Une tribune pour les luttes

La Colombie brûle-t-elle ?

Parti Communiste International

Article mis en ligne le samedi 15 mai 2021

Fin mars, nous avions souligné l’énorme tension sociale qui régnait dans ce pays (1). Déjà en septembre la capitale Bogota avait été secouée par des émeutes après le meurtre d’un manifestant par la police, dont l’arrestation brutale avait été diffusée sur les réseaux sociaux : la répression avait alors fait 16 morts et des dizaines de blessés par armes à feu.

Il n’a pas fallu attendre longtemps pour que cette tension éclate à nouveau, pour que le volcan entre en éruption.

Le 28 avril, des dizaines d’organisations sociales et syndicales ont appelé à une grève nationale de 24 heures. L’appel a été massivement suivi ; les marches et les manifestations, qui ont eu lieu en dépit d’une décision de justice les interdisant, ont rassemblé des dizaines de milliers de personnes ; elles ont été parfois pacifiques mais le plus souvent violentes. Il y a eu des assauts et des pillages de grands magasins et de grandes enseignes, des incendies de bus, des affrontements avec la police pendant de longues heures, avec le nombre habituel de blessés et d’arrestations. Tout au long de la nuit, alors que le couvre-feu était décrété par le gouvernement, des « cacerolazos » (concerts de casseroles) ont retenti dans tout le pays.

Les manifestations et affrontements ont continué spontanément les jours suivants, le gouvernement déployant le 3 mai l’armée dans les villes. La répression aurait fait à ce jour au moins 37 morts et 800 blessés, la police tirant notamment dans la ville de Cali à balles réelles contre les manifestants, ainsi que 379 disparus selon des ONG depuis le premier mai. Les ONG ont aussi dénoncé des agressions sexuelles commises par les policiers.

De leur côté les dirigeants syndicaux condamnaient le 28/4 « l’usage disproportionné de la force » (sic !) par la police et les brigades anti-meutes (ESMAD) ainsi que les actes de violence et les pillages en affirmant qu’ils n’étaient pas l’œuvre des manifestants…

Les raisons de la colère

Ce qui a fait éclater la colère de vastes secteurs de la population est l’augmentation prévue des impôts dans la nouvelle réforme fiscale qui exempte presque entièrement les secteurs qui profitent le plus de cette société notamment une poignée de groupes « oligarchiques » prospères. En Colombie, le clan de l’ancien président Uribe Vélez (sous le coup d’accusations de la Cour suprême pour corruption et pour son rôle dans les massacres commis lors de sa mandature), mentor du président actuel, en est l’un des plus puissants (2). La nouvelle réforme, la troisième jusqu’ici depuis le début du mandat Duque, pompeusement appelée la « loi de solidarité durable », ne taxe la grande bourgeoisie qu’à 1% ou 2%, mais elle touche durement des millions de travailleurs qui, jusqu’à présent, étaient dispensés de déclarer leurs maigres revenus. Parmi les points de cette nouvelle réforme, il y a l’augmentation de la TVA, la création d’une taxe de 20% sur les services et les produits de première nécessité tels que l’eau, l’électricité, le ramassage des ordures, le gaz, etc. et qui touchent l’ensemble de la population, petite bourgeoisie y compris, mais en particulier les plus pauvres, déjà soumis à une terrible crise économique depuis des années.

Mais la liste des mécontentements et des revendications est longue, parmi lesquels la gestion sociale désastreuse ou inexistante de la pandémie, alors que la réforme fiscale a été présentée comme nécessaire pour financer la lutte contre elle (3). La Colombie est le troisième pays le plus touché d’Amérique Latine, après le Brésil et l’Argentine. Selon le site espagnol « La Tercera » :
« ... depuis le 19 avril, le pays fait état de plus de 400 décès par jour |[pour une population de 50 millions d’habitants-NDR]. De plus, les hôpitaux font face à un taux d’occupation des lits en unité de soins intensifs (USI) supérieur à 80%, une augmentation considérable par rapport aux 61% enregistrés début avril ».
Le gouvernement n’a pas hésité à utiliser cette situation tragique dont il porte la responsabilité pour tenter de dissuader les manifestants : un porte-parole du gouvernement, à la veille des manifestations, a menacé d’envoyer en prison ceux qui allaient sortir pour protester, sous la tristement célèbre accusation de « mettre en danger la vie d’autrui », ou bien de faire respecter les règles de « distanciation sociale » dans les marches. Mais « le gouvernement est plus dangereux que le virus ! » « les réformes sont plus effrayantes ! », répondront les manifestants le lendemain, désobéissant aux « conseils » que le gouvernement a lancé aux masses appauvries, à ses provocations et son chantage.

Cependant la cause profonde de la colère est la dégradation des conditions sociales, y compris parmi les couches petites bourgeoises. La crise économique a entraîné une augmentation du chômage : les dernières statistiques publiées donnent un taux de chômage de 14% en mars, mais ce chiffre ne prend pas en compte le secteur informel, le premier touché par les pertes d’emploi : il occupe pourtant plus de 66% de la main d’œuvre ! Les prolétaires travaillant dans le secteur informel n’ont pas de protection sociale pour ce qui concerne le chômage, la santé, les droits à la retraite, etc., sans parler du respect du salaire minimum : une exploitation vraiment bestiale ! Rien d’étonnant si le taux de pauvreté est passé à 42,5% de la population et celui de la « pauvreté extrême » (état qui ne permet pas de couvrir les besoins élémentaires en nourriture, soins médicaux, etc.) s’est élevé à plus de 15%. Le pays avait déjà été connu une grève générale et une forte mobilisation prolétarienne en novembre 2019 contre les mesures d’austérité gouvernementales, avant qu’elle soit stoppée par les mesures contre la pandémie.

D’autres raisons de la grève ont été les violations du traité de paix entre les guérilleros Farc-Fln et le gouvernement national de l’ancien président J.M. Santos, signé à La Havane en 2016 : depuis cette on enregistre un bilan macabre de plus de 450 (52 depuis le début de cette année) signataires et d’autres militants sociaux assassinés par des milices patronales paramilitaires.

Pour toutes ces raisons, et en dépit de la pandémie, à partir de 5 heures du matin le 28 avril, une heure après le déclenchement dans tout le pays, des villes comme Cali et Bogotá enregistraient déjà de fortes manifestations y compris avec des blocages. En milieu de matinée, les indigènes Misak ont démoli la statue du conquistador Sebastián de Belalcazar à Cali, la ville où les affrontements ont été les plus violents de tout le pays. À Cúcuta, la capitale du Norte de Santander, les journées de protestation ont commencé tôt. Les manifestants dénonçaient en particulier la recrudescence de la violence et des meurtres dans cette région frontalière. Dans certaines municipalités comme Entrerríos et Santa Rosa de Osos, il y a eu des manifestions ponctuées de discours et des concerts de casseroles. Les manifestants ont fermé l’autoroute Sogamoso - Belencito afin de bloquer la multinationale Votorantim qui opère dans cette région. Des centaines de personnes se sont rassemblée à Saravena, Arauca, pour commencer les journées de protestation dans le cadre de la grève nationale. Dans la municipalité de Tibú, Catatumbo, les travailleurs d’Ecopetrol se sont joints à la grève nationale ; ils ont bloqué les installations de l’entreprise en trois points, appelant d’autres travailleurs à se joindre à la mobilisation. Des tranchées ont été creusées pour bloquer le trafic à la gare routière portal Suba, (Bogota) ; en rejet des politiques mises en œuvre par le gouvernement d’Iván Duque pendant la pandémie, les habitants de la municipalité de Cantagallo, au sud de Bolívar, ont bloqué le bureau du maire et la banque. Ils protestaient aussi contre l’éventuel retour de la pulvérisation aérienne de glyphosate (herbicide cancérigène) et les projets de production de gaz de schiste par fracturation hydraulique sur leur territoire, etc.

Grèves et manifestations ont continué spontanément les jours suivants, au pont d’obliger le Comité National de Grève (CNG) à appeler, pour tenter de reprendre la direction du mouvement, à une nouvelle journée de mobilisation pour le 5 mai, alors qu’il n’en prévoyait une nouvelle que le 19.

Le succès de la grève et des journées de manifestation, malgré l’action dilatoire du CNG, a eu de premiers résultats positifs ; en raison de la gravité de la situation sociale, le gouvernement Duque a d’abord annoncé qu’il allait corriger certains aspects de la réforme ; des secteurs et des partis pro-gouvernementaux ont pris peur comme le Parti libéral qui a annoncé voter contre, alors que d’autres comme le Centre démocratique demandaient le retrait pur et simple de la réforme. Finalement, le 2 mai, le président annonçait ce retrait, au moins temporaire.
Mais cette reculade n’a pas mis fin à la mobilisation : le 5 mai les manifestations ont été nombreuses ; elles ont continué le 6 et le 7 et il devait en être de même le 8 avec toujours des blocages.

L’interclassisme mène à la défaite

Le Parti Communiste Bolivien, en bon démocrate bourgeois, dans une déclaration se terminant par le très nationaliste « la patrie ou la mort, nous vaincrons ! », lançait le 5 mai un « appel (...) urgent à la communauté nationale et internationale pour que le gouvernement démilitarise les villes et fournisse des garanties de base pour la protestation et la mobilisation de la population »(4). Qu’est cette « communauté » à qui cet appel est adressé, sinon une fiction bourgeoise pour camoufler les organisations nationales et internationales et les structures étatiques de la classe dominante ?

Le Parti Socialiste des Travailleurs (trotskyste) a critiqué justement l’action d’affaiblissement de la mobilisation jouée par le CNG qui cherche surtout à négocier avec le gouvernement la fin du mouvement. Mais il ne peut comprendre que cette attitude ne s’explique pas par la « bureaucratie » du CNG, mais par sa collaboration de classe et son interclassisme, car il souffre du même mal : la déclaration du 3/5 de son Comité Exécutif avance comme perspective centrale « pour renforcer la lutte » une « réunion nationale d’urgence » pour « élire démocratiquement une nouvelle direction avec les organisations sociales et syndicales, [les organisations] des femmes, de la jeunesse, des communautés afro et indigènes » – les mêmes qui font partie ou qui soutiennent le CNG ! Et la déclaration se termine par : « pour un gouvernement ouvrier et populaire ! » (5), sans préciser évidemment ce que signifierait un tel gouvernement interclassiste, par quel moyen il serait institué et quel serait son but. La seule chose qui est claire dans ce confus verbiage est que le PST est complètement étranger aux positions révolutionnaires marxistes et au besoin primordial de lutter pour l’indépendance de classe du prolétariat.

Le CNG qui regroupe avec les syndicats, des organisations paysannes et étudiantes, en bref des organisations collaborationnistes et petites bourgeoises, est en effet par nature incapable de donner une orientation et une direction de classe à la lutte ; il a déjà donné la preuve de son attachement à la collaboration de classe et à la défense du capitalisme colombien : sa plate-forme revendicatrice met en bonne place la « défense de la production nationale (agricole, industrielle, artisanale, paysanne) », revendication bourgeoise s’il en est !

Rien d’étonnant donc s’il a décidé le 7 mai de participer au « dialogue national » proposé par le gouvernement pour trouver une issue à la crise, sans toutefois appeler à la fin du mouvement : un tel appel ne serait pas suivi et le CNG compte à l’évidence sur l’essoufflement de la lutte ; il ira donc « négocier » avec le gouvernement, les organisations patronales, l’Eglise, etc., son plan d’urgence qu’il a élaboré depuis plusieurs mois et ses revendications. Mais ce ne sont pas de nouvelles négociations avec ce gouvernement assassin qui menace de décréter un état d’exception pour arrêter les manifestations, les grèves et les blocages et accuse les manifestants d’être payés par les narco-trafiquants, qui pourra déboucher sur des résultats positifs pour les prolétaires.

Il manque le cylindre du piston

En 2019 la lutte avait déjà été trahie par le CNG qui s’était prêté à des négociations avec le gouvernement : les prolétaires et les masses paupérisées peuvent constater que ce n’était qu’une mascarade qui n’a servi à rien. Il ne peut en être autrement aujourd’hui ; seule la lutte déterminée des prolétaires peut arracher aux capitalistes et à leur Etat de nouvelles concessions, après le premier recul gouvernemental.
Cela implique l’organisation de la lutte sur des bases de classe et pour des objectifs exclusivement de classe – et donc la rupture avec la pratique de la collaboration des classes des organisations syndicales. Cela implique aussi de travailler à l’organisation de classe du prolétariat, depuis les organisations pour la lutte immédiate jusqu’à l’organisation politique indispensable pour diriger la lutte vers la conquête révolutionnaire du pouvoir et l’instauration de la dictature du prolétariat, étape indispensable pour éradiquer le capitalisme et ouvrir la voie à la société communiste : le parti de classe.

Trotsky rappelait dans la préface de son « Histoire de la révolution russe » que « Sans organisation dirigeante, l’énergie des masses se volatiliserait comme de la vapeur non enfermée dans un cylindre à piston. Cependant le mouvement ne vient ni du cylindre ni du piston, mais de la vapeur » (6).

Evidemment, le cylindre en question n’est autre que le parti révolutionnaire qui ne crée pas les situations révolutionnaires, ne crée pas la vapeur, mais les dirigent. Les prolétaires et les masses exploitées de Colombie donnent à leurs frères de classe des autre pays l’exemple de leur combativité (la « vapeur »), mais aussi l’exemple de la trahison de cette combativité dans l’impasse de « négociations » avec les représentants de la classe dirigeante. Les militants et les avant-gardes qui émergent et émergeront des affrontements de classe en Colombie et ailleurs, affrontements qui dès aujourd’hui préoccupent les classes dirigeantes, pas seulement en Amérique Latine, devront en tirer la leçon : cette leçon, c’est le besoin irréfutable du travail pour reconstituer le parti de classe internationaliste et international, en liaison aves les prolétaires révolutionnaires des autre pays, sur la base du programme communiste authentique qui synthétise les leçons des batailles de classe passées permettant ainsi de tracer une orientation solide pour les batailles à venir.

Ce résultat ne pourra être obtenu du jour au lendemain, mais c’est la seule perspective non illusoire de l’émancipation prolétarienne.

Parti Communiste International, 8/5/21
www.pcint.org


(1) cf « Contre les menaces de guerre entre le Venezuela et la Bolivie, solidarité et lutte de classe internationale des prolétaires ! », 29/3/21

(2) Uribe, qui est aussi président du parti au pouvoir, a déclaré le 30/4 en réponse aux protestations contre l’utilisation d’armes à feu contre les manifestants : « nous soutenons le droit des policiers et des soldats à utiliser leurs armes pour se défendre et défendre les personnes et les biens » !

(3) Un institut européen d’études géostratégiques a découvert que Bogotá avait dépensé – pour la seule année 2020 ! - 9 100 millions de dollars pour la rénovation de ses équipements aéronautiques et militaires : acheter des armes est plus important pour les bourgeois que de sauver des vies de prolétaires, les plus touchés par la pandémie.

(4) https://www.pacocol.org/index.php/comites-regionales/tolima/14952-militarizada-colombia-el-paro-nacional-sigue

(5) https://litci.org/es/65703-2/

(6) https://www.marxists.org/francais/trotsky/livres/hrrusse/hrr00.htm

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