre à pierre et méthodiquement les murs intercalaires.

Ce texte vivant qui est maintenant au tableau dans sa forme définitive, nous allons le composer et l’imprimer. C’est-à-dire que nous en reconstruisons lettre à lettre et mot à mot la structure technique. Et cette reconstruction n’est ni arbitraire ni gratuite. Elle est motivée. Elle est indispensable dans sa perfection à la vie du texte. L’imprimerie ne souffre pas d’erreur. Les fautes commises doivent être corrigées. Ainsi, face à la perversion née, moins de l’École, nous l’avons dit, que d’un milieu qui ne connaît plus en fait de lecture et d’écriture, le noble travail minutieux de l’artisan, nous recréons les circuits de technique et de vie indispensables. Les cures réussies nous prouvent que sont valables et nos pratiques correctives et les explications théoriques que nous en donnons.

Nous recevons à notre École Freinet de Vence une proportion sans cesse croissante de ces élèves dont les déficiences nous apparaissent comme le fruit des erreurs et des insuffisances que nous avons signalées. Ils ne manquent pas d’intelligence, mais ils n’ont pas pu surmonter le hiatus que les circonstances actuelles posent entre les méthodes scolaires et la vie du milieu. Ils n’ont pu résister à la désadaptation qui en est résultée. Pour vivre, ils se sont installés tant bien que mal et parfois avec un certain succès, dans le milieu extrascolaire et sont restés comme imperméables au milieu scolaire. Ils ne veulent plus travailler. Ils ne savent pas lire. Ils ont une orthographe déroutante et semblent perdus à jamais au point de vue intellectuel et culturel.

Nous les rattrapons par nos techniques, plus ou moins vite selon la profondeur des tares dont ils sont affectés. Nous rétablissons les circuits et redonnons une santé intellectuelle en motivant écriture et lecture par le texte libre, en les entraînant au travail minutieux et fini par la composition typographique, la gravure du lino et le tirage délicat des textes. Nous assistons alors à une guérison dont la rapidité varie certes avec les individus. Elle peut se faire attendre un an et plus, mais elle vient. Les tares dont on accusait les enfants disparaissent avec nos méthodes naturelles qui sont, à l’image de la vie, tout à la fois analytiques, syncrétiques et globales, au service du comportement profond des êtres à éduquer.

- 5°
Il est de mode de mettre sur le compte des méthodes globales les tares de dyslexie que les psychologues et les pédagogues considèrent aujourd’hui comme une maladie nouvelle dont ils cherchent en vain le virus.

Il y a dyslexie lorsque, sous l’effet de troubles dont on ignore l’origine, l’enfant commet dans son écriture des anomalies inexplicables et tenaces. Les exemples les plus courants en sont les inversions de lettres dans certains mots, inversions qui font croire à des dérangements congénitaux ou acquis dans le processus de vision ou d’interprétation intellectuelle. L’enfant écrit CRA pour CAR, BARS pour BRAS et inversement.

L’impuissance des éducateurs à réduire cette tare chez les individus qui en sont atteints, a longtemps fait croire à quelque déficience profonde nécessitant un traitement spécial. Le fait que cette tare devienne plus fréquente ne signifie certes pas que le travail des instituteurs soit moins consciencieux que naguère. Cette aggravation va de pair au contraire avec la détérioration dont nous avons parlé dans les processus vitaux des enfants.

Notre expérience et nos réussites nous confirment dans cette opinion.

Nous constatons en effet que le même enfant qui écrira avec entêtement CRA pour CAR, BARS pour BRAS, ne commettra jamais cette erreur en parlant. Que penseriez-vous d’un enfant qui dirait à sa maman :

« Il faut que je m’habille CRA c’est l’heure de partir ».

L’enfant rectifiera lui-même cette monstrueuse anomalie. Il écrit CRA pour CAR parce que les méthodes traditionnelles l’ont habitué à l’écriture gratuite. Comme il ne comprend pas ce qu’il écrit, et que de toutes façons cela est sans importance, il écrira indifféremment CRA ou CAR.

Redonnons un sens, un esprit à son écriture. L’enfant sentira lui-même la portée de son erreur et se corrigera immanquablement.

Il est enfin une constatation générale : la dyslexie n’existe absolument pas dans les écoles travaillant selon nos techniques et nos enfants qui en sont affectés s’y guérissent.

Dans l’actuelle querelle des méthodes, voilà des résultats qui mériteraient d’être examinés de très près, mesurés et commentés par des éducateurs.

Si les faits que nous signalons sont exacts, si la thérapeutique que nous préconisons est valable, on ne risquera plus d’englober nos techniques dans une réprobation qui n’est pas toujours imméritée puisque nous apportons des solutions éprouvées aux tares d’une pédagogie qu’il nous faut d’urgence moderniser.

- 6°
On accuse enfin les méthodes globales de l’impuissance croissante des enfants à faire un effort.

À tel point qu’on se demande si une éducation autoritaire ne serait pas mieux en mesure d’enrayer le mal, et si l’âge d’or de la pédagogie n’est pas dans les traditions du passé plutôt que dans les audaces des chercheurs contemporains.

Nous en avons assez dit pour qu’on comprenne à quel point cette dispersion des enfants, l’impuissance où ils se trouvent de se concentrer pour une ouvre majeure, sont la conséquence de ce grave défaut d’éducation qui accentue le hiatus permanent entre la vie conventionnelle d’une classe et les normes déséquilibrantes d’un milieu mouvant et dynamique. Nos enfants sont trop souvent comme sur un arbre secoué par la tempête. Ils s’accrochent aux branches et se laissent balancer au rythme du vent en attendant que passe l’orage.

Ils auraient besoin de quelqu’un qui les soutienne dans leurs efforts de redressement et les ramène à l’abri du danger. Mais l’École a failli à ce rôle.

Nous présentons des solutions éprouvées qui permettront aux éducateurs de mieux voir où sont les vrais dangers et quelles sont les lignes de force et de réussite qu’ils auront avantage à saisir et à promouvoir pour un meilleur succès de l’École. Essayons maintenant de résumer :

- 1) Le principe de la globalisation est indéniable et n’est d’ailleurs pas, dans la réalité, une découverte récente.
- 2) Mais le principe de globalisation n’est nullement exclusif de toute analyse ni d’une attention particulière aux éléments constitutifs de l’ensemble.
L’analyse ne saurait se suffire sans globalisation et inversement. Une bonne méthode doit faire fonds en permanence sur les deux processus comme cela se produit dans toute acquisition naturelle vitale.
- 3)D’autant plus - et on l’a souvent négligé - que le fonctionnement de ces processus n’est pas exactement le même chez tous les individus et ne saurait être préétabli comme règle uniforme et obligatoire.

Il y a des individus qui sont portés vers une conception analytique particulièrement efficace et que troublerait un trop pressant appel au globalisme. Ce sont en général des enfants amoureux du détail minutieux jusqu’à en être parfois maniaques, qui distingueront avec maîtrise les composantes et seraient tentés parfois de négliger l’ensemble. Et il y a au contraire les personnalités qui voient davantage les ensembles, qui sont globalistes nés et qu’on aura à ramener prudemment parfois à l’étude attentive des détails qui conditionnent les ensembles.

C’est pourquoi une bonne méthode - et elle ne peut être que naturelle - ne doit être ni exclusivement globale ni exclusivement analytique ; elle doit être vivante, avec un recours balancé et harmonieux à toutes les possibilités que porte en lui l’enfant obstiné à se surpasser, à s’enrichir et à grandir.

La solution des problèmes pédagogiques de l’heure ne saurait être en tout cas dans un retour aveugle à des pratiques d’autoritarisme dont nous n’avons que trop souffert. La vie marche et nous devons marcher avec elle, attentifs à ce qu’elle nous vaut de constructif et d’éminent dans le monde que nos enfants auront à dominer et à asservir.

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Notes

[1Freinet reprend ici à son compte une très célèbre remarque d’Alain, rencontrée si mes souvenirs sont bons dans le prodigieux ouvrage Histoire de mes pensées.

[2Freinet reprend ici à son compte une très célèbre remarque d’Alain, rencontrée si mes souvenirs sont bons dans le prodigieux ouvrage Histoire de mes pensées.

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