Une tribune pour les luttes

"Lettre de loin" de Yannis Karakos N° 6

Article mis en ligne le dimanche 4 mai 2025

CHRONIQUES DE GRÈCE
Pour connaître le monde, il faut, dit-on, d’abord connaître son lopin de terre, puis vérifier un rêve, la rencontre avec un ailleurs concret. Là où l’imagination idéalise les destinations, exacerbe le désir de partir. Celui qui s’occupe d’un jardin, ce petit enclos en perpétuel mouvement physique, celui-ci vit dans la surprise heureuse. (Y. Karakos, La Gorgone, 2018)

LETTRE DE LOIN de YANNIS KARAKOS
LE CAFÉ DE VASSO AU VILLAGE.

La musique et le chant offrent un moyen privilégié pour comprendre les émotions au sein d’une société donnée. Les Grecs ont une grande capacité à accueillir quiconque ait envie de vivre parmi eux. Si vous avez une curiosité particulière pour la chanson, alors c’est plus qu’une hospitalité courante, ça devient une vraie complicité. On partage dès lors le chagrin et la compassion si présents dans la chanson populaire grecque. C’est parfois le ressenti d’une affinité émotionnelle inexplicable. Avec l’avancée de la fête, l’alcool coule à flots, les cravates et les vestes s’envolent, la danse et le chant succèdent aux conversations contenues du début de soirée. Il n’est pas rare alors d’avoir la larme à l’œil tant la chanson est triste. Il n’est pas rare non plus de se jeter littéralement dans la danse, la ronde si la chanson est vive et entrainante, la danse solitaire si la musique est triste.

Ce qui constitue la spécificité de la musique, c’est la vie intime de l’homme. « Rien n’est plus puissant que le rythme et les chants de la musique, pour imiter aussi réellement que possible la colère, la bonté, le courage, la sagesse même et tous ces sentiments de l’âme, et aussi bien tous les sentiments opposés à ceux-là. Les faits suffisent à démontrer combien le seul récit de choses de ce genre peut changer les dispositions de l’âme ; et lorsqu’en face de simples imitations, on se laisse prendre à la douleur, à la joie, on est bien près de ressentir les mêmes affections en présence de la réalité. » - Aristote, Politique, Livre V.
Platon et Aristote peuvent bien assumer des positions diamétralement opposées sur des questions importantes, il n’existe entre eux, sur la puissance de la musique dans la pédagogie sociale, aucune opposition. Cet accord, malgré toutes les autres oppositions, philosophiques tout autant que sociales, a comme base que l’un et l’autre conçoivent la musique comme expression des sentiments humains et qu’ils en attendent ‒ de même que de la composition littéraire ‒ des effets cathartiques sur l’éthos du citoyen futur, réellement actif.
Que nous disent les grecs ? Que c’est justement la théorie de la corrélation indissociable entre espace, temps, matière et mouvement qui est la seule voie pour bien comprendre la spécificité de la musique. Tout déroulement concret du temps présente finalement un caractère historique. Ils nous disent aussi, qu’au-delà du divin, la musique est elle-même un produit de l’histoire, de l’évolution sociohistorique de la subjectivité. Ses fonctions déterminent à vrai dire largement cette atmosphère qui entoure chaque personnalité, cette qualité spécifique que celle-ci fait rayonner dans ses rapports avec les autres, à transformer son en-soi en un pour-nous. Toute œuvre authentique en musique crée un « monde » est le fondement esthétique le plus profond, une fusion quasi-mystique de l’écoutant et de l’écouté.
Si le monde entier a découvert le son du bouzouki dans le film Zorba le Grec (1964), les chansons solidement rythmées et rimées du rébétiko n’ont pas attendu le déferlement des touristes pour se développer. De la même manière, les chants et les danses traditionnelles des communautés villageoises n’ont pas été inventés pour divertir les visiteurs, mais se sont préservés de siècle en siècle afin de maintenir vivante la culture grecque.

Mikis Theodorakis a utilisé la métaphore d’un arbre pour décrire la musique traditionnelle du pays, basé sur des racines communes, un tronc robuste duquel partent de nombreuses branches divergentes. Ainsi, pour parler de la dhimotika, nous pouvons identifier certaines histoires culturelles interrégionales (les racines), des principes (le tronc) et trois grands regroupements stylistiques pour les traditions (branches) : le continent, les îles et les musiques urbaines. De tous temps, la dhimotika a joué un rôle central dans la vie sociale et culturelle quotidienne des communautés rurales. Dans un sens général, la participation musicale, ainsi que des activités comme la fête et la boisson, était au cœur de l’atmosphère festive des rassemblements dans sa capacité à susciter le kéfi (un concept esthétique complexe, voir lettre d’avril). Pour la musique, en particulier, il s’agit du bonheur convivial d’être tous ensemble dans la spontanéité de la participation musicale.
Aujourd’hui, la transformation de la Grèce en une société à prédominance urbaine a eu un effet profond sur le dhimotika : de nombreux villages se sont pratiquement vidés par la migration vers les villes et ainsi les communautés et les systèmes sociaux qui sous-tendent historiquement les traditions orales et leurs fonctions culturelles ont été modifiés ou, dans certains cas, ont totalement disparu. Cependant, il existe encore des villages et des villes continentales et insulaires qui défendent résolument leurs cultures musicales et certains citadins, en particulier ceux qui ont de fortes affiliations régionales ou considèrent encore un village particulier comme leur foyer « culturel », conservent leurs chants et danses traditionnels et parfois même leurs rôles fonctionnels lors d’occasions festives.
Dans la contemplation, l’attente est l’un des états les plus emblématiques de l’homme grec, de l’être grec au monde. Elle n’est pas réductible à la reconnaissance d’un écart entre un projet et sa réalisation, elle a plutôt partie liée avec l’accomplissement et le non accomplissement du désir. Elle est ce « suspens » qui se délecte parfois du "pas tout de suite" (« avrio », « meta avrio ») et elle est toujours aussi « l’attente de l’attente » de Maurice Blanchot. Dans les temps fébriles actuels caractérisés par l’accélération et l’intranquillité permanentes, les grecs cherchent à s’ouvrir patiemment au présent et aux « reflets tremblants du futur », comme l’a écrit André Breton.

Un bon café c’est comme au village. Un lieu quelque peu banal. Une salle pas trop grande, quelques tables avec trois ou quatre chaises chacune, un comptoir, la possibilité d’acheter des cigarettes si l’on en manque, des alcools sélectionnés : bière, tsipouro, ouzo et du coca pour les abstinents. Et une télévision allumée en permanence mais sans le son.
Le bon café c’est celui de Vasso, c’est surtout la musique qu’elle sélectionne à partir de son ordinateur. L’été, des tables à l’extérieur de chaque côté de la rue. Il est à peu près une heure, un mois d’août, il fait encore chaud. La nuit commence à peine. Quatre hommes sont attablés, quatre verres de tsipouro déjà vides devant eux. On vante ce tsipouro, le meilleur de Kandila. Un brouhaha constant règne dans la rue : un mélange de discussions, de rires et de cris d’enfants, les chansons le couvrant parfois ou pas. Le marchand de melons ouvre le coffre de sa voiture et vend sa production. Et soudain, un moment rare et spécial s’est produit. Aux premières notes d’un bouzouki, dès l’introduction de la chanson, deux hommes de la table se lèvent brusquement, dans un même élan, en émettant un son sifflant tsss entre les dents et en fronçant les sourcils, pour peut-être exprimer leur plaisir ou parce qu’on fait comme ça.

Le bon navire affrété de Perse (trois fois)
Est maintenant détenu dans le port de Corinthe
Tout le chargement, onze tonnes,
D’une douce odeur de haschich qui devait s’échanger.

Le bruit environnant s’arrête alors brusquement et tout le monde regarde les deux hommes. L’un en face de l’autre, les bras en l’air, à pas pesés et lents, ils se mettent à tourner, se regardant sérieusement et donnant l’impression à la fois d’un duel et d’une fusion. Leurs regards deviennent plus fixes et la musique les envahit, comme envoûtés par ce rythme qui accentue leur ivresse.

refrain Ces jours-ci, tous les fumeurs pleurent
Parce qu’ils vont être laissés au sec
Dis-moi maintenant monsieur le douanier (3 fois)
Qui va payer la cargaison perdue ?
Et le capitaine du port aussi s’est vu mêlé à cette histoire.

Les deux danseurs sont en short et t’shirt, sandales aux pieds, mais leurs pas sont sûrs, leurs gestes élégants. Leurs pieds rampent, effleurent le pavage en pierre ocre. Les émotions débordent sur leurs visages.

refrain
On les a dénoncés,
bel et bien,
et deux pauvres diables
se sont faits chopés dans cette histoire.
(Tsitsanis, le bateau venant de Perse)

Aux derniers sons du bouzouki, le charme s’évapore. Les danseurs s’arrêtent, leurs bras, qui s’entrelaçaient sans jamais se toucher, sont maintenant pour la première fois croisés. Ils s’embrassent, et commencent aussi à sourire, nous saluent, et tout le monde échangent des « bravo les mecs », puis ils retournent à leur table.

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