À Marseille, le Festival technocritique Le nuage était sous nos pieds nous emmène sur la trace de nos données numériques. C’est à l’intérieur du port autonome que, loin des regards, d’immenses ordinateurs méga bétonnés en surchauffe les stockent.
Samedi tôt matin. C’est le deuxième jour du Festival technocritique Le nuage était sous nos pieds, organisé par le Nuage, collectif composé des Gammares, de Technopolice et de La Quadrature du Net. Il pleut. Baskets au pied, on est une bonne centaine au rendez-vous pour la rando de sept kilomètres tout au long du Grand Port Maritime de Marseille (ex-port autonome), jalonnée de sa douzaine de data center. Invisibles et pourtant sous nos yeux – on compte plus de 300 centres de colocation en France et 5000 salles informatiques ou data center privés de plus de 200 m2 (hôpitaux, établissements bancaires…) – ces mégas ordinateurs qui recueillent des données par milliards, sont loués aux géants du numérique, les GAFAM en première ligne. Ainsi d’étape en étape, une dizaine d’intervenant.e.s vont nous dévoiler avec brio quelques-unes des multiples faces cachées de l’univers des data center. Friands de percer l’envers du décor de nos activités numériques, nous voilà prêts à la découverte.
GAFAM-sur-Mer
À la première halte effectuée au pied d’un immeuble d’une cité des quartiers Nord, le regard plonge sur la mer splendide qui s’étire vers le lointain, revient plus près sur la digue du large en délabrement, pour s’arrêter juste en contrebas. Là, un peu médusés, nous découvrons si proches et réels, les data center MRS2, MRS3 et MRS4 qui s’étendent sur 18 200 m2 de terrain public appartenant au port autonome. L’un d’eux a été aménagé dans les murs d’un ancien bunker nazi datant de 1942. Ces bâtiments gigantesques abritent des serveurs qui font office d’ordinateurs à très grande capacité rassemblant nos milliards de données, vidéos, mails, etc. Sous forme de racks, ou de boîtes à chaussures, les serveurs sont agencés par milliers en rangs et colonnes impeccables, bien au frais dans les data center.
Max, de La Quadrature du Net, explique que l’État trouve un intérêt économique certain à faire de Marseille une terre d’accueil de data center, tant en France qu’à l’international. Son port autonome fonctionne comme une entreprise. En fait d’autonomie, le port de commerce dépend de l’État, qui applique des choix politiques précis par l’intermédiaire du directeur qu’il a lui-même nommé, et révocable s’il n’appliquait pas les directives imposées. Donc, aux revenus de ses services habituels (location de grues, de cuves à pétrole, de quais à marchandises, de cales sèches, de postes pour accoster les navires et les décharger…) s’ajoute la location de son espace public. Max nous informe : « Des terrains sont loués à l’entreprise nord-américaine Digital Realty (DR), “agence immobilière” étasunienne spécialisée dans la construction de data center, et troisième leader mondial. » À son tour, DR va proposer à ses clients, entreprises telles Amazon, Meta, Netflix et autres, la location d’emplacements à l’intérieur de ses bâtiments réfrigérés afin d’y entreposer leurs serveurs, ainsi qu’un service d’entretien. Amazon, Meta ou Netflix deviennent donc colocataires des data center. Max poursuit : « Pour réduire les coûts de location, certaines d’entre elles, comme Google, Amazon ou Segro, ont entrepris de construire leur propre centre à Marseille comme ailleurs, ainsi qu’une partie de l’infrastructure nécessaire, comme les câbles sous-marins pour acheminer les flux, devenant à leur tour des concurrentes de DR ». Imperturbable loi du marché.
Pas vu pas pris
Pedibus jambus et en file indienne, nous descendons devant la grille d’enceinte de la zone portuaire, chapeautée de caméras. Les bâtiments, ceux que nous avons sous nos yeux, sont pourtant bien à l’abri derrière les barreaux – du grand art ! Il faut y insister : tous les projets de data center ont été déployés, intentionnellement, dans une grande opacité. Les riverain·es les découvrent souvent une fois terminés. C’est le cas pour la plupart d’entre nous aujourd’hui. « On ne peut pas dire, commente Éda, que la publication d’une enquête publique, parfois avec plus de 300 documents techniques à lire pour une durée de seulement un mois ! sur un petit panneau à la mairie, soit une façon très démocratique d’informer les habitant.e.s ». De plus, n’entre pas qui veut dans le port autonome. Et de préciser que « le fait que la majorité des data center marseillais sont situés dans l’enceinte du port autonome, donc hors de portée et de vue, dans une zone déjà très industrielle et non accessible au public a beaucoup joué dans leur invisibilisation ». Car pour qu’un data center puisse s’implanter quelque part, il y faut non seulement des réseaux électriques et de communication importants, de l’eau et du foncier abordable, mais aussi un risque de contestation citoyenne réduit. Les grilles d’enceinte et les caméras suffisent-elles à expliquer qu’il n’y ait pas eu de mobilisation ? Selon Anti des Gammares, la réponse n’est pas facile mais il est un fait que « les départements marketing des industriels redoublent d’efforts pour inscrire les data center dans l’évidente et ‘ nécessaire ’ marche du progrès, pour les présenter comme une suite logique des grands projets techniques et infrastructurels du XXe siècle. Sans parler du recours massif à des arguments de "greenwashing" qui joue beaucoup dans la difficulté à mobiliser et questionner collectivement ces projets. À les entendre, on dirait que les data center sont des ‘usines vertes’ ! » Pourtant, ce riche marché en pleine expansion qu’on sait grand pollueur de notre environnement et énorme consommateur d’énergies, est déjà marqué par nombre d’aberrations écologiques dont nous, citoyens non consultés, commençons à faire les frais. À l’utilisatrice du numérique que je suis et qui se creuse les méninges pour trouver « les petits gestes » responsables, Max répond : « Que tu regardes une vidéo ou non, les data center consomment de l’eau et de l’énergie 24 heures sur 24 : on n’éteint pas un data center. La prolifération des IA génératives de type Chat GPT a provoqué une augmentation énorme en termes de taille des data center, de besoins en eau et énergies, d’extraction de minerais, de production de déchets et d’impact sociaux. » Faudra-t-il un méga-désastre écologique pour repenser radicalement le numérique, sa place, son rôle ?
Vers 17 heures, à deux rues de l’Hôpital européen, la randonnée s’achève devant un portail : derrière, le local commun au MRS1 et à l’antenne du commissariat de police appelée « centre de supervision urbain » (CSU). C’est là-dedans que convergent tous les flux de vidéosurveillance des caméras de ville. Décidément, au cas où nous n’aurions pas vraiment compris le pourquoi du comment, Le Nuage avait encore de quoi nous remettre les pieds sur terre.