Une tribune pour les luttes

Le mandat d’arrêt européen donne force de loi au pire de l’Europe

par Jean-Claude Paye

Article mis en ligne le dimanche 29 janvier 2006

Jean-Claude Paye, un des meilleurs analystes de l’évolution (négative) des libertés démocratiques et des législations répressives.

Ce texte est issu d’un débat sur l’Europe ayant eu lieu à Bruxelles. Nous devons cette retranscription à la lettre de diffusion de Michel Collon qui commente ainsi l’intervention :
Ses réponses nous firent froid dans le dos. Mais Paye n’exagérait pas, et ses prévisions étaient justifiées comme le montrent les récentes mesures Sarkozy prises en France et Made in Sarkozy prises en Belgique et ailleurs...


Le mandat d’arrêt européen
donne force de loi au pire de l’Europe

- On entretient l’impression que l’Union Européenne est beaucoup plus démocratique que les Etats-Unis aussi sur le plan des règles intérieures. Qu’elle ne prend pas des lois aussi graves que Bush avec son "Patriot Act".
Mais en fait, si on est bien informé, on se rend compte que l’Union Européenne est en train, en cachette, de faire passer une série de lois antidémocratiques extrêmement dangereuses. Donc, ça valait la peine d’inviter Jean -Claude Paye, un des meilleurs spécialistes sur nos droits démocratiques. Pour savoir : que nous prépare-t-on concrètement sur le plan de la répression ?

Jean-Claude Paye. Si on veut savoir ce qu’est l’Union Européenne, il y a beaucoup mieux que la Constitution, il faut regarder du côté de la coopération policière et judiciaire et surtout comment cette coopération est inscrite dans le droit pénal et la procédure pénale. Et comment s’organise cette coopération européenne avec les Etats extérieurs, principalement les Etats-Unis. Et là, on s’aperçoit de deux choses :
- L’Union Européenne n’est pas un Etat supranational en voie de construction mais est au contraire une coalition d’Etats nationaux dont les différents pouvoirs se renforcent à travers la construction européenne.
- Deuxièmement, l’Union Européenne n’est pas une alternative à la puissance des Etats-Unis. Au contraire, on s’aperçoit qu’elle est une petite sous-structure inscrite dans un ensemble plus grand qui est dominé par le pouvoir exécutif américain.
Je vais donner quelques exemples...

Une semaine après les attentats du 11 Septembre, deux projets de décisions-cadres sont déposés subitement par la Commission devant le Conseil. Il y a le projet relatif au terrorisme et le projet relatif au mandat d’arrêt européen.
Ces deux projets sont présentés comme une résultante des attentats du 11 septembre. Mais on peut se demander, si on a un peu de bon sens, comment on peut établir deux projets de loi en l’espace d’une semaine. On estime qu’il faut six mois à un an rien que pour écrire la loi et davantage pour la concevoir. Donc, on peut sans se tromper dire que, aussi bien du côté européen que du côté des Etats-Unis, il y avait des projets de loi dans les tiroirs et qu’on attendait la bonne occasion pour les passer.

Si l’on regarde du côté européen, on voit "décision-cadre relative au terrorisme". Il existait seulement six pays - la France, l’Allemagne, l’Angleterre, l’Italie, l’Espagne et le Portugal - qui bénéficiaient déjà d’une loi anti-terroriste. Des pays comme la Belgique avaient la possibilité de poursuivre des actes terroristes avec d’autres législations. Par exemple des délits classiques tel que le meurtre, le détournement d’un avion ou poser une bombe, ça a toujours été puni dans n’importe quel droit pénal, il ne faut pas une législation spéciale pour ça. En plus, en Belgique, il y avait des notions telles que l’association de malfaiteurs ou de réseaux criminels, qui permettaient déjà d’enquêter et de poursuivre les organisations elles-mêmes et de créer un délit d’appartenance.
Donc, on pouvait être poursuivi sur le simple fait d’appartenir à une organisation sans avoir commis un délit déterminé. Il y a dans le code pénal des pays qui n’avaient pas de législation anti-terroriste, tout ce qu’il faut et davantage, pour poursuivre des délits terroristes. Donc si on impose aux neuf pays qui n’ont pas de loi anti-terroriste d’intégrer une telle législation dans leur code pénal, c’est pour un ensemble de raisons qui ne sont pas avouées.

Alors, ces raisons, on peut les voir dans les pays qui avaient déjà une telle législation. On s’aperçoit que dans des pays comme l’Allemagne, l’Espagne, l’Italie, les lois anti-terroristes permettent une généralisation des procédures d’exception à tous les stades de la procédure pénale : de l’enquête policière jusqu’à l’enfermement des gens.

Par exemple, en Espagne, si on est soupçonné de terrorisme, on n’a pas le choix de son avocat, on a un avocat qui est désigné par les personnes qui vous arrêtent. Ensuite il y a un délai de 72 heures pendant lequel vous ne pouvez voir personne, pas un coup de téléphone à votre famille, ni même un avocat et non plus celui qui est désigné d’office. Vous pouvez appeler cet avocat au bout des 72 heures au moment où vous devez signer votre déclaration - généralement des aveux - après avoir subi ce qu’on appelle "des pressions physiques modérées" dans le langage américain, c’est-à-dire de la torture qui est systématique en Espagne.
En Italie, il y a possibilité de mettre en détention pendant dix ans et huit mois. En Allemagne, on peut lire le courrier entre l’avocat et la personne qui est détenue. On peut faire comme ça le tour de toutes les législations anti-terroristes au niveau national. Chacune permet le développement de procédures d’exception.

Donc, on peut se dire que si on veut imposer un tel type de législation au niveau européen, ce n’est pas pour lutter contre le terrorisme, parce qu’il y a déjà tout ce qu’il faut, c’est simplement pour pouvoir généraliser les procédures d’exception dans tous les pays qui auront ce type de législation.

Là, intervient la deuxième "proposition-cadre" proposée après les attentats du 11 septembre : "le mandat d’arrêt européen" que la Belgique a intégré dans son code pénal comme l’ensemble des autre pays européens.

Le mandat d’arrêt européen est une procédure qui se substitue aux accords d’extradition. Parce que ces accords embêtaient beaucoup la justice et la police, c’est long et il y a beaucoup de contrôles à effectuer tels que la demande de légalité : est-ce que la demande est bien légale ? Est-ce qu’il y a bien un délit inscrit dans la législation du pays qui reçoit la demande ?

Ce n’est pas sans importance. Parce que, dans un pays comme l’Italie, il y a toujours des incriminations qui sont issues du code fasciste. Il y a, par exemple, la notion d’organisation subversive, une organisation subversive est une organisation qui par exemple prône la lutte des classes, qui prône le renversement par la violence d’une classe par une autre. Et généralement depuis la fin des années 70, tous les gens des mouvements sociaux sont poursuivis sur la base de cette incrimination. Non seulement c’est une incrimination qui date de 1923, qui a été rédigée par le ministre de la Justice sous Mussolini, et qui n’a pas été supprimée mais qui au contraire a été renforcée. En 1979, la loi Cossiga qui confirme la notion d’incrimination subversive et qui augmente les peines en cas de terrorisme.

L’exemple italien est fort intéressant parce que, du point de vue du droit, on a tout à fait la jonction entre le droit fasciste et le droit de modernité où les exceptions sont basées sur la notion d’organisation terroriste.

Donc, toutes les demandes d’extradition qui avaient lieu sur cette base d’incrimination, par exemple pour les gens réfugiés en Belgique ou en France, tout ça était refusé par le pouvoir politique parce que ce n’était pas une incrimination reconnue en France ou en Belgique. Avec le mandat d’arrêt européen, ça n’a plus d’importance, il n’est pas besoin que ce soit un délit dans le pays qui reçoit la demande, il suffit qu’un pays réclame la personne et la personne est quasiment automatiquement remise. Les seules choses sur lesquelles on peut intervenir, c’est des questions de procédure, si les cachets sont bien au bon endroit, dans le bon ordre et si par exemple il n’y a pas prescription.

Vous vous souvenez, il y a deux Basques en Belgique dont l’Espagne demandait l’extradition dans le cadre du mandat d’arrêt. Ils étaient en Belgique depuis plus de dix ans et l’Espagne avait déjà demandé à deux reprises leur extradition sur la base des anciennes procédures. Cela avait toujours été refusé sur la base de l’illégalité : ces gens étaient accusés d’avoir hébergé des personnes de l’ETA qui des mois après être passé chez eux avaient commis un attentat. Le problème pour le pouvoir c’est qu’ils avaient été dénoncés par une personne qui avait été torturée, et un jugement en Espagne reconnaissait que du fait de torture, ces aveux étaient nuls.

C’est une situation de "force jugée", où il y a un acte judiciaire qui dit que la demande est illégale même du côté espagnol. Mais dans le cadre du mandat d’arrêt, ça n’a pas d’importance, la demande est satisfaite. Donc ces deux Basques sont restés en Belgique parce qu’il y avait prescription. Mais s’ils étaient en Belgique depuis quatre ou cinq ans, ces gens auraient été remis automatiquement.

- Avec cette procédure du nouveau mandat d’arrêt, il n’y a plus de décision à prendre par un pouvoir politique qui peut éventuellement être soumis à des pressions ou une mobilisation comme dans ce cas-là ou celui d’une réfugiée turque, il y a quelques annéées. Cela veut dire que la police et la justice pourront automatiser les extraditions ?

C’est ça. C’est une procédure automatique basée sur un principe qu’on appelle la reconnaissance mutuelle. C’est-à-dire que toute décision d’une autorité judiciaire d’un pays européen est reconnue comme automatiquement démocratique par les autres. Cela veut dire que l’incrimination fasciste italienne devient automatiquement démocratique. Cela veut dire que l’Espagne qui demande des gens pour les torturer et pour leur empêcher d’avoir un avocat, c’est une procédure démocratique. Donc, on voit que, dans le cadre du "mandat d’arrêt" à travers une législation anti-terroriste, chaque pays développe des procédures d’exception différentes qui ont cours non seulement dans le pays où ces lois sont votées mais aussi dans le reste de l’Europe.

- Donc, en fait, on prend ce qu’il y a de pire en Europe et on lui donne le droit d’être la loi dans toute l’Europe...

Tout-à-fait bien résumé ! (rires de la salle). Donc, nous aurons le pire de chaque législation nationale mais aussi le pire de l’unification européenne. Il y a quelque chose d’intéressant dans la "décision-cadre européenne" par rapport aux lois déjà existantes même par rapport à son modèle anglais. Parce que je ne vous ai pas dit, mais on nous explique les lois anti-terroristes décidées après le 11 septembre, avec des délais de trois jours, une semaine... C’est pas crédible, mais si on prend la loi anglaise qui a servi de modèle à l’écriture de la "décision cadre européenne", elle est entrée en vigueur en février 2000. C’est-à-dire sept mois avant les attentats, donc là il y a une capacité d’anticipation sur les événements, je vous laisse juger. (rires de la salle)

Ce qui est intéressant dans cette décision, même par rapport aux lois les plus modernes comme la loi anglaise, c’est qu’elle introduit cet élément.. Dans chaque loi anti-terroriste, vous avez un élément objectif, par exemple détourner un avion, un meurtre. Et un élément subjectif, c’est le fait que vous commettez une action dans le but de faire pression sur un gouvernement ou une organisation internationale. C’est donc intéressant parce que, par exemple, le but de tout mouvement social où vous manifestez, c’est pour faire pression sur le gouvernement pour qu’il ne privatise pas les services publics. Vous faites pression sur le gouvernement donc vous rentrez dans ce cadre-là.

Surtout que dans la "décision cadre européenne", l’élément objectif, ce n’est pas nécessairement un meurtre, ce peut être également de prendre d’assaut un bâtiment public ou un moyen de transport public. Donc la capture publique d’un moyen de transport public pour éviter sa capture privée, c’est-à-dire sa privatisation, si vous prenez d’assaut une rame du métro dans l’intention de faire pression contre un gouvernement pour qu’il ne soit pas privatisé, vous rentrez tout à fait dans le cadre d’organisation terroriste. C’est intéressant et c’est tout à fait spécifique à la "décision-cadre européenne". Donc on voit bien qui est visé la dedans, surtout quand on sait qu’il y a la notion d’organisation internationale.

Lorsqu’on sait ce qui va être discuté au niveau de l’Organisation Mondiale du Commerce on voit aussi que les altermondialistes contre l’OMC sont directement visés par cette "décision cadre européenne" qui est intégré dans notre droit pénal.

Je veux dire que ça, c’était la partie la plus soft (rires), vraiment la plus soft. Parce que si on veut voir vers quoi on va vraiment, je vous ai parlé de l’Angleterre et de sa grande capacité d’anticipation, ça c’est encore prouvé. Cette fois-ci, le 11 mars 2005, donc c’est tout nouveau, l’Angleterre a voté une nouvelle loi anti-terroriste qui corrige l’ancienne, laquelle - comme le "Patriot Act" - autorisait l’incarcération à durée indéterminée, sans inculpation, sans aucun délit, de toutes personnes étrangères soupçonnées de terrorisme.

Et un jugement de la cour suprême a dit, c’est quand même injuste tout ça, on discrimine les nationaux des étrangers, vous ne pouvez pas rester avec cette discrimination ! Donc, les procédures d’exception sont passées des étrangers à l’ensemble de la population. Mais on ne pouvait pas faire l’incarcération, donc on a pris des mesures plus douces dans un premier temps. C’est-à-dire que si vous êtes soupçonné de faire partie ou d’être en contact avec des personnes ou des personnes qui sont elles-mêmes soupçonnées de terrorisme, donc vous avez un soupçon en deux temps là, on est déjà au carré.

Mais on peut prendre vis-à-vis de vous un ensemble de mesure de contrôles par exemple un bracelet électronique, vous obliger à pointer au commissariat tous les jours, des perquisitions de nuit en votre absence, vous empêcher d’avoir un emploi et ça va jusqu’aux arrêts domiciliaires.
Dans le cas des arrêts domiciliaires, il faut l’autorisation d’un tribunal. On peut se demander sur quoi l’appréciation peut se fonder puisqu’il n’y a pas de jugement et puisque le fait de décider de vous placer sous cette mesure de contrôle dépend d’une évaluation des services secrets dont le dossier est secret. C’est-à-dire que le juge convoque le type des renseignements et lui demande :
- "Monsieur, avez vous la preuve ?"
- "Oui, monsieur le juge"
et alors le juge prend sa décision. (rires)

Vous voyez vers quoi on va, tout ce qu’on a vu en Angleterre, on est en train d’essayer de nous le faire passer en Europe. Et tous ces types de mesures on va les voir apparaître comme projets dans différents pays. Et donc je vous en parle maintenant pour que vous soyez prêts à y répondre.

- Pourrais-tu nous parler de la liste des organisations terroristes en Europe et aux Etats-Unis ?

Ce type de procédure où on prend des mesures sans contrôle judiciaire, sans preuves, il existe déjà au niveau européen. Puisqu’il y a des listes d’organisations terroristes, celle du Conseil qui permet par exemple de bloquer vos comptes bancaires, de supprimer l’ensemble d’aides de l’Etat juste parce que vous êtes inscrit sur la liste. Et c’est une décision administrative qui se fait par des fonctionnaires du Conseil généralement sur la demande des Etats-Unis. Par exemple, en Hollande, l’ancien président du parti communiste philippin José-Maria Sison, qui était réfugié en Hollande... Du jour au lendemain, il a vu son compte bloqué, il avait un logement du CPAS hollandais, on l’a mis dehors de son logement et donc il a appris du jour au lendemain qu’il était repris sur la liste anti-terroristes.

- En fait, ce sont les Etats-Unis qui ont fait la demande dans ce cas-là...

Effectivement. Et la Hollande, puis l’Union Européenne l’ont repris sur la liste des organisations terroristes. Et donc, vous pouvez être repris sur une liste et être terroriste sans le savoir puisque la liste Europol est secrète. Ce qui permet de légaliser certaines procédures d’enquête très intrusives. Comme, par exemple, lire votre courrier électronique, ouvrir votre courrier, perquisitionner de nuit également en votre absence et, si on trouve quelque chose, on pourra le retenir contre vous. Pas par les services secrets parce que c’est illégal, mais ici comme vous êtes inscrit sur la liste Europol, généralement à la demande des Etats-Unis, si on trouve quelque chose même si ça n’a aucun rapport avec ce que l’on cherche, ça pourra être retenu contre vous.

- Je ne doute pas que tu as encore beaucoup de mauvaises nouvelles à nous annoncer ! Je retiens donc de ceci qu’avec le mandat d’arrêt international, qui permet en fait aux pires régimes de faire ce qu’ils veulent dans tout le territoire de l’Europe, avec la définition des actes terroristes et de la liste des organisations terroristes, en fait complètement arbitraire, politisée et soumise aux USA, on est en train de prendre une série de mesures antidémocratiques, extrêmement dangereuses et qu’on a intérêt à faire connaître...


Ce débat organisé par Stop USA, à Bruxelles, le 3 juin 2005, dressait le portrait complet de l’Union Européenne.Vous trouverez les autres intervenants (également très intéressants) à :
http://www.michelcollon.info/debat_europe.php

- Herwig Lerouge, spécialiste de l’UE :
« Le plombier polonais n’est pas un fantasme »

- Max Ferraille (délégué métro, trams, bus de Bruxelles) :
« ’Charges salariales’ ? Ce terme cache le vol du salaire indirect »

- Zoé Génot, députée Ecolo :
"Dans les relations commerciales Nord-Sud, l’UE est pire que les USA"

- Henri Houben, économiste d’Attac-Bruxelles :
« Les Européens les plus riches veulent rattraper les Américains les plus riches »

- Tony Busselen, animateur du site www.deboutcongolais :
« La rivalité France - USA en Afrique explique les guerres les plus sanglantes depuis 1945 »

- Vanessa Stojilkovic, réalisatrice du film Les Damnés du Kosovo :
« La guerre - des USA ou de l’UE - ce n’est pas exotique, c’est contre nous aussi »

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