Une tribune pour les luttes

Reporterre

En Bretagne, des journalistes enquêtant sur l’agro-industrie sont victimes d’actes dangereux

Article mis en ligne le mercredi 28 avril 2021

La voiture de la journaliste bretonne Morgan Large, qui enquête sur le secteur agro-industriel local, a été sabotée, et une journaliste allemande a été agressée par un agriculteur. Des médias bretons appellent à la grève et au rassemblement mardi 6 avril.
Les intimidations à l’encontre des journalistes qui enquêtent sur l’industrie agroalimentaire bretonne continuent. Mercredi 31 mars, la journaliste de la radio associative bilingue franco-bretonne Radio Kreiz Breizh, Morgan Large, installée à Glomel (Côtes-d’Armor), a découvert que deux boulons fixant une des roues arrière de son véhicule avaient été retirés. « J’ai réalisé que ça faisait sans doute trois jours que je roulais comme ça, parce que j’avais entendu du bruit dans la nuit de dimanche à lundi, raconte-t-elle à Reporterre, encore sous le choc. Aujourd’hui, j’ai dû rouler à nouveau, j’étais à 80 km/h sur la quatre voies avec des nausées. Quelle sera la prochaine étape, va-t-on incendier ma maison pendant que je dors ? »

Selon la journaliste, cet acte de malveillance est directement lié à ses investigations sur le secteur agro-industriel breton. Depuis vingt ans qu’elle travaille sur ces sujets, à Radio Kreiz Breizh et comme journaliste indépendante, les coups de pression se succèdent. « Il y a un peu plus de dix ans, j’avais consacré une émission à un projet de porcherie de 800 mères — ce qui est énorme — dans une petite commune. Le maire de cette dernière m’a appelée pendant le direct pour me dire qu’il nous retirait ses subventions », se souvient-elle.

La journaliste poursuit : « Lorsque j’étais élue dans mon village, il est arrivé que notre radio perde des subventions suite à certaines de mes déclarations. Récemment, dans le cadre d’une enquête, j’ai appelé une grande coopérative agricole. Mon interlocuteur a commencé à me dire qu’il ne m’avait pas sollicitée pour faire un article sur le groupe puis, quand je lui ai indiqué que j’écrirai qu’il ne voulait pas s’exprimer, il m’a répondu que je le manipulais et qu’il allait porter plainte. »

Ces attitudes laissent la journaliste indignée et incrédule : « Je suis fille d’agriculteur, j’ai suivi une formation agricole exprès pour être légitime sur ces sujets. Et même si nous sommes une radio associative sur un petit territoire, nous ne sommes pas un sous-média. Mais on est face à un système qui a un peu oublié ce que sont la démocratie et la liberté de la presse. »

Dénigrement, procès-bâillons, dépublications…

Les intimidations se sont encore aggravées depuis que Reporterre a publié le reportage de Morgan Large sur un projet de poulailler géant soutenu par la région à Langoëlan (Morbihan), en octobre 2019. Peu après, elle était interviewée dans le documentaire « Bretagne, une terre sacrifiée », diffusé en novembre 2020 sur France 5. « Depuis, j’accumule les ennuis : les portes de la rédaction de Radio Kreiz Breizh ont été forcées, sans être ouvertes ; les enclos de mes vaches et de mes chevaux ont été ouverts et mes animaux mis en divagation ; mon chien a été intoxiqué. »

Morgan Large n’est pas la seule victime de ces agissements. « Une journaliste allemande a été agressée par un agriculteur jusque dans le gîte où elle résidait » à Glomel, cette même semaine, rapporte sur Twitter le journaliste Sylvain Ernault, membre du comité éditorial du média d’investigation breton Splann !. La journaliste Inès Léraud, coautrice de l’enquête Algues vertes — L’histoire interdite (La Revue dessinée — Delcourt, 2019), a été poursuivie en diffamation et a vu ses interventions dans certains salons du livre déprogrammées. Dénigrement, procès-bâillons, dépublications… Dans un article publié en juillet 2020, Reporterre a recensé de nombreuses tentatives de censure de ce genre.

Mais pour Morgan Large, ce climat de violence déborde le petit monde du journalisme. « En janvier dernier, le maire de Canihuel [Côtes-d’Armor] a publié une charte pour "mieux vivre ensemble en milieu rural", dans laquelle il soutenait que la campagne était un lieu de travail pour les agriculteurs et que celles et ceux à qui ça ne plaisait pas n’avaient qu’à passer leur chemin », raconte la journaliste. L’initiative a suscité l’ire d’une partie des habitants du village, regroupés au sein du collectif Ensemble, c’est tout.

Appel à la grève et au rassemblement

Plus largement, journalistes et habitants se heurtent à la contre-offensive de certains élus et du syndicat agricole majoritaire, la Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles (FNSEA), qui accusent d’« agribashing » quiconque remettrait en question certaines pratiques agricoles telles que l’élevage intensif ou l’utilisation de pesticides. Le ministère de l’Intérieur a même créé Déméter, une cellule de renseignement dédiée aux « atteintes au monde agricole », qui menace les militants animalistes et écologistes opposés à l’agriculture industrielle.

Mais les journalistes bretons n’ont pas l’intention de se laisser faire. En mai 2020, dans une tribune publiée par Reporterre, des journalistes et professionnels de la presse bretons s’adressaient à l’exécutif régional pour lui demander de garantir la liberté d’informer sur l’agro-industrie. En juillet 2020, quinze journalistes créaient le collectif Kelaouiñ — « informer » en breton — qui lutte pour la liberté d’informer sur l’industrie agroalimentaire en Bretagne. En janvier 2021, ils publiaient une tribune sur Reporterre dans laquelle ils déclaraient que ces pressions ne les « feraient pas taire ».

Suite aux actes de malveillance subis par Morgan Large et sa consœur allemande, plusieurs médias bretons ont annoncé se mettre en grève mardi 6 avril et appellent au rassemblement, le même jour à 12 heures, sur la place du marché de Rostrenen (Côtes-d’Armor).

P.-S.

Article de Reporterre, le quotidien de l’écologie
https://reporterre.net/En-Bretagne-des-journalistes-enquetant-sur-l-agro-industrie-sont-victimes-d-actes
Voir aussi l’article paru dans le Canard enchaîné du 21 avril 2021

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