À la suite de la soirée organisée par la médiathèque de Mille Bâbords sur le Rébétiko, Yannis KARAKOS nous proposons de publier régulièrement ses Chroniques de Grèce afin de visiter le quotidien social de ce pays. En voici une première publication :
Pour connaître le monde, il faut, dit-on, d’abord connaître son lopin de terre, puis vérifier un rêve, la rencontre avec un ailleurs concret. Là où l’imagination idéalise les destinations, exacerbe le désir de partir. Celui qui s’occupe d’un jardin, ce petit enclos en perpétuel mouvement physique, celui-ci vit dans la surprise heureuse. (Y. Karakos, La Gorgone, 2018)
LETTRE DE LOIN de YANNIS KARAKOS
LE CAFÉ GREC
Le « kafenion » est le café traditionnel grec qui constitue depuis les derniers siècles le centre de la vie sociale dans les villes mais aussi dans les plus petits villages. Impossible d’imaginer un village où il n’existe pas un kafénéio, même si les fidèles on peut les compter sur les doigts d’une main.
Au village, il y en a huit dont un, en face de la boulangerie, il n’y a plus de client. La télé est allumée, mais les lumières sont éteintes. Sur la place il y en a un de fermé depuis cinq ans. Le patron était plus bourré que ses clients, parait-il.
Il y a celui de Yurgos qui est fermé aussi, depuis huit ans, mais celui-ci était plus l’espace de plaisir ! Jusqu’à huit femmes y ont travaillé et les hommes venaient d’Agrinio, de Leucade, d’Astakos. Les femmes de Russie, d’Ukraine, de Bulgarie.
A Kandila-haut il y a un café mais il n’y a jamais de client non plus. Il y a celui de Spiro, c’est le plus fréquenté avec celui d’en face plus réservé aux jeunes. Spiro est un salaud. Il a fait travailler Vasso pendant six mois et elle n’a pas été payée. Personne n’a moufté !
Celui des jeunes, les flics en civil y sont souvent, il parait que ça deale pas mal. Celui sur la place est tenu par un mec pas sympa du tout, plutôt nationaliste et fier, mais lui, il n’a duré longtemps. Il n’a pas eu l’intelligence de servir à boire dehors pendant le confinement, et ses clients d’avant se sont déplacés chez Spiro. Il lui restera peut-être les sorties de messe du dimanche et celles des enterrements où c’est le passage obligé après le cimetière, café et petit gâteau.
Mais le meilleur, le vrai, l’authentique, c’est celui de Vasso. Dès qu’il commence à faire beau, qu’on peut donc vivre dehors jusqu’à pas d’heure, Vasso et son mari mettent la musique, de la bonne laïka ou du rébétiko. Ils ont aussi un bon tsipourou et quand on en a bu quelques petits verres, ça commence à danser dans la rue. Et ils ne sont pas les derniers à s’y mettre car ce sont de très bons danseurs.
L’été, les tables sont à l’extérieur de chaque côté de la rue. C’est un soir de mois d’août, il est à peu près une heure, il fait encore chaud. La nuit commence à peine. Nous sommes quatre hommes attablés, quatre verres de tsipouro déjà vides devant nous. On vante ce tsipouro, le meilleur du village. Un brouhaha constant règne dans la rue : un mélange de discussions, de rires et de cris d’enfants, les chansons le couvrant parfois ou pas.
Et soudain, un moment rare et spécial s’est produit. Aux premières notes d’un bouzouki, dès l’introduction de la chanson, deux hommes de la table se lèvent brusquement, dans un même élan, en émettant un son sifflant tsss entre les dents et en fronçant les sourcils, pour peut-être exprimer leur plaisir, ou parce qu’on fait comme ça.
Le bruit environnant s’arrête alors brusquement et tout le monde regarde les deux hommes. L’un en face de l’autre, les bras en l’air, à pas pesés et lents, ils se mettent à tourner, se regardant sérieusement et donnant l’impression à la fois d’un duel et d’une fusion. Leurs regards deviennent plus fixes et la musique les envahit, comme envoûtés par ce rythme qui accentue leur ivresse.
Les deux danseurs sont en short et t’shirt, sandales aux pieds, mais leurs pas sont sûrs, leurs gestes élégants. Leurs pieds rampent, effleurent le pavage en pierre ocre. Les émotions débordent sur leurs visages.
Aux derniers sons du bouzouki, le charme s’évapore. Les danseurs s’arrêtent, leurs bras qui s’entrelaçaient sans jamais se toucher, sont maintenant pour la première fois croisés. Ils s’embrassent, et commencent aussi à sourire, nous saluent, et tout le monde échangent des « bravo les mecs », puis ils retournent à leur table.
Les cafés traditionnels sont depuis toujours des endroits de rencontres, destinés presque exclusivement auparavant à la population masculine, où ils allaient le petit matin pour boire du café ou du cognac (en hiver) avant d’aller travailler, pour manger un petit plat à midi, ou passer l’après midi et le soir en jouant aux cartes et au backgammon ou en discutant de la politique ou du football. Ça l’est toujours un peu quand même. Les femmes sont dans les cafés le samedi midi ou soir. En ce moment, les discussions c’est facile : « les politiques c’est tous des pourris. Tu as voté Mitsotakis pour virer Tsipras, et maintenant ? « L’histoire des avions Rafales achetés à la France a fait rire tout le monde : des avions d’occasion ! Le football c’est repos, mais le jeune d’Archontochori est dans l’équipe nationale des jeunes, c’est bon, il va gagner plein d’argent et peut-être en réinjecter dans le village. Maintenant, c’est plutôt le conspirationnisme à tous les étages, chacun y va de son avenir pourri. Le vaccin, c’était pour tuer le maximum de gens, comme ça y aura plus à payer les retraites.
Dans tous les cafés, on trouve une télévision accrochée au mur en hauteur, un réfrigérateur avec la porte vitrée où l’on peut voir les boissons proposées, de la bière, du vin rosé ou blanc, et des sodas bien sucrés, du coca-cola (le light, ne cherchez pas). Il y a des tables en nombre toujours suffisant et les chaises sont placées deux par deux, une derrière l’autre. Les meubles usés et vieillots. C’est ainsi partout. Souvent on trouve aussi un poêle, bien alimenté l’hiver et les tuyaux d’évacuation des fumées courent le long du plafond.
Mais ce sont les murs qu’il faut prendre le temps de regarder ! Il y a de tout, mais surtout l’histoire de la famille, du café, du village, avec des photos anciennes, des affiches décolorées , des articles de presse sous cadres, des tableaux historiques, montrant des scènes de la guerre d’indépendance et de ses héros, des vieilles publicités de tabac ou d’alcool, la bannière du club de foot soutenu dans ce café qui peut devenir le lieu de réunion des supporters. Il y a bien sûr les photos des différents propriétaires avec les « personnalités » qui sont passés. Il y des photos des habitants, des yayas, des vieux bâtiments qui n’existent plus, ou quand il s’agissait des réfugiés, des photos de leur pays d’origine en Asie Mineure ou dans les Balkans. Les murs sont imprégnés par la fumée des cigarettes, et même si maintenant il est interdit de fumer à l’intérieur, tous les fumeurs fument.
Nous n’hésitons jamais à faire le tour des photos avec le propriétaire qui apprécie toujours de donner des informations. Souvent il y a une grande photo du village des années 80-90 prise par hélicoptère.
Il se dit que certains cafés représentent une tendance politique ou un parti politique, donc faut en être pour s’assoir à une table…mais ça, nous ne l’avons pas vérifié directement, ou peut-être nous l’a-t-on caché ? Autour d’une place, il peut y avoir par exemple un café de gauche et un de droite. Les murs aussi peuvent parler et donner une idée de l’appartenance politique du café.
L’été, le vendeur de melons gare sa voiture devant le café, ouvre le coffre et écoule sa marchandise, 5€ les 3 melons !
Nous aimons bien le café-taverne de Katochi. A toute heure vers midi, même si il n’y a plus rien, il y a toujours quelque chose à manger. Maintenant, la belle fille du propriétaire qui était pêcheur et musicien, nous connait bien et nous, nous savons qu’en passant il faut lui dire de nous garder un bout de viande et des frites. Le patron nous offre le vin, et un client la bière !