Une tribune pour les luttes

Caisses de grève : petits calculs pour garder les pieds sur terre

Article mis en ligne le lundi 6 février 2023

2010, 2019, et encore en 2023 : à chaque mouvement social interprofessionnel d’ampleur, c’est le traditionnel concours Lépine de la meilleure « caisse-de-grève-miracle-qui-nous-fera-gagner ». Comment l’alimenter ? Comment la répartir ?

Il faut d’abord rappeler que la grève par procuration n’est pas une solution. Ensuite, dire qu’il faut commencer à alimenter une caisse de grève qui ne pré-existait pas au mouvement est une contradiction dans les termes. Car qui va alimenter la caisse ? Les salarié⋅es qui sont en grève ? Non, puisqu’ils et elles sont en grève ! Les salarié⋅es qui ne sont pas en grève ? Alors c’est une « grève par procuration ». Les chômeur⋅es ? Voyons, il faut déjà survivre. Les retraité⋅es ? Pourquoi pas, ce peut être une piste. Mais on verra plus bas que les montants nécessaires dépassent leurs capacités, si on parle sérieusement. Et après ? Et bien sauf à compter sur la générosité de Bernard Arnault et consorts, ou des quelques ultras riches qui demandent à payer plus d’impôts… on ne voit pas.

C’est le gros point aveugle de toutes les propositions et débats sur la « caisse de grève magique » : elles n’évoquent jamais de chiffres qui donneraient une idée de la tâche à réaliser pour que l’impact ne soit pas seulement symbolique. Donnons quelques ordres de grandeur : il y a à peu près 2 millions de syndiqué⋅es en activité en France, pour 25 millions de salarié⋅es. Un salaire au SMIC équivaut à peu près à 50 € nets par jour. Faisons maintenant quelques hypothèses très optimistes :

Hypothèse 1 : la moitié des syndiqué⋅es sont en grève, soit 1 million (seulement 4 % des salarié⋅es).

Hypothèse 2 : au bout de 10 jours de grève reconductible de ces salarié⋅es, c’est la victoire

Hypothèse 3 : une indemnité de grève de 10 €/jour est versée et est considérée comme suffisante (ce qui est évidemment faux : c’est pour faciliter la démonstration lorsqu’il faudra la multiplier pour 3, 4 ou 5).

Au bout de 10 jours il faudra alors verser la somme de 100 millions d’euros. Quand même ! Et bien oui, on veut une grève reconductible ou pas ? Facile : les 24 autres millions de salarié⋅es non-grévistes versent (tant pis pour la grève par procuration…) chacun⋅e presque 5 €. Est-ce crédible sur le plan de la réalisation technique ? Pas du tout.

S’il faut 5 millions de grévistes (soit 20 % des salarié⋅es seulement) sur 10 jours (ce qui peut paraître plus raisonnable pour le rapport de force) à qui il faut verser 30 €/jour (soit seulement 60 % du « SMIC journalier »), alors il faudra 1,5 milliards d’euros (à comparer avec les 140 millions d’euros de la caisse de grève de la CFDT, patiemment accumulés pendant plusieurs décennies très peu grévistes… ou avec les 3 millions récoltés par la caisse de grève interpro en 2019-2020)… Pour une perte qui reste de 200 € pour les faibles salaires, il faudrait que chaque non gréviste verse 75 €.

Et plus la grève est longue, plus le taux journalier de l’indemnité de grève devra augmenter pour être efficace.

Envisageons un dernier cas souvent évoqué : une grève massive des seuls secteurs considérés comme bloquants. On est ici en plein dans la grève par procuration, mais c’est pour examiner tout de même le scénario le plus favorable aux caisses de grève interpro. En ne comptant comme « bloquants » que la pétrochimie (15 000 salarié⋅es), le rail (SNCF : 135 000 salarié⋅es) et les transports urbains parisiens (RATP : 60 000 salarié⋅es), et en imaginant que 50 % de grévistes suffiraient à faire plier le gouvernement en 10 jours, on a donc 150 000 grévistes à dédommager. À 10 €/jours, il faudrait 15 millions d’euros, à 30 €, 45 millions. Et si on inclut dans ces « secteurs stratégiques » l’énergie, l’éducation, ou encore les très nombreux secteurs féminisés (soin, nettoyage, aide à la personne…), n’en parlons plus…

La conclusion devient évidente : il ne peut raisonnablement exister de caisse de grève interprofessionnelle, même construite avant la grève, qui puisse verser à un nombre suffisant de salarié⋅es grévistes une somme non dérisoire.

Dans le cadre d’un mouvement interpro, une piste, à condition de disposer de sommes conséquentes (ce qui ne peut se faire par magie, il faut du temps), est de réserver cette caisse à certain⋅es salarié⋅es, de secteurs et métiers dont les salaires sont les plus bas, afin que ces salarié⋅es puissent (en supposant de dépasser la peur de la répression) effectivement participer à une grève longue, avec une indemnité de grève réelle, pas une aumône qui servirait juste à mettre du baume au cœur de tous les gauchistes satisfaits « d’avoir fait quelque chose ». La caisse de grève, c’est du sérieux, ou ce n’est rien.

Une autre piste serait que ces caisses, alimentées avant le mouvement, et pendant celui-ci par les retraité⋅es et les quelques salarié⋅es (enseignant⋅es chercheur⋅es par exemple) qui ne subissent généralement pas de retenue sur salaire, ne servent pas qu’à compenser des salaires, mais alimentent aussi des soutiens en nature, par exemple des repas collectifs pour éviter aux salarié⋅es d’avoir à aller faire des courses… ce qui est particulièrement intéressant dans ce contexte d’inflation massive. Ce genre de formes de solidarité a en plus l’avantage de regrouper les grévistes, de les impliquer dans la construction de la grève, de permettre à différents secteurs d’agir ensemble, etc.

En dehors d’un mouvement interpro, une caisse de grève ne peut servir qu’à des grèves ciblées, pour gagner des accords dans des entreprises ou des secteurs et ne peut être réservées qu’à des syndiqué⋅es.

Ce sont tou⋅tes les syndiqué⋅es de l’organisation syndicale qui doivent accepter alors une cotisation plus élevée que celle qui règne aujourd’hui en moyenne dans le syndicalisme en France (ridiculement basse, quand en plus les deux tiers sont pris en charge par les impôts…). Cette cotisation est versée dans une caisse interpro, à construire consciemment comme un outil de solidarité interpro pour la lutte, la confrontation et la victoire des revendications. Comme la Sécurité sociale : la cotisation est obligatoirement mise dans un pot commun, et je ne pourrai pas forcément en bénéficier tout de suite. Alors les victoires (pas partout bien entendu, ce n’est pas possible) amènent des adhésions qui alimentent la caisse, etc. Non, au bout, ce n’est pas la révolution… même si ça peut nous en rapprocher. Par contre c’est un syndicalisme qui ne se paie pas de mots et permet des actes réels : cotiser ensemble, mettre de côté ensemble, et construire un instrument de lutte collective ensemble.

Deux camarades syndicalistes

La Révolution prolétarienne, le 4 février 2023

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