CHRONIQUES DE GRÈCE
Pour connaître le monde, il faut, dit-on, d’abord connaître son lopin de terre, puis vérifier un rêve, la rencontre avec un ailleurs concret. Là où l’imagination idéalise les destinations, exacerbe le désir de partir. Celui qui s’occupe d’un jardin, ce petit enclos en perpétuel mouvement physique, celui-ci vit dans la surprise heureuse. (Y. Karakos, La Gorgone, 2018)
LETTRE DE LOIN de YANNIS KARAKOS
AUJOURD’HUI, LE KEFI
Le kéfi, voilà bien un « mot » qui m’interroge depuis notre installation dans le village. Je l’ai entendu des centaines de fois, et prononcé par les amis uniquement, souvent associé à celui de « paréa ». C’est l’occasion de le décortiquer et de le partager. Lorsqu’on demande aux amis ce que signifie kéfi, ils disent que cela veut dire que vous êtes joyeux, fougueux, passionné, heureux en général, que vous aimez la vie.
Pour nombre de grecs, le kéfi va bien au-delà d’être heureux et de trouver de la joie quand les temps sont bons. La vraie sensation du kéfi existe même lorsque les temps sont durs, une énergie conservée dans les situations difficiles. C’est d’abord un mode de vie. C’est exprimer des émotions positives. C’est du turc que dérive le mot : il exprime la joie, la bonne humeur, le plaisir, et on le comprend mieux par son antinomie, ακεφιά, qui est la mélancolie. Les Grecs expriment le kéfi de différentes manières. Il y a des moments réels et tangibles dont nous sommes tous témoins et que nous pouvons expérimenter nous-mêmes. C’est la simplicité et la joie de partager un repas avec nos proches et de manger de délicieux plats. Nous pouvons trouver notre kéfi en dansant et en écoutant de la musique. Étroitement liée à kéfi, le mot « méraki » est un autre mot intraduisible qui fait référence à la jouissance de ce que l’on fait et aux avantages que la joie procure à votre activité.
L’esprit du kéfi est lié aux émotions.
C’est une construction mentale, la marque d’une spécificité culturelle, mesure des rapports entre soi et le monde. Pour cette raison, de nombreux grecs considèrent le kéfi comme une caractéristique uniquement grecque, un élément magique de la présence en Grèce, l’essence même du divertissement. C’est là qu’il convient d’enrichir l’analyse culturelle des liens complexes entre le moi, la parole et le pouvoir, en d’autres termes de l’engagement dans le monde, car on admet que les émotions naissent dans un contexte d’interaction sociale. Et les considérer dès lors en tant que discours, en tant que variations d’un discours affectif.
L’émotivité, la capacité d’éprouver des émotions fortes et de s’y abandonner, ainsi que celle de les manifester en public constituent autant de traits culturels typiquement helléniques et un aspect bien connu d’un comportement dont les Grecs font volontiers étalage devant l’étranger. La culture grecque est « bruyante », et ce vacarme émotif ne saurait échapper à l’étranger que je suis.
le kéfi s’exprime le plus souvent dans le contexte du café, de la taverne (le téké il n’y en a plus !), dans des lieux collectifs. La figure prototypique est « boire la même quantité de tsipouro, à la même allure ». Tout simple. Le kéfi est une émotion « hyper-reconnue » et un symbole-clef de l’identité dans le contexte discursif du café. Atteindre au kéfi est tout un processus. On bainei sto kefi ou erchetai sto kefi (comme on dirait qu’on « entre en joie » ou « plonge dans l’ivresse »), graduellement, à mesure que l’on maîtrise les événements, que l’on écarte les soucis et que, généralement dans les vapeurs de l’ivresse, phtiachnetai, « on se fait », ou kanei kephali, « on se monte la tête », on se met au niveau des autres.
L’idéal est que les différences s’estompant, les barrières tombant, le moi prisonnier se libère, se transcende, et que tous se fondent en un seul à partir de ce qui leur est commun : une aptitude au kéfi, une même sensibilité à l’essentiel. Dans l’idéologie du café, le monde est un lieu aux ressources émotionnelles illimitées, accessibles à tous ceux qui sont « de cœur ensemble ». On peut donc compter sur l’émotion pour communiquer avec le monde. Les émotions sont le matériau brut (et, idéalement, l’unique contenu) de l’entre-soi ; et leur vocation est d’être transmises et partagées, ouvertement, à travers des actes de générosité. Il ne peut y avoir au café que les émotions d’une amicale sociabilité.
L’ « amitié », philia, est l’expression propre de la masculinité dans le cadre du kéfi, et les rivalités du grand-boire, au cours desquelles l’individu gagne un capital symbolique et voit grandir son prestige, obéissent à un protocole du donner, non du prendre. Parvenir au kéfi suppose un processus psychologique complexe comprenant à la fois la « bonne humeur » et son opposé. Toutefois, cette « bonne humeur » se regagne, se « retrouve », mais jamais seul, uniquement en joyeuse compagnie, en paréa, terme qui désigne la bonne équipe, les compagnons de bouteille, l’assemblée.
Dès que l’on cesse de sécréter la distance, d’entretenir la faille morale entre soi et autrui, l’autre n’est plus perçu comme une source potentielle de danger mais comme un ingrédient nécessaire à la sociabilité. La colère y est structurellement réprouvée. A la différence de la fonction séparatiste de l’egoïsmos, le kéfi est un sentiment d’unité, de communion avec autrui qui sous-tend un individualisme non pas particulariste et oppositionnel, mais universaliste et confraternel. Le kéfi représente un moi entièrement envahi par l’affectif, entièrement proie de l’émotivité, un moi perçu comme « chaud » (zestos), c’est-à-dire excité, volubile, pour ne pas dire tapageur (et bruyant), « ouvert » (anoiktos) et disponible, tout prêt à s’associer avec autrui. Est-ce là, la fameuse opposition cartésienne entre le penser et le sentir pour en accuser le contraste ?
En résumé,
Dans le cadre d’une joyeuse convivialité, le glendi, Einai se kefi (on est en kefi) ou echei (ta) kefia (tou) (on a ses kefia) lorsque l’on s’affranchit des fardeaux et des soucis de la vie quotidienne et que l’on atteint un niveau d’interaction propre à favoriser l’état de kéfi.
La philia est possible entre amis et la figure première en est le partage d’une expérience : faire en commun l’expérience d’une même circonstance, d’un même point de vue, celui du cœur. On dit de la philia qu’elle procède du cœur (kardiaki) et qu’elle se consolide avec le temps, à travers l’application répétée des mêmes sensibilités. La philia commence où se termine la syngeneia. On exalte volontiers, dans des lieux dédiés, les vertus de l’émotivité. La disposition à l’émotivité est comme le propre de l’homme. Anthropos (littéralement, « humain ») : l’être moral, est l’individu susceptible d’émotion. Son contraire, zoo (littéralement, « animal »), est un adiaphoritos, un individu qui ne s’engage pas émotionnellement et à qui, dès lors, on ne saurait faire confiance.
Une riche terminologie des émotions décrit ces états entre lesquels oscille le moi : kéfi (la « bonne humeur »), méraki (la « passion créatrice »), derti (la « mauvaise humeur ») ou ponos (la « douleur », la « peine »), sevdas (la « passion amoureuse non payée de retour »), soit une série de termes qui peuvent en gros être classés par référence aux contextes où ils figurent. En ce qui concerne les deux extrêmes, le kéfi est lié à une sociabilité librement, volontairement partagée, telle qu’elle est mise en œuvre au café : boire de compagnie, chanter, danser ; derti et ponos surviennent dans les contextes d’une sociabilité contractuelle, fonctionnelle. S’il n’écoute que ses émotions, le moi cherchera à se maintenir en état de « légèreté » bien tempérée, non point la légèreté de l’esquive ou de la dérobade, mais la recherche d’une vie riche en émotions, comportant une grande diversité d’expériences, où s’équilibrent choix et déterminations, kéfi et derti.
On ne peut pas se trouver toujours en état de kéfi ou en derti ; vivre un état émotif est une chose, et une tout autre d’occuper la place qui est socialement la vôtre. Les humeurs de circonstance s’usent et se recréent ; le moi qu’elles composent est, d’un point de vue émotionnel, mobile et volatile.