Une tribune pour les luttes

“Com­plo­tisme en géné­ral et pan­dé­mie en particulier”

Article mis en ligne le mercredi 13 janvier 2021

Les camarades de la revue “Théorie Communiste” ont publié une contribution au débat sur le complotisme (entre autres !) sur leur blog de travail. En voici le début et le lien vers le blog

Complotisme en général et pandémie en particulier

« On nous cache tout, on nous dit rien
Plus on apprend plus on ne sait rien
On nous informe vraiment sur rien
Adam avait-il un nombril ?
On nous cache tout on nous dit rien
(…)
L’affaire trucmuche et l’affaire machin
Dont on ne retrouve pas l’assassin
On nous cache tout on nous dit rien
On nous cache-cache et cache-tampon
Colin-maillard et tartempion
Ce sont les rois de l’information »
(Jacques Dutronc, 1967)

« Imagine qu’on nous ment, depuis des siècles et des siècles / Que certaines communautés haut placées connaissent les recettes / Les secrets de la vie, pas celle qu’on nous laisse voir. »

(Keny Arkana).

Quelques considérations préalables

Dans le mode de production capitaliste, la population n’est pas un fait de « nature », sa production, reproduction, gestion et les catégories qui la constituent sont le produit de rapports de classe et de genre qui en structurent la mise en forme et l’évolution. Cette population n’existe socialement et ne se reproduit que comme fonction du capital. Il n’y a pas de substrat intact ou pur pouvant servir de préfiguration de quoique ce soit, il n’y pas de bonheur ou de souffrance, de bonne santé ou de maladie, de manière de vivre ou de mourir qui puissent se comprendre autrement que comme une expression de ces rapports de classe et de genre. Il faut ajouter, vu le sujet, que cette expression sans cesse renouvelée – car produit historique – du rapport de classe et de genre existe dans le quotidien de la pensée et de l’action pour toutes les classes, et encore plus à l’insu (mais « de leur plein gré ») de ses acteurs pour ce qui concerne les classes dominantes ou supérieures.

Cette reproduction n’est pas une mécanique idéale et froide des rapports de production mettant en mouvement ses propres matériaux idéaux. Les rapports de classe et de genre comme rapports de production ne se donnent pas en clair, ils existent dans une complexité qui peut être comprise conceptuellement comme un déploiement dynamique des catégories de l’exploitation (rapport surtravail / travail nécessaire) sur tous les pans de l’existence que le mode de production capitaliste met en mouvement de par son caractère total. Ainsi la population est produite et existe bien sûr dans les rapports de production à proprement parler, mais, par là, dans l’existence quotidienne à travers laquelle se constitue la (re)production du rapport d’exploitation dans son ensemble comme condition d’existence de ces rapports de production stricts (à travers idéologies, pensées, affectivité, sociabilité, loisirs, santé, rapport à l’habitat, nourriture, symptômes, inscription institutionnelle, 1 ou 2 sur la carte de sécu…).

Faire tenir ces éléments apparemment disparates ou hétérogènes n’est pas l’affaire d’un Macron ou d’un lobby même puissant et elle n’est pas non plus le fruit du hasard ni dénuée d’intentions, de volontés et de décisions. Mais toujours les structures dominent les individus ou groupes d’individus et leurs actions, pensées, idéologies, etc. sont elles-mêmes l’expression de ces rapports de classes et de genre qu’ils produisent et, les reproduisant naturellement, qui les reproduisent1.

Partons d’une idée simple, même simpliste.

Aucun Etat, aucune bourgeoisie ne foutra en l’air son économie (déjà pas brillante) dans le but de renforcer le « contrôle » et « l’asservissement » de la population ou pour favoriser les laboratoires et autres Gafa. A la limite cela peut être une opportunité mais à manipuler avec d’extrêmes précautions par cette classe dominante pour en éviter les effets pervers sur le travail, la production générale, la reproduction de la force de travail, la circulation, la consommation et de façon globale la vie sociale quotidienne qui nourrit le mode de production.

Passons à un niveau un peu plus élaboré, relatif à la mécanique du discours complotiste (ou conspirationniste).

Ne jamais accuser l’institution, le pouvoir, la cible en général, de « complot ». Ne pas employer le terme.

Se positionner en avant-garde éclairée.

S’appuyer sur la science et la raison (prolifération des notes de bas de page, références universitaires absconses, liens hypertextes, graphiques, cartes, etc.).

Toujours poser la question : « à qui profite le crime ? ». Désigner pour chaque événement un responsable, une organisation (si possible groupe occulte), et une cause unique. Ainsi on pourrait dire que puisque la révolution bolchévique de 1917 a été en partie possible dans les conditions de la première guerre mondiale, le nationaliste serbe qui assassinat l’archiduc d’Autriche à Sarajevo était un agent de Lénine.

Accumuler des « détails troublants » en les connectant.

Refuser le hasard, ne voir que des corrélations nécessaires (« Savez-vous que … ? » ; « Ce n’est pas un hasard si … »)

S’appuyer sur l’histoire et trouver toutes sortes d’événements semblables aussi disparates que possible, mais « ressemblant ».

Considérer que l’ennemi (organisations occultes, services secrets, Goldman Sachs, etc.) ne fait jamais d’erreurs. Tout ce qui arrive est voulu et ne peut lui avoir échappé.

Considérer inversement et dans le même temps que l’ennemi fait des erreurs de débutants (ici retour aux « détails troublants »).

Refuser la contradiction en la disqualifiant d’office dans la mesure où elle ne peut que provenir de sources ayant des intérêts liés au(x) chef(s) d’orchestre.

Construire le monde comme une « totalité expressive » (la totalité est toute entière présente dans chacun de ses éléments ou chacune de ses parties). Mais, malheureusement tout le monde n’est pas Leibniz et nous nous contenterons de quelques corrélations abusives.

La totalité expressive s’exprime dans une « théorie des catastrophes » (le battement d’aile du papillon australien et le cyclone en Jamaïque), mais sans entropie puisque tout se résout dans la réalisation d’un but unique mûrement conçu.

Concluons ici : le système est clos, infalsifiable et téléologique.

Venons-en aux faits

Plus précisément, dans le cadre de la pandémie présente, la colère d’inspiration complotiste comporte plusieurs temps :

1- la colère contre certaines mesures sanitaires prises par les gouvernements et vues comme liberticides. Ces mesures sont : le port du masque – de surcroît pour les enfants, la fermeture des commerces « non essentiels » avec la critique molle de la division essentiel/non essentiel, les réglementations des déplacements, le flicage au travers des attestations, la mise en place de l’application du gouvernement Stop Covid et autre version, la mise sur la touche des chercheurs mettant en cause les stratégies gouvernementales contre l’épidémie, la mise en place d’un Conseil de défense et d’un état d’urgence pour ne pas en passer par l’Assemblée, les couvre-feu, la perspective d’une obligation vaccinale au nom de la liberté de se soigner mais en même temps la critique du refus des autorités médicales de délivrer systématiquement l’hydroxychloroquine et autres traitements antibio parfois utilisés, notamment aux USA.

2- Cette colère crée des rapprochements avec toute une série de sources d’informations, d’intellectuels et de chercheurs divers et variés dont le point commun est de donner un point de vue dissonant mais revanchard vis-à-vis des intellectuels mainstream.

3- L’explication par une volonté délibérée du gouvernement d’asservir les gens à travers des mesures dites liberticides et de les rendre serviles par la peur coagule tous les éléments disparates. La peur devient de manière générale l’émotion la plus raillée et la plus avilissante pour ceux qui n’ont pas peur du covid.

4- La conclusion est que le gouvernement et les lobbies forment une clique surpuissante qui parvient à mener en bateau les populations abruties par la peur avec un virus qui existe à peine, à manipuler les chiffres, à mettre à l’arrêt l’économie dans le simple but d’asservir les populations dès lors tout juste bonnes à engraisser l’industrie pharmaceutique.

Or,

– Cet attachement et cette promotion de ces libertés individuelles,

– ce réflexe d’assoir la légitimité d’un point de vue par la référence à un monde d’intellectuels plus ou moins en place, mais toujours couverts de titres plus prestigieux les uns que les autres,

– cette mise en avant de l’asservissement de tous et de la peur qui les tient et à quoi cette avant-garde éclairée parvient à échapper pour porter vaillamment et contre tous les dangers la parole libre et non masquée,

– et enfin cette vision de la population comme simple chair à pâtée consommatrice d’un quelconque lobby industriel médiatique et pharmaceutique.

Tous ces éléments viennent violemment indiquer à quel point cette pensée ne peut que venir d’une catégorie de la population dont l’existence tient tout entière dans sa capacité à produire et reproduire une partie de l’idéologie capitaliste en la prenant au pied de la lettre. C’est-à-dire dans une version conforme et non contradictoire à sa propre existence qui renvoie à la place occupée dans les rapports de production.

Le vécu de cette catégorie quant à son inscription sociale c’est :

* Un rapport non contradictoire avec la liberté individuelle dont ils jouissent. Leur inscription dans la communauté du capital comme société capitaliste est telle que leur existence d’individu isolé n’est pas contradictoire avec sa dépendance à cette communauté car cette dépendance n’existe pas avant tout comme une contrainte violente mais spontanément comme partie prenante, comme une solidarisation totale avec ses institutions (voir plus loin sur les organes de l’appareil d’Etat). C’est l’individu isolé de la liberté et du choix que l’on a ici et non l’individu isolé dont la liberté de choisir se retourne immédiatement au pire en errance, désaffiliation, précarité.

* Une vision normative de la société comme devant faire la promotion du libre épanouissement individuel, à travers la liberté éducative, la liberté sanitaire, la liberté alimentaire, la liberté artistique, avec au pire une intervention de l’État réduite au minimum sur ces terrains qui sont ceux qui leur permettent de se reproduire en tant qu’individu isolé conforme à l’idéologie capitaliste. Car c’est bien l’idéal capitaliste qui renvoie à sa prise en charge privée la reproduction des travailleurs. Sauf que, pour le prolétariat, cette prise en charge privée ne marche pas, pour les classes supérieurs non plus mais là elle s’appuie sur la possibilité d’un libre arbitre réellement vécu. C’est grâce à cette assurance et à cette homogénéité sans reste de la reproduction que cette pensée peut dénoncer l’intervention de l’État comme un système totalitaire et mensonger.

Ce libre épanouissement de l’individu dans la société fait face à l’appartenance de classe comme contrainte intériorisée qui est effectivement liberticide dans son fondement contractuel d’achat-vente de la force de travail libre. C’est ainsi que le chantage de retirer ses enfants de l’école, ou de s’opposer à une politique sanitaire, n’existe que pour des gens dont l’affiliation sociale est non seulement garantie dans les faits mais aussi dans l’adhésion pleine à l’idéologie du contrat social capitaliste et dans la fonction qu’ils ont de ciment dans la reproduction des rapports sociaux capitaliste. Certains peuvent se permettre de menacer de retirer leurs enfants de l’école quand d’autres savent que les remparts à une mise au ban de l’école républicaine s’amenuisent par manque de moyens, de maîtrise de la « carte scolaire » et/ou au travers du passage des politiques d’intégration à celles luttant contre la « radicalisation » et le « séparatisme ».

Cette vision des populations comme masses abruties de consommateurs captifs des lobbies vient dire à quel point ceux qui la portent sont à la fois idéologiquement dominants, inutiles productivement, et du coup idiots au point qu’ils peuvent être aveugles au fait que c’est le travail productif qui est au fondement du monde qu’ils célèbrent en creux au travers de leurs dénonciations.

Il faut avoir un certain rapport à l’existence pour prétendre que la peur est un frein comme si elle était un choix. Il faut ne rien traverser des méandres plus ou moins violents et « piégeux » de l’appartenance de classe pour n’y voir qu’une question de manipulation idéologique. Enfin il faut pouvoir vivre une existence ouatée où s’indigner cherche à se faire passer pour de la lutte sociale pour penser que la peur empêche de penser.

Arrivons à la raison d’être externe de l’idéologie complotiste.

La société est décomposée en une somme d’éléments discrets, séparés et indépendants : travail, éducation, santé, salariat, consommation, loisirs, intimité, famille, rapports amoureux, etc., tels qu’ils sont actuellement. Il faut considérer ensuite que ces éléments et fonctions tels qu’ils sont présentement ne s’organiseraient pas tels qu’ils le devraient de par l’activité, les pratiques, les intentions, la manipulation, la publicité et les intérêts malveillants d’un certain nombre d’individus formant une caste incluant les banques, les grands patrons, les médias, les laboratoires pharmaceutiques, les gouvernements non en tant qu’Etat mais comme bande organisée. En un mot : les élites. L’ordre émanant spontanément de ces éléments est une version corrompue de l’ordre nécessaire.

Le complotisme fonctionne sur une conception de l’Etat assez banale, fondatrice de l’idéologie juridique et démocratique, mais qui est notre lot de tous les jours. Il y aurait d’une part le pouvoir d’Etat, de l’autre l’appareil d’Etat ou la « machine d’Etat » comme la désigne Marx. Le problème réside en ce que l’appareil d’Etat qui matérialise dans ses organes, leur division, leur organisation, leur hiérarchie, le pouvoir d’Etat d’une classe (et une seule) est à la fois organisation de la classe dominante (comme pouvoir d’Etat détenu par la fraction momentanément hégémonique de la classe dominante pour le compte de l’ensemble de cette classe) et organisation de toute la société sous la domination de cette classe. Mais, si d’un côté, l’Etat du mode de production capitaliste réalise complètement la fusion de ces deux fonctions2, de l’autre il devient la nécessité « naturelle » de toute reproduction sociale. Alors que ce sont leur division même et leur séparation fondamentale (réelle et idéologique) des rapports de production qui en font les organes d’un appareil d’Etat nécessairement appareil de classe (voir Marx, La Guerre civile en France), tous les organes de l’appareil d’Etat (armée, police, administration, tribunaux, parlement, bureaucratie, éducation, aide sociale, information, partis, syndicats, etc.) n’apparaissent plus que comme des instruments pliables à la volonté de ceux qui en sont les maîtres. De cette double fonction de l’appareil d’Etat (non pas deux fonctions, mais fonction double) comme dictature d’une classe et reproduction de toute la société naissent à la fois leur fusion et la neutralité des organes. Pour le complotiste, répondant par là à la pensée spontanée, ces organes sont neutres et non, dans leur existence même et leur forme, ceux d’une dictature de classe. En conséquence, s’ils ne fonctionnent pas « comme ils devraient », comme un « service public », comme un « bien commun », c’est qu’ils sont préemptés, détournés et pervertis par une clique, une caste. Le complotiste est le citoyen idéal.

Reposant sur cette conception « naturelle » de l’Etat, le complotisme n’est pas la « psychopathologie de quelques égarés », il est le « symptôme nécessaire de la dépossession politique » et de la « confiscation du débat public ». Il répond à la « monopolisation de la parole légitime » par les « représentants » assistés des « experts », toute critique devient une aberration mentale immédiatement disqualifiée comme « complotiste ». Il est vrai que si le complotisme est devenu le nouvel indice du crétin, c’est qu’il est le nouveau lieu commun de la bêtise journalistique et de nombreux philosophes et sociologues qui se gardent tout de même d’épingler un président de la République soutenant que les Gilets Jaunes sont le résultat d’une manœuvre moscovite (Le Point février 2019). Lordon qui revient régulièrement sur le sujet dans Le Monde diplomatique résume la chose : « Mais plus encore que la dépossession, le conspirationnisme, dont les élites font le signe d’une irrémédiable minorité, pourrait être le signe paradoxal que le peuple, en fait, accède à la majorité puisqu’il en a soupé d’écouter avec déférence les autorités et qu’il entreprend de se figurer le monde sans elles. » (Diplo, juin 2015).

Le complotisme ne serait pas un système de réponses avec ses déterminations sociales propres mais une simple réaction justifiée négativement. Cela ne peut suffire, il faut saisir la nature de la « réaction » positivement comme un système de réponses adéquat à ce qui le provoque.

Le complotisme apparait alors comme une contestation de l’ordre dominant, presque comme une lutte de classe. Mais il n’en est rien. De même que l’antisémitisme était le socialisme des imbéciles, le complotisme est la lutte des classes des experts en expertises qui ne se situent pas n’importe où, ni dans la société, ni dans l’éventail politico-idéologique.

La « réponse complotiste » veut exactement le même monde, le même Etat, mais débarrassés de la « caste » : il se « figure le monde sans elle ». Il s’agit seulement de conserver tous les éléments de cette société en les soustrayant aux pratiques de ces individus « malveillants » et « manipulateurs » qui les pervertissent et les corrompent. Un vrai salariat, une vraie éducation, une vraie politique de santé, une vraie démocratie, une vraie information, une vraie agriculture, une vraie consommation, une vraie économie, un vrai Etat.

Le complotisme critique tout, en désirant que ce qui existe devienne « vrai ». Mais en concevant son objet comme « face obscure » et détournement démoniaque, cette critique fait de cet objet un simple accident de ce même monde. Elle affirme par là ne souhaiter que la poursuite du monde tel qu’il est. Le tout de ce qui existe pourrait être si beau s’il n’était pas manipulé, détourné. La classe dominante, sa reproduction, ses pratiques, la poursuite de ses intérêts, la production idéologique ne sont plus le produit naturel de tous les rapports sociaux que le complotiste veut conserver, mais le fait d’une bande de malfrats cherchant à nous prendre pour des imbéciles. Le complotiste est un malin et on ne la lui fait pas, il est expert en tout. Il est remarquable de constater (il y a eu quelques études là-dessus) que le complotisme affecte en premier lieu une classe moyenne diplômée, celle qui aime son « esprit critique », s’en vante et le porte partout en bandoulière. Pour ceux qui vivent quotidiennement toutes les humiliations et la misère des rapports sociaux capitalistes, les « complots » visant à asservir notre liberté à nous contrôler n’ont guère de sens. Il faut aimer ce monde pour ne pas vouloir qu’il nous mente.

A quelle généralité le complotisme se rapporte-t-il

Ce qui précède est une petite analyse du discours complotiste comme système critique venant d’une partie, se considérant comme délaissée, des catégories dominantes de la population sur la gestion étatique et plus largement sur le monde environnant. Une fois cela fait, il faut par ailleurs reconnaître que de nombreux thèmes et caractéristiques du discours complotiste sont mobilisés de manière plus ou moins éparses bien au-delà de ces catégories dominantes. La question est donc aussi celle de savoir quel statut acquiert cette critique non systématisée lorsqu’elle est portée par une frange importante des classes prolétaires. D’où vient cette volonté de « sauvetage » de l’État capitaliste et est-elle du même ordre que celle décrite précédemment. Mais cette question, pour être correctement posée, doit également comprendre ces thèmes pris isolément comme ayant un sens différent de celui que le système complotisme leur donnent du fait justement du bouclage propre à ce système et qui fait en fin de compte du complotiste le citoyen idéal, en tant que défenseur de l’État démocratique et du travailleur libre.

Nous n’apporterons pas de réponse, seulement quelques indices dont certains parsèment déjà ces notes.

Il y a dans le complotisme des briques qui rappellent le démocratisme radical : la communauté des citoyens dans l’Etat comme forme concrète et participative de leur communauté d’individus isolés. Mais la situation a changé depuis les années 1990 et le début des années 2000.

Dans le capitalisme issu de la restructuration des années 1970 / 1980, la reproduction de la force de travail a été l’objet d’une double déconnexion. D’une part déconnexion entre valorisation du capital et reproduction de la force de travail, d’autre part, déconnexion entre la consommation et le salaire comme revenu.

La rupture d’une relation nécessaire entre valorisation du capital et reproduction de la force de travail brise les aires de reproduction cohérentes dans leur délimitation nationale ou même régionale. Ce dont il s’agit c’est de séparer, d’une part, reproduction et circulation du capital, et d’autre part, reproduction et circulation de la force de travail.

Comme identité d’une crise de suraccumulation et de sous-consommation, la crise de 2008 fut une crise du rapport salarial qui est devenue crise de la société salariale en mettant en mouvement toutes les couches et classes de la société qui vivent du salaire. Partout, avec la société salariale, il s’agit de politique et de distribution. Comme prix du travail (forme fétiche), le salaire en appelle à l’injustice de la distribution, c’est normal. L’injustice de la distribution a un responsable qui a « failli à sa mission » : l’Etat. L’enjeu qui est alors posé est celui de la légitimité de l’Etat vis-à-vis de sa société. Le prolétariat participe à tout cela, sa propre structuration comme classe l’embarque.

Dans la crise de la société salariale, les luttes qui se déroulent autour de la distribution désigne l’Etat comme le responsable de l’injustice. Cet Etat, c’est l’Etat dénationalisé, traversé par et agent de la mondialisation. A l’inverse de la « dénationalisation » les politiques keynésiennes relevaient d’un « national intégré » : combinaison d’économie nationale, de consommation nationale, de formation et éducation de main-d’œuvre nationale et maîtrise de la monnaie et du crédit. Dans la « période fordiste », l’Etat était en outre devenu « la clé du bien-être », c’est cette citoyenneté qui a foutu le camp dans la restructuration des années 1970 et 1980. Si la citoyenneté est une abstraction, elle réfère à des contenus bien concrets : plein emploi, famille nucléaire, ordre-proximité-sécurité, hétérosexualité, travail, nation. C’est autour de ces thèmes que dans la crise de la société salariale se reconstruisent idéologiquement les conflits de classes et la délégitimation de tous les discours officiels. La citoyenneté devient alors l’idéologie sous laquelle est menée la lutte des classes. Il y a un lien évident entre le succès des thèses complotistes et une bonne partie des expressions par exemple des gilets jaunes. On retrouve, outre des similitudes de formes dans les discours, une interpellation de l’incompétence de l’Etat, de la critique de la mondialisation, de l’Etat dénationalisé.

Au premier abord, cette délégitimation et cette idéologie citoyenne (car le complotiste est l’archétype du bon citoyen) sont critiques, mais seulement dans la mesure où elles sont le langage de la revendication dans le miroir que lui tend la logique de la distribution et de la nécessité de l’Etat. Les pratiques qui opèrent sous cette idéologie sont efficaces parce qu’elles renvoient aux individus une image vraisemblable et une explication crédible de ce qu’ils sont et de ce qu’ils vivent, elles sont constitutives de la réalité de leur vie quotidienne. La reconstruction idéologique des conflits de classes devient le peuple face aux élites qui monopolisent la parole légitime (ce qui a toujours été le cas), mais une parole qui ne fait plus sens. Le conflit mute en conflit culturel se menant au nom de valeurs : l’artifice et le mensonge contre l’authenticité et la vérité (celle qu’on nous cache, comme le chantait ironiquement déjà Dutronc et bêtement aujourd’hui Arkana).

Ce qui, dans le complotisme, se joue de façon totalement perverse comme « conflit » c’est le rapport de l’Etat, de tous ses appareils idéologiques, de la classe dominante dans son ensemble à sa société. Dans la crise des Etats et de tous leurs appareils vis-à-vis de leur société, le discrédit social dans lequel ce rapport est tombé confère une généralité aux dénonciations de type complotistes. De façon totalement perverse, car le fonctionnement même du complotisme suppose de vouloir conserver cette société telle quelle. Cela, dans la mesure où la classe dominante ne serait qu’une élite parasitaire se maintenant par le mensonge, et non, comme classe dominante, la nécessité même de cette société et de tous ses rapports.

Que les principales firmes de Wall Street s’adressent à l’agence de régulation du marché des capitaux aux Etats-Unis pour obtenir la modification d’une loi ou un avantage quelconque, ce n’est pas un « complot », même si l’action est concertée et dissimulée. Que les représentants économiques généraux de la classe capitaliste américaine (et mondiale) s’adressent aux représentants généraux de la légalité de la même classe, ce n’est pas un « complot », c’est l’Etat. Ou alors on imagine que l’Etat est ou devrait être « autre chose ». A la place des rapports sociaux capitalistes (que l’on veut conserver), il n’y aurait qu’un petit nombre d’hommes cyniques qui assoient leur domination et leur exploitation du « peuple » par une représentation faussée du monde qu’ils ont imaginé pour s’asservir les esprits. Il faut au complotisme cette conception simpliste de l’idéologie, du mode de production et de l’Etat pour être ce qu’il est : l’apologie et la conservation des conditions d’existence actuelles. Malheureusement, ou heureusement, comme pratique quotidienne, l’idéologie est autre chose : la pratique de sujets qui, en tant que tels, peuvent s’imaginer trompés et l’être (ce qui va de soi pour un sujet). Le mode de production, autre chose que la recherche du « pognon maximum ». L’Etat, au travers de ses appareils, autre chose qu’une « clique ».

Le complotisme est une approche globale de la société. Pour répondre à la question de la généralité de certaines de ses caractéristiques, les développements ci-dessus présentent quelques indices, pistes et éléments de compréhension qui ne cherchent qu’à poser « correctement » la question sans parvenir encore à formaliser la réponse.

Concluons (momentanément)

Les manœuvres, les intrigues, les coups tordus du billard à trois bandes existent mais n’expliquent rien, ils nécessitent eux-mêmes d’être expliqués comme événements historiques interstitiels. En histoire, le complotisme n’aime pas la « longue durée ». Davos est une arène décisive de la mondialisation, mais c’est la mondialisation qui a fait Davos et non l’inverse. Si, contrairement à ce que nous disent Marx et Engels dans les premières pages de L’Idéologie allemande, le « monde » n’est pas un « livre ouvert », c’est que sa compréhension nécessite la production de concepts et non parce qu’il dissimule une corporation, une caste de chefs d’orchestre et d’Illuminati.

Tarona – R.S

Janvier 2021

1 Pour anecdote sur ces considérations sur la population, durant ces vacances de la Toussaint 2020, deux évènements marquants – le deuxième confinement et l’assassinat de Samuel Paty – ont mis en scène deux types d’agents fondamentaux dans cette reproduction des catégories de la population que sont les parents : – Ceux s’indignant contre la volonté d’asservir et de déshumaniser leur progéniture au travers du port du masque à l’école à partir de 6 ans – menaçant de ne plus mettre leurs enfants à l’école ; – D’autres pour qui la priorité était de défendre en désespoir de cause la conformité de leur progéniture avec l’école républicaine au travers d’une urgence à faire entendre à leurs enfants – disons issus de l’immigration – l’interdit de parole, de réaction, de référence, à l’assassinat du prof à la rentrée scolaire, au risque d’une exclusion et de mise à l’amende institutionnelle et financière des familles concernées.
2 En cela, il diffère de l’Etat féodal ou d’ « Ancien régime ».

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