Une tribune pour les luttes

Le 7e Forum Social de Naïrobi : Le Davos des Pauvres

par Chems Eddine Chitour

Article mis en ligne le lundi 29 janvier 2007

"Les médicaments sont au Nord , les malades sont au Sud "
Dr Bernard Kouchner

Plusieurs milliers d’altermondialistes se sont retrouvés samedi 20 janvier pour le lancement du 7e Forum social mondial (FSM), qui a débuté par une marche et se tient à Nairobi en Afrique, frappée de plein fouet par les conséquences de la mondialisation [1].

"C’est une occasion extrêmement importante. Nous combattons la pauvreté, l’ignorance, la corruption, l’exploitation", a lancé à la foule le premier président de la Zambie indépendante, Kenneth Kaunda. Le grand rendez-vous altermondialiste, qui est organisé jusqu’à jeudi et où sont attendues environ 100.000 personnes, se veut être le contre-poids du Forum économique organisé la semaine prochaine dans la station suisse de Davos. La tenue du FSM pour la première fois en Afrique marque la volonté des altermondialistes de se rapprocher de l’Afrique, particulièrement touchée par les conséquences de la mondialisation mais souvent absente, faute de moyens, des précédents forums. "L’Afrique est le grand exemple de l’exploitation des êtres humains et des ressources". Les problèmes récurrents sur le continent noir seront au centre du 7e FSM, qui se penchera notamment sur la lutte contre le sida, le poids de la dette, la souveraineté alimentaire et la nécessité d’accords de commerce justes. Les altermondialistes tablent sur un FSM plus concret, qui deviendrait une force de propositions pour relancer un processus qui a tendance à s’essouffler, faute d’alternatives politiques [2]

Convoqué pour la première fois en 2001 dans la ville brésilienne de Porto Alegre par des organisations civiques locales, le FSM s’y est tenu à trois reprises avant de se déplacer à Mumbai, en Inde, en 2004, revenir à Porto Alegre en 2005, et s’organiser en 2006 en trois endroits : à Bamako au Mali ; à Caracas au Venezuela ; et à Karachi. Pour Gus Massiah il faut : "à l’organisation des sociétés et du monde par l’ajustement au marché mondial et la subordination au marché mondial des capitaux, nous opposons l’organisation des sociétés et du monde autour du principe de l’accès aux droits pour tous". (2).

La réalité sur la situation des pays en voie de développement

Selon le credo de l’économie mondialisée et libérale, les marchandises doivent pouvoir circuler librement dans un monde "ouvert". Il n’en est pas de même pour les humains et l’actualité nous en donne la preuve régulièrement. La dette et les plans d’ajustement structurel qui en ont été la conséquence, ont déstructuré les économies et la vie sociale des pays qui en sont les victimes, au mépris des plus élémentaires droits de l’Homme. Le lien entre la dette et les migrations est avéré.

La dette totale de l’ensemble des pays en voie de développement est de 2800M$, pour 85% de la population mondiale, c’est à dire 5 milliards d’individus. Il faut mettre cette somme en parallèle avec le montant de la dette des USA qui est 36 000 Milliards $ pour 300 millions d’individus, et la dette totale mondiale est de 60 000 milliards de dolloars. On voit donc que la dette des pays en voie de développement est une somme dérisoire en matière de finance mondiale et pourtant la dette et les institutions financières internationales tuent en masse : Selon une étude de l’OIT de 2006, au cours des 10 dernières années, l’économie mondiale a enregistré une croissance annuelle moyenne de 4,1%. Pendant la même période, le taux de chômage a augmenté de 11%. Sur 2,8 milliards de travailleurs dans le monde, 1,4 milliards vivent avec moins de 2 dollars par jour. 500 millions de travailleurs vivent avec moins de 1 dollar par jour.

Selon le PNUD, 30000 enfants meurent chaque jour de causes qui auraient pu être évitées s’ils avaient eu accès aux soins. Les pays du Sud ont été poussés à s’endetter dans les années 60 et 70 sous la pression de 3 acteurs : les banques, les institutions financières internationales et les Etats du Nord. Chacun d’eux avait intérêt à ce qu’ils s’endettent. Dans les années 60, les banques occidentales regorgent d’eurodollars issus du plan Marshall, pour lesquels elles recherchent des débouchés : les Pays du Sud sont justement à la recherche de fonds pour financer leur développement, notamment les pays d’Afrique qui viennent d’acquérir leur indépendance et les pays d’Amérique latine.

Il est important de noter qu’au sein des institutions financières internationales, les 9 pays les plus riches ont 50% des voix (dont plus de 15% pour les USA, ce qui leur octroie une minorité de blocage) tandis que les 45 pays africains se partagent à eux tous environ 5% des voix ! Les Etats du Nord sont donc bien les vrais décideurs au sein des institutions financières internationales.

La dette a été le prétexte pour imposer aux pays du Sud les plans d’ajustement structurel qui ont semé misère et pauvreté et ont déstructuré toute organisation collective et sociale. Les objectifs poursuivis par les programmes dits d’ajustement peuvent se résumer ainsi : assurer le paiement régulier de la dette, ouvrir tous les domaines d’activité d’un pays aux relations marchandes et au capitaux étrangers, prémunir les transnationales contre toute mesure de nationalisation et contre toute contrainte spécifique imposée par un pays donné. Mais nulle attention à la satisfaction des besoins élémentaires des citoyens concernés. Les mesures sont les suivantes : l’abandon des subventions aux produits et services de première nécessité : Le Fond monétaire international et la Banque mondiale exigent la suppression des subventions qui permettent de maintenir à un prix abordable pour les plus pauvres la nourriture de base et d’autres biens et services vitaux. Cela compromet donc le droit à l’alimentation et l’accès à l’eau potable. On a ainsi assisté en 91 au Pérou à une multiplication par 12 du prix du pain en une nuit ; en Zambie en 86, le prix des denrées alimentaires a été augmenté de 120%. Ces mesures sont à l’origine de nombreuses "émeutes de la faim", en 89 au Venezuela ou en Jordanie, en 91 au Pérou, en 99 en Côte d’Ivoire, en 2005 au Niger.

La deuxième mesure est la diminution drastique des dépenses publiques afin d’atteindre l’équilibre budgétaire. C’est ce que l’on appelle "mesures d’austérité budgétaire", frappant toutes les catégories de dépenses publiques : coupes franches dans les budgets sociaux (éducation, santé, logements, infrastructures), gel des salaires et licenciements dans la fonction publique. Un rapport de l’Unesco de 1996 montre qu’en Afrique Subsaharienne, le pourcentage d’enfants de 6 à 12 ans scolarisés est tombé de 55% en 79 à 45% en 95. On arrive à des répartitions budgétaires telles que 40% du budget des pays en voie de développement sont consacrés au service de la dette contre 4 à 15% aux services sociaux de base. Cela compromet aussi le droit à la santé, au logement et à un emploi.

De plus, la dévaluation a pour fonction de rendre les produits locaux qui sont exportés moins chers et donc plus compétitifs sur le marché mondial. Cependant, pour récupérer la même quantité de devises, il faut vendre davantage, ce qui profite surtout aux grandes plantations commerciales ou aux exportateurs agro-industriels. Par ailleurs, l’augmentation des taux d’intérêt pour attirer les capitaux étrangers, le problème est que, le pays étant en crise, les capitaux étrangers ne viennent pas.

La production agricole tournée vers l’exportation au détriment des cultures vivrières.

Pour se procurer les devises nécessaires au remboursement de la dette, les pays en voie de développement doivent accroître leurs exportations et sont incités à abandonner les cultures vivrières traditionnelles destinées à l’alimentation des populations. Il est frappant de noter que selon le dernier rapport de la FAO, les paysans sont les plus touchés par la malnutrition (« 70% de ceux qui ont faim dans le monde vivent en milieu rural » selon la FAO). Enfin la libéralisation de l’économie, suppression du contrôle des mouvements de capitaux et du contrôle des changes Elle vise à ouvrir totalement les économies des pays en voie de développement aux investissements, aux produits et services des multinationales des pays du Nord, afin de répondre à leurs desiderata de produire ce qu’elles veulent, où elles veulent et de rapatrier leurs bénéfices sans aucun obstacle et sans aucune retenue [3].

Une des conséquences de la pauvreté est l’émigration avec son cortège de malheur. Le rapport de la Commission Mondiale sur les Migrations Internationales 2005 et le dernier rapport du Haut-Commissariat aux Réfugiés ; "Réfugiés - Tendances mondiales en 2005", du 9 juin 2006. permettent de constater ce qui suit : En 2005, le nombre de migrants atteindrait, dans le monde, 200 millions, soit 2 fois plus qu’il y a 25 ans mais à peine 3% de la population mondiale. Ce chiffre est en augmentation très rapide (82 millions en 1970, 175 millions en 2000). Plusieurs motifs de migration sont à énumérer. Les principaux sont les suivants : "Officiellement, on distingue trois motifs de migrations : le regroupement familial, l’asile politique et le travail. Dans la pratique, les raisons familiales, économiques et politiques se mélangent souvent. Et il ne faut pas oublier que les populations les plus pauvres des pays les plus pauvres ne migrent pas car elles n’en n’ont pas les moyens." Il faudrait ajouter un autre motif qui n’est pas encore reconnu comme une cause « officielle » de migration mais qui ne manquera pas de l’être hélas, dans les années à venir : ce sont les causes écologiques.

La dégradation des conditions de vie d’abord : avec les programmes d’ajustement structurel, le démantèlement des services publics, les privatisations, les "restructurations", toutes ces mesures entraînent une augmentation massive du chômage dans les pays concernés. Les dévaluations, augmentation de la TVA, suppression des subventions aux produits de bases, entraînant une hausse importante du coût de la vie, rendant inaccessibles un certain nombre de biens de premières nécessités. De plus, la dégradation du système scolaire détruit tout espoir pour les familles de voir leurs enfants accéder à une vie meilleure et enfin, la dégradation des systèmes de santé réduit considérablement l’espérance de vie.

L’accroissement des inégalités entre le Nord et le Sud ensuite : il est démontré, même à partir des indices économiques dominants. Selon le PNUD, le PIB par habitant dans les pays industrialisés était de 41 fois celui des pays à faible revenu, en 2005 il est de 66 fois supérieur !

En 2000, le PIB/habitant était de :
Asie du Sud : 2 740$
Europe de l’Est : 7 500$
Amérique Latine : 6 990$
Afrique du Nord : 5 370$
Afrique Subsaharienne : 1750$
Pays industrialisés : 28 500$

D’autre part, les 20% les plus riches possèdent 74% du revenu mondial tandis que les 20% les plus pauvres se partagent 2% du revenu mondial. Enfin, soulignons aussi que plus de 550 millions de travailleurs vivent avec moins de 1$ par jour. Plus de 860 millions de personnes souffrent de faim. 30 millions de personnes en meurent On ne peut parler des migrations économiques sans évoquer le trafic des êtres humains, qui concernerait entre 700 000 et 2 millions de victimes ..

Les migrations des réfugiés écologiques pourraient devenir l’un des plus grands défis démographiques du XXI siècle", Parmi les dégradations de l’environnement qui génèrent des déplacements de population on trouve : la déforestation, la désertification et la pollution qui sont le résultat, entre autre, d’une agriculture productiviste destinée à l’exportation. Ensuite, il y a les catastrophes dites « naturelles » dont le nombre a augmenté car elles sont en partie liées au modèle de développement actuel.

On constate qu’en Afrique plus de deux tiers des personnes n’ont pas accès à l’électricité. En 2000, plus de 2 millions d’enfants sont morts des suites d’une de maladies respiratoires aiguës ; 60% de ces décès sont liés à une pollution de l’air intérieur et à d’autres facteurs d’environnement. C’est en Afrique que la consommation d’énergie est, par habitant, la plus faible du monde. Les pays africains consomment en effet cent cinquante fois moins d’énergie que les pays industrialisés. Un tiers d’entre eux n’ont pas accès à l’électricité. Un taux qui cache des disparités non seulement entre les pays mais aussi dans les pays

Le succès de l’altermondialisme est sans aucun doute d’avoir permis de tels rapprochements, du niveau national au niveau international, et d’avoir ainsi fait émerger un lexique commun mondial pour caractériser les ravages de la mondialisation libérale. Parmi les neuf espaces proposés pour les activités du Forum de Nairobi, les documents préparatoires indiquent « l’accès universel aux biens communs et à la nature ». C’est une vraie question car les forces économiques qui dominent le monde s’acharnent à accaparer la nature et les biens communs de l’Humanité, pour les transformer en champs de profit ; Résister à ces agressions contre l’environnement fait partie de la lutte pour une « altermondialisation ». Cette résistance doit être globale dans son principe même puisque les enjeux sont d’ampleur globale, tels le réchauffement climatique et la hausse du niveau des océans.
Conclusion

Syndicats, partis de gauche et ONG ont lancé au Forum social mondial de Nairobi une campagne qui appelle à « un travail décent pour une vie décente ». « Decent Work for a Decent Life ». Rappelons que parmi les "Objectifs du Millénaire" pour le développement, l’ONU a inscrit celui de réduire de moitié la pauvreté d’ici 2015. Ces objectifs ne mettent pas la question du travail au premier plan. . Rappelons aussi que le marché des armes a été de 1000 milliards de dollars achetés en priorité par les PVD pour se faire la guerre ou mater leur peuple. Si seulement 5% était consacré à la nourriture la famine disparaîtrait. Les APD des pays industrialisés sont un vaste canular philanthropique. Les Forum sont une bonne cause pour la prise de conscience, cependant ils s’éssoufflent, ils ne gênent en rien les messes autrement plus opulentes dont la démonstration se fait traductionnellement à Davos.

Justement Davos, "le Nairobi, ou le Porto Allegre des riches" a vu cette année les "décideurs" affirmer une fois de plus, que tout va bien pour eux et qu’il faudrait peut-être s’inquiéter de l’environnement et des changements climatiques vus sous l’angle, on l’aura compris, de rentabilité économique. Quand on sait que le premier pollueur de la planète responsable de 25% du CO2 de l’atmosphère continue en toute "légalité" voire impunité à compromettre les chances de la planète pour un développement durable respectueux de l’homme et de la nature, on ne peut qu’être sceptique justement quant à l’avènement d’une société mondiale juste qui fait la place aux plus démunis. Une fois de plus les forum altermondialistes donnent l’impression de s’essoufler ; ils défilent un catalogue de doléances à la Prévert. Qui s’en soucie réellement parmi les décideurs ? la question reste posée.

Prof.C.E. Chitour

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Notes

[1Mathieu Foulkes Début du 1er forum social mondial en Afrique, victime de la mondialisation AFP. samedi 20 janvier 2007.

[27ème édition du FSM : une autre Afrique est possible ! Courriel d’information Attac (n°560) Jeudi 18/01/07.

[3Roseline Péluchon, Véronique Racine Dette, Droits de l’homme et Migrations Alterinfonet.com - Jeudi 28 Décembre 2006.

[4Mathieu Foulkes Début du 1er forum social mondial en Afrique, victime de la mondialisation AFP. samedi 20 janvier 2007.

[57ème édition du FSM : une autre Afrique est possible ! Courriel d’information Attac (n°560) Jeudi 18/01/07.

[6Roseline Péluchon, Véronique Racine Dette, Droits de l’homme et Migrations Alterinfonet.com - Jeudi 28 Décembre 2006.

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