Une tribune pour les luttes

De quelques rapports entre le coronavirus et l’État

Temps critiques

Article mis en ligne le samedi 11 avril 2020

Tout d’abord, le virus et nous

Il faut prendre la pandémie comme un événement, au même titre que celui des Gilets jaunes, même s’il est complètement subi, alors que nous pouvions avoir l’impression d’être partie prenante du premier. C’est le propre d’un événement, au sens fort, que du fait de son imprévisibilité, il produise un choc en retour qui remette des certitudes en cause, questionne sur le rapport au réel, le relatif et l’absolu, la puissance de l’espèce en termes de rapports à la nature, mais aussi la finitude de notre condition humaine. Mais, de notre point de vue, ce choc a été amplifié par le fait qu’il succède à quatorze mois d’agitation et de mouvements continus. Mais s’il en est la suite chronologique, il n’en est pas la continuité politique, bien au contraire. Ce n’est pas étonnant qu’il ait produit, de notre point de vue toujours, une forme immédiate de déni d’un événement particulièrement perturbateur de par sa nature (un virus) fort différente de ce qu’on a l’habitude de rencontrer comme adversaire. Déni provoqué aussi par le fait que pour certains l’événement, quel qu’il soit n’est là que comme parenthèse d’un cours historique plus long et fondamental, celui des luttes de classes par exemple pour les marxistes évaluant le mouvement des Gilets jaunes à cette aune hier, mais susceptibles d’avoir la même grille de lecture aujourd’hui par rapport à la pandémie.

Tous les pouvoirs en place ont été tentés par le même déni, même s’ils ont dû se rendre à l’évidence et qu’il leur a fallu réagir puisque c’est quand même le moins que les populations puissent attendre d’eux. Il leur a donc fallu transformer les mesures de lutte contre les mouvements en mesures de contrôle sanitaire général et les faire respecter. Transformer « le peuple » en éruption de la période précédente en des populations anesthésiées (en état de sidération diront les journalistes) à sécuriser. Noyer l’urgence sociale sous l’urgence sanitaire quitte à ce que l’urgence sociale revienne en boomerang, comme cela semble se faire jour en Italie du Sud[1]. À ce sujet les primes évoquées pour que ceux que le pouvoir et les médias nomment « les invisibles », dont la valorisation sociale est souvent inexistante (voirie, magasiniers, caissières, etc.) tiennent du « principe de précaution » de la part du pouvoir pour ne pas retomber dans un scénario du type Gilets jaunes à la sortie de crise sanitaire.

L’État : gérer l’incertitude… par l’incertitude

Une des caractéristiques de l’État sous sa forme réseau, c’est sa perte d’universalité ; sa résorption dans une combinatoire de particularités au même titre que les autres ; et dans cette particularisation de l’ancien État-nation — figure abstraite de l’universalité — il y a perte du pouvoir d’État comme étant le pouvoir de la souveraineté de la nation. Il n’apparaît plus alors que dans ses fonctions purement gestionnaires ou sécuritaires.

Cela est apparu vivement, le lundi 16 mars, avec un Macron qui fustigeait les Français qui transgressent les règles qu’il avait posées quatre jours auparavant sans en exprimer le moins du monde le bien fondé. Et ceci, alors même que le 1er tour des élections municipales avait été maintenu par le Premier ministre sur avis d’un « conseil scientifique » composé de chercheurs et médecins qui reconnaissent aujourd’hui avoir mal mesuré la gravité de la situation. Les enjeux d’une campagne électorale ne pouvaient donc souffrir du principe de précaution et le gouvernement aura tenu bon surtout pour le pire. Il est vrai qu’il n’était pas encore question de « guerre et de mobilisation totale » comme cela nous fut servi ensuite dans cette gestion de crise à géométrie variable.

En parallèle avec cette nouvelle étape en sorte d’appel de Londres, le pouvoir politique a mis en place une gestion de crise. En effet, les institutions et médiations traditionnelles comme le Haut Conseil de la santé publique sont restées sans réaction, dans l’incapacité à proposer une direction permettant d’éclairer une quelconque décision politique en situation d’incertitude. Le Pouvoir s’en est donc remis à un haut commandement concentré d’experts sous l’autorité directe de la présidence. Une sorte d’alliance entre le savant et le politique qui ne pouvait faire mouche auprès de la population. Dès lors, plus ou moins conscient d’une perte de crédibilité de sa parole à qui ce même pouvoir a-t-il fait appel pour donner à son discours de la force ? Aux « Soignants » pourtant si délaissés depuis des années et quasiment empêchés de travailler par des restrictions budgétaires et une hiérarchie administrative et sanitaire omniprésente, à un tel point que beaucoup de « Soignants », selon leurs dires et malgré les difficultés actuelles extrêmes retrouvent un peu de sens à leur activité. En effet, dans la crise sanitaire et son climat anxiogène, cette entité « Les soignants » représente un pouvoir de persuasion beaucoup mieux reçu que celui du chef de l’État ou celle de l’ancienne ministre de la santé. Ces « Soignants » sont d’autant plus nécessaires au pouvoir en place qu’ils lancent des appels aux citoyens pour qu’ils les aident en se protégeant de façon à éviter de surcharger les hôpitaux, en restant donc dans le même discours officiel où le « traitement » de la pandémie est plus social que sanitaire (l’objectif davantage de freiner la pandémie pour lisser la courbe des contaminations graves au niveau de la capacité d’accueil). Belle validation (s’il en fallait encore) du modèle de l’État sous sa forme réseau… Ici, une combinatoire entre forme régalienne et forme réticulaire de l’État.

Il est à remarquer que cet appel aux soignants n’est pas propre à la France, puisqu’on le retrouve aussi en Belgique, Espagne et en Italie. Les réseaux sociaux appellent ainsi, au moins dans ces quatre pays à des concerts d’applaudissements tous les soirs pour soutenir des grévistes d’hier que l’on transforme en « héros du travail » sur le front de guerre aujourd’hui. Cela dit les « Soignants » ne sont pas dupes et le font parfois savoir publiquement. Ainsi un médecin urgentiste de Liège rappelle que les hôpitaux n’ont pas attendu le Covid-19 pour être dans la galère, en surbooking permanent (sic). Et que le soutien doit aussi pouvoir se faire lors de manifestations contre les réductions budgétaires et par le choix des urnes. Après la police applaudie au lendemain du Bataclan, voilà maintenant les « Soignants » qui se retrouvent en première ligne quand toutes les institutions (médiations traditionnelles de l’État-nation) ont été résorbées et qu’il ne reste que la gestion par des intermédiaires à faire valoir. Par exemple avec l’éducation dans une imbrication entre école/université et « apprentissage tout au long de la vie » ou encore la gestion de la misère par Pôle-emploi/CAF/associations de réinsertion, etc. Ces dispositifs, quelles que soient leurs formes, prennent pied dans une chaîne d’intermédiations qui ne cesse de s’allonger comme par exemple quand ce sont ces mêmes « Soignants » (comme entité médiatico-corporative abstraite) qui exigent des mesures plus strictes de confinement et une réorientation des dépenses publiques au nom de l’intérêt des malades et de leurs propres conditions de travail.

Cette incapacité à prendre des décisions politiques est peut-être ce qui caractérise le plus les États du monde occidental. En effet, si on regarde les mesures prises en Chine, mais aussi à Taïwan, à Singapour, Hong Kong et en Corée du Sud, ce n’est pas le niveau d’atteinte aux libertés dans les mesures prises pour lutter contre le virus qui est le plus remarquable, car pour ce genre de comparaison tout est à rapporter à la situation en temps normal. Dit autrement, est-ce que la Chine s’est vraiment écartée en pire de ce qui s’y passe tous les jours habituellement ? Disons que le pouvoir s’est appuyé sur ses fondamentaux, mais que dire d’un pays comme la France où les constitutionnalistes épiloguent sur le fait de savoir si un second tour pourrait être juridiquement reporté sans invalider les résultats du premier tour et ne disent pas un mot sur les mesures mises en place de façon autoritaire par un président qui se pose en chef de guerre. Une fonction et un pouvoir que lui confère d’ailleurs la Constitution.

Après bien des atermoiements, la pandémie n’a pas été sacrifiée à l’économie

Bien sûr, le fait d’avoir réalisé des « économies » dans le secteur de la santé n’est pas pour rien dans la crise actuelle. Mais malgré les affirmations de la plupart des « degauche », des plus réformistes aux plus ultras, qui se sont précipités dans les réactions à chaud des plus hâtives et des moins fondées, les États occidentaux ont vite abandonné une position écartelée et de fait intenable, entre poursuite de l’activité économique et lutte contre la pandémie[2]. Le souci de la « santé des marchés », y compris donc celui de la santé devenue marché, auscultée jusqu’à là par tous les pouvoirs y compris les médias, s’est effacé (provisoirement ?) devant celui de la Santé des populations, de la Santé avec un grand S.

Lire la suite->http://tempscritiques.free.fr/spip.php?article420


[1] – Lire : https://www.ilovepalermocalcio.com/repubblica-la-rivolta-del-sud-viminale-e-007-avvertono-temiamo-proteste-sociali-i-supermercati-sotto-scorta/

[2] – Cela n’est quand même pas allé de soi comme le montrent à la fois les premières décisions anglaises sur « l’immunisation de groupe » et surtout le refus du gouvernement et du patronat italien de fermer les usines du Nord et en particulier celles de Lombardie alors que Bergame et Brescia affrontaient des chiffres préoccupants de contamination. De ce fait peut-on inférer que de là viendrait cette surmortalité régionale ?

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