Une tribune pour les luttes

Du pétrole pour faire la guerre

L’armée en paix avec les énergies fossiles

Article mis en ligne le dimanche 30 janvier 2022

Au même titre que le transport routier et l’aviation civile, le secteur militaire est une cause du dérèglement climatique. Le ministère de la Défense reconnaît lui-même qu’une réduction des émissions de gaz à effet de serre sera très difficile à opérer « sans toucher au cœur de métier ».

Comme une série de coups de tonnerre. Depuis le début de la nuit, le roulement assourdissant des avions de chasse résonne un peu partout dans le ciel de Mont-de-Marsan (Landes). « Ils sont tous sortis, soit plus d’une vingtaine d’appareils », lâche un mécanicien militaire. Avec ses sentinelles permanentes et ses imposants murs de barbelés courant sur plus d’une dizaine de kilomètres, la base 118 de Mont-de-Marsan est une des plus grandes de l’armée de l’air française. Elle occupe près de 700 hectares. Et ce soir de décembre, comme souvent, il s’agit pour les pilotes d’avions de combat de « préparation opérationnelle des forces ». Reste que jusqu’au petit matin, ce sont aussi plusieurs centaines de tonnes de kérosène qui seront brûlées dans l’atmosphère. « c’est énorme, remarque le mécano. Rien que le Rafale consomme 110 litres à la minute, mais il peut grimper à 350 litres lorsque le système de post-combustion (1) est enclenché, par exemple lors d’une manœuvre délicate. » Combien de tonnes de CO2 auront été émises cette nuit-là ?

En 2019, la ministre de la Défense Florence Parly reconnaissait que les armées avaient « l’empreinte environnementale la plus importante de l’État ». Cependant, la Grande Muette mérite toujours son surnom : il est très difficile d’obtenir des données précises. Cette même année 2019, la base 118 de Mont-de-Marsan, qui abrite le très surveillé Centre d’expertise aérienne militaire, accueillit le « NATO Tiger Meet », l’un des plus grands rassemblements d’escadrilles de l’Otan depuis 1961. Rien ne filtra concernant les activités militaires, même du point de vue environnemental et énergétique : « L’armée, c’est un État dans l’État. Nous n’avons aucune donnée sur la consommation de carburant et les émissions de CO2. Tout est du registre du secret-défense », confie un agent de la Dreal (Direction régionale de l’environnement, de l’aménagement et du logement) locale. Quant au service communication de la base 118, malgré une demande écrite et plusieurs appels téléphoniques, il n’a jamais répondu à nos questions.

Transparence lacunaire et greenwashing

Une seule fois, en 2012, le ministère de la Défense s’est essayé à la transparence sur le sujet, en publiant un bilan carbone des activités militaires. Résultat pour l’année 2010 : une estimation d’un peu plus de 5 millions de tonnes d’équivalent CO2. « L’objectif que la France s’est fixé – réduire par quatre les émissions de gaz à effet de serre – est très difficile à atteindre pour le ministère de la Défense sans toucher à son cœur de métier », reconnaissait le rapport. Et encore : le calcul était très lacunaire, ne prenant en compte ni les émissions liées à la fabrication, à la possession et au démantèlement du matériel de guerre, ni les opérations extérieures (Opex). Le recours aux énergies fossiles semble pourtant considérable lors de ces fameuses Opex : en décembre 2015, un peu plus d’un an après le déclenchement de l’opération Barkhane, le Service des essences des armées indiquait avoir fourni près de 100 000 m2 (100 millions de litres) de carburant aux troupes déployées au Sahel depuis le début de l’opération.

Dans ce contexte, le ministère de la Défense mène aussi des opérations de greenwashing. En septembre 2021, au congrès mondial de l’UICN (Union internationale pour la conservation de la nature) à Marseille, Florence Parly a vanté une stratégie visant à « compenser les émissions de gaz à effet de serre du ministère par des solutions fondées sur la nature : en créant des puits naturels de carbone, en restaurant des tourbières, et en gérant mieux nos prairies et nos espaces boisés ».

L’armée s’intéresse également aux agrocarburants dits de deuxième génération développés pour se substituer, au moins partiellement, au kérosène. L’Onera (Office national d’études et de recherches aérospatiales) prépare une certification des moteurs des avions Mirage 2000 et Rafale à l’usage des carburants dits alternatifs. « Je pense que l’on mesure mal le décalage profond entre les préoccupations des écologistes, notamment l’enjeu de la décroissance, et la vision qui est dominante dans l’aviation civile et militaire, souffle un technicien à l’Onera dans la banlieue toulousaine. Clairement, il se dessine un avenir dans lequel des millions d’hectares de champs de maïs produiront les agrocarburants pour l’aviation, au détriment des espaces forestiers naturels qui vont quasiment disparaître. » D’ailleurs ici, il n’est jamais question de meilleur rendement des réacteurs. « Les biocarburants doivent s’adapter aux moteurs aéronautiques, et non l’inverse : être “drop in”, prêts à l’emploi dans les moteurs existants », peut-on lire dans un communiqué récent de l’Onera.

Le nucléaire français : une énergie décarbonée, sauf au Niger

Mardi 9 novembre, Emmanuel Macron a annoncé la construction de nouveaux réacteurs nucléaires en France : « Si nous voulons payer notre énergie à des tarifs raisonnables et ne pas dépendre de l’étranger, il nous faut […] investir dans la production d’énergies décarbonées sur notre sol », a-t-il justifié. Un discours erroné, pour ne pas dire hypocrite, puisque qu’EDF est toujours complètement dépendante d’uranium importé, notamment du Niger (ce pays, parmi les plus pauvres de la planète, fournirait à lui seul près de 30 % des besoins des centrales françaises). Le groupe Orano (ex-Areva, ex-Cogema) y est présent depuis plus d’un demi-siècle et ces dernières années, l’armée aussi. En 2013, Jean-Yves Le Drian, alors ministre de la Défense, y a envoyé le COS, le commandement des opérations spéciales, pour renforcer la sécurité des principaux sites d’exploitation d’uranium, Imouraren et Arlit.

Et à nouveau, comme il n’y a pas de données officielles concernant l’usage des énergies fossiles lors des Opex, lorsqu’il s’agit pour l’exécutif français de vanter la « faible » empreinte carbone du nucléaire, les manœuvres militaires au Niger ne sont jamais prises en compte. Joint par téléphone, puis par mail, le ministère de la Défense n’est pas parvenu à répondre à nos questions, arguant que la « demande porte sur une masse colossale d’informations ».

Il faut dire que même si leur nombre est censé baisser progressivement, près de cinq milliers de militaires français sont encore déployés dans la bande sahélo-saharienne afin de lutter contre le « terrorisme islamiste ». Déjà au cœur de l’activité africaine de production d’uranium pour Orano, le Niger est devenu un hub militaire international du Sahel : l’armée française dispose à Niamey d’une « base aérienne projetée » qui accueille les avions de chasse de l’opération Barkhane, des Mirage 2000 C et 2000 D, offrant « une capacité de reconnaissance et de frappes », peut-on lire sur le site du ministère de la Défense.

En matière d’approvisionnement énergétique, la France a ses priorités. Et lorsqu’il s’agit de réduire concrètement ses émissions de gaz à effet de serre, elle sait faire preuve de cynisme.

Jean-Sébastien Mora

(1) Système permettant d’augmenter temporairement la poussée fournie par un turboréacteur, par injection de carburant en aval de la turbine.

CQFD n°205, janvier 2022

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