Une tribune pour les luttes

Mohammed Harbi et Gilbert Meynier

Réflexions autour du livre de Georges-Marc Benamou

Un mensonge français. Retours sur la guerre d’Algérie, paru aux éditions Robert Laffont en 2003.

Article mis en ligne le mardi 24 février 2004

La crise algérienne donne lieu, ici et là, en France, à des tentatives pour réhabiliter moralement la colonisation et l’absoudre de ses péchés. Faute de parvenir à concevoir un rapport d’égalité avec l’Algérie, les nostalgiques
de l’ordre colonial ouvrent à la déconstruction de la mémoire collective que le peuple algérien garde de la domination française. Ce projet et la stratégie de sa mise en ouvre ne sont pas séparables. Le seul moyen pour
assurer le succès, c’est de ne pas reculer devant la pratique du détournement, de l’occultation des travaux des historiens qui portent un regard neuf sur les rapports franco-algériens en les dépouillant de leur lot
de ressentiments et de mythes.

Le genre qui convient le mieux à la falsification de l’histoire est l’examen
d’un problème en pièces détachées. On peut dès lors faire de l’histoire tout
en affirmant n’avoir pas l’intention d’en faire. Georges-Marc Benamou est
coutumier de cet exercice. Dans l’exploitation du révisionnisme médiatique,
voici un travail rapide qui accumule les erreurs et les omissions [1],
multiplie les citations sans références, et convoque surtout des témoignages
et des ouvrages de seconde main. Même s’ils sont incidemment cités, des
historiens aussi fondamentaux que Charles-Robert Ageron n’ont pas été lus.
Bien que cité dans la bibliographie, mon (Mohammed Harbi - hm) fln, mirage
et réalité [2], n’est pas utilisé. Mon (Gilbert Meynier - gm) Histoire
intérieure du fln [3] est citée une fois, et sur une question de détail. Le
grand livre sur la guerre d’Algérie de l’historien allemand Harmut
Elsenhans [4] est ignoré. D’autres, aussi fondamentaux que ceux de Sylvie
Thénault, de Raphaëlle Branche [5] et de Jacques Frémeaux [6], ne sont pas
davantage connus. Dès sa sortie à l’automne 2003, Un mensonge français a
fait l’objet d’un battage médiatique ; il a eu droit notamment, à une heure
de grande écoute, à une tribune dans l’émission présentée par Arlette
Chabot, Mots croisés, où le seul historien présent, Fouad Soufi, n’a
pratiquement pas pu intervenir, et à d’autres appréciations qui, de même, se
conformaient souvent à l’éthique des clubs d’admiration mutuelle qui sont
structurellement la norme de fonctionnement des réseaux médiatiques
parisiens. Pourtant il a été critiqué, parfois vivement, dans quelques
journaux. Notamment Benjamin Stora en a fait dans Le Monde un compte rendu
critique, tout en laissant entendre que le livre ouvrait certaines pistes.

Non que Benamou, de fait, ne pose pas quelques questions vraies - mais
celles qu’il pose sont partielles. Et il leur donne des réponses dans un
certain air du temps : dans l’histoire algéro-française, il n’apprécie que
le delta sans quasiment dire un mot du fleuve dont il a charrié les
alluvions.

Pratiquement pas un mot sur le bientôt bi-séculaire contentieux
franco-algérien. A peine une douzaine de lignes, page 250, en remords
furtivement tardif, sur les ignominies coloniales qui ont pesé si
lourd. Même pas un rappel de la sanglante conquête de l’Algérie ; si l’on y
décompte les centaines de milliers de morts de la famine de 1868, produite
sur le lit du bouleversement du mode de production communautaire sous les
coups de l’intrusion du capitalisme, elle coûta à l’Algérie autour d’un
million de morts, soit pas loin d’un tiers de sa population. Rien sur les
brutales répressions des insurrections qui s’ensuivirent au XIXe siècle,
rien sur celle de l’insurrection de l’Aurès en 1916-1917. Si les milliers de
victimes de l’insurrection du Constantinois au printemps 1945 sont notées à
la va-vite (mais dites de responsabilités algériennes éventuelles), rien sur
le bilan humain global de la guerre de 1954-1962.
Si l’historien ne peut à l’évidence retenir les chiffres algériens officiels
de mobilisation victimisante, et si l’on retient l’évaluation plausible de
Charles-Robert Ageron [7] - historien à qui l’on peut faire
confiance -, la guerre de 1954-1962 aurait tué autour de 250 000 Algériens,
ce qui, rapporté à la population, représente le nombre de morts de l’
épouvantable guerre d’Espagne quatre lustres plus tôt. A peine plus de
choses sur les « interrogatoires poussés » qui, dans le jargon militaire
français, désignaient la torture institutionnalisée ; rien sur les « corvées
de bois », qui désignaient les exécutions sommaires de prisonniers,
théoriquement abattus en tentant de s’enfuir. Les archives militaires
françaises nous apprennent que, sous cette rubrique, il y eut, de 1955 à
1962, selon les décomptes officiels français, 21 132 « rebelles abattus lors
d’une tentative de fuite » [8]. Silence enfin sur les camps de regroupement,
que l’on connaît notamment grâce au beau rapport de Michel Rocard [9], qui
enfermèrent plus du quart de la population civile algérienne et furent si
gros de déracinements, d’exils et de déchirements du tissu social. Sur ce
sujet, l’ouvrage de Michel Cornaton, celui de Pierre Bourdieu et Abdelmalek
Sayad, ainsi que l’article synthétique de Charles-Robert Ageron, ne sont pas
cités [10].

Pas un rappel non plus, même succinct, de la spoliation foncière qui porta
pendant l’Algérie française en superficie sur 2/5 des terres, mais plus si l
’on tient compte de la qualité desdites terres : les convoitises coloniales
s’étaient portées naturellement sur les meilleures d’entre elles. Il n’y a
que les Palestiniens qui, dans l’histoire des colonisations, aient été
davantage dépossédés (80% de leurs terres ont été confisquées si l’on en
croit tels « nouveaux historiens » israéliens ). Rien non plus sur les famines
et les disettes, souvent accompagnées de choléra et de typhus - 1868, 1888,
1897, 1909, 1917, 1920 [11] -, sur celle de 1941-42, aggravée par le
typhus [12], rien sur les épidémies dévastatrices, non jugulées par un
encadrement sanitaire squelettique. Pas davantage de notations, si ce n’est
par vagues et hâtives allusions, sur l’inégalité systématique
institutionnalisée et le racisme, les promesses non tenues, les élections
truquées. Juste, à la sauvette, une notation non analysée sur « un apartheid
sans nom » (p. 30). Silence encore sur le service militaire obligatoire
imposé sans contreparties depuis 1912, et qui s’imposa effectivement à
partir de 1916 à des classes d’âge entières pendant trois décennies, ni sur
l’obligation scolaire qui, elle, ne fut jamais réalisée par la puissance
tutélaire qui se targuait de faire ouvre de civilisation : en 1914,
seulement 5% des enfants algériens étaient scolarisés dans le système d’
enseignement français, à peine 10% l’étaient au moment du déclenchement de l
’insurrection de 1954.

Certes on conviendra sans difficultés que la colonisation ne fut pas qu’une
abjection ; elle fut par certains aspects, au moins dans sa bonne et dans sa
mauvaise conscience, relativement différente de la pure réification
marchande et financière de la mondialisation capitaliste actuelle. Mais elle
fut, aussi, largement une ignominie.
Dans le cas de Georges-Marc Benamou, Français d’Algérie et juif arraché tout
jeune enfant à sa patrie algérienne, même une douleur réelle n’autorise pas
à dire n’importe quoi. Ainsi, « totalitarisme » est mis dans son livre à
toutes les sauces. Le fln fut pour lui « totalitaire », « un parti
totalitaire ». Souvent, terrorisme est traité en quasi synonyme de
totalitarisme. Or, autoritaire et cruel ne veut pas forcément dire
totalitaire. Pour qui connaît un tant soit peu le fln comme objet d’
histoire, en aucun cas l’historien ne pourra retenir le concernant la
signification courante que le terme de totalitaire a prise depuis Raymond
Aron et Hannah Arendt - celui d’une religion séculière imposant à la société
et à l’Etat le poids de sa terreur idéologique -, mais bien davantage l’
acception des idéologues italiens Alfredo Rocco et Giovanni Gentile, pour
lesquels il signifia la dévotion absolue à la nation et au pouvoir d’Etat.
En fait de totalitarisme, le fln fut surtout la projection politique de l’
esprit de surveillance et de l’unanimisme communautaires de la société
algérienne. C’est pourquoi, tout violent qu’ait pu être sur le terrain le
fln/aln, il surfa plus sur certaines tendances profondes de cette société qu
’il ne s’imposa à elle par la seule violence. L’unicité et l’unanimisme
cultivés par l’idéal communautaire y répondirent en écho, par exemple, au
discours populiste révolutionnariste d’un Boumediene. Pour cela, même
autoritaire et violent, le fln - celui du moins qui a triomphé - ne peut
même pas être considéré comme une vraie dictature.
Par ailleurs, contrairement à ce que dit l’auteur d’Un mensonge français, le
fln ne fut pas un « parti », mais un front supervisé par un appareil
militaire. Il n’eut en tout cas rien à voir avec un parti communiste à la
soviétique : il ne fut jamais qu’une courroie de transmission du pouvoir d’
Etat tôt militarisé, et non le maître de ce même pouvoir d’Etat comme il le
fut en urss. Citant Guy Pervillé, Benamou écrit que les institutions du fln
furent « inspirées des statuts du pc de l’urss » (p. 207). Le fln s’inspira en
effet dans ses statuts de 1959 du modèle du « centralisme démocratique ». Mais
ce qu’il oublie de dire, c’est que ces statuts furent soigneusement expurgés
de toutes les références de classes. La direction du fln, cartel d’élites d’
origines diverses et sans autre dénominateur commun que la libération de l’
Algérie de la servitude coloniale, évoluait au-dessus de multiples factions.

Il y eut en effet de tout au fln. Même si un appareil militaire violent y a
très tôt emporté - cela dès l’été 1957 -, cela n’autorise pas à mettre sous
le boisseau les talentueux ministres et cadres civils, et tous ces hommes de
dossiers qui - à l’ugta, dans les ministères et ambassades du fln - y
travaillèrent avec acharnement et avec un esprit ouvert à la libération de
leur patrie. Que Georges-Marc Benamou lise par exemple les Mémoires de Saad
Dahlab, le dernier ministre des Affaires étrangères du gpra [13], s’il est
désireux de remédier à ses jugements tranchés.
Et, en 1955-56, même un pur maquisard comme Belkacem Krim était partisan de
formules de compromis, formules que le blocage de la situation politique
enterra. Si vraiment, comme un Alain Savary en avait engagé le processus,
une stratégie par étapes à la tunisienne avait été fermement proposée au
fln, tous les documents disponibles indiquent que sa direction l’aurait
acceptée. On sait - mais Benamou ne le sait pas ou ne le dit pas - que le
torpillage prit la forme, le 22 octobre 1956, de la piraterie aérienne
française qui suspendit toute vraie négociation pour quatre ans. Dans les
thrènes que l’auteur adresse ici et là aux occasions perdues, Alain Savary,
désavoué par son lâche gouvernement et acculé à la démission, n’a droit à
aucun salut. Ce n’est à vrai dire pas que le 6 février 1956 que Guy Mollet s
’est « déshonoré », « et avec lui la République » (p. 86).
Parmi les procès qu’il instruit contre de Gaulle, l’auteur lui reproche d’
avoir intronisé le fln comme seul représentant du peuple algérien, notamment
à la suite des manifestations citadines de décembre 1960 qui lui
démontrèrent la représentativité dudit fln. : « La leçon du voyage. Oui,
décidément, le fln, c’est l’Algérie » (p. 179). En effet, même s’il n’était
pas le seul mouvement nationaliste en scène - il y avait le mna -, et que
cela plaise ou non, le fln incarnait l’indépendance depuis si longtemps
désirée par le peuple algérien. Ce n’est pas de Gaulle à lui seul qui en fit
« l’incarnation de la nation algérienne ». En histoire, on ne choisit
généralement pas ses interlocuteurs. Ils s’imposent à vous. En l’occurrence,
qui avait lancé et conduit la guerre, si ce n’est le fln ? Et en toutes
circonstances, discuter avec des fantoches, avec des interlocuteurs
préfabriqués ou de convenance, est une perte de temps et une faute
politique.

Quant à « l’anticolonialisme totalitaire », qui est un des topoi du livre, un
syntagme bricolé ne peut tenir lieu de concept. Et il faut savoir ce que
totalitarisme veut dire. Que l’anticolonialisme soit devenu une norme
éthique n’autorise certes pas le manichéisme échafaudé en son nom, mais pas
non plus sa dévalorisation vulgaire en épouvantail politique. Historiens,
nous n’avons rien à voir avec ce procès intenté aux « images pieuses » qui
auraient été imposées par ce « totalitarisme. » Rappelons que les images que
propose l’historien ne peuvent qu’être impies parce qu’il tente de dire le
vrai contre tous les stéréotypes et contre toutes les conventions de toutes
les histoires officielles ce qui l’expose aux feux croisés des uns et des
autres. Nous les avons subis l’un et l’autre et nous en sommes fiers. Et,
contrairement aux allégations de l’auteur pour qui l’histoire de la guerre d
’Algérie « ne s’étudie pas » (p. 36), nous sommes quelques-uns à penser
contribuer à l’écrire.
La « religion anticolonialiste » (p. 101) n’était en tout cas pas hégémonique
dans les années 50 ; elle était plutôt à contre-courant. L’un de nous (gm) a
en mémoire, dans son expérience de lycéen, les boycotts et l’ostracisme dont
quelques-uns de ses condisciples et lui-même furent pour cela l’objet au
très bourgeois lycée Ampère à Lyon, sans compter les tabassages par les crs
lors de manifestations anticolonialistes, pour ne pas parler de la
répression qui s’abattit sur les jeunes anticolonialistes ou soldats
refuzniks. G.-M. Benamou a-t-il entendu parler de Jean Muller ? Connaît-il
le sort qui fut celui de Marc Sagnier ? Même si la répression y fut
quantitativement moins sanglante que celle du 17 octobre contre les
Algériens, les victimes du métro Charonne, le 8 février 1962, étaient bien
des militants communistes anticolonialistes.
Et ne pourrait-on être anticolonialiste sans épouser le manichéisme de
Sartre, de Fanon ou de Ben Bella ? Lutter pour l’indépendance de l’Algérie,
ce n’était pas forcément approuver en tout le vent dominant au fln dans ses
schématisations communautaristes, et il n’y eut pas qu’Albert Memmi et
Raymond Aron dans ce cas. Des anticolonialistes aussi prestigieux que
Francis Jeanson ou Henri Curiel eurent des débats parfois très vifs avec des
militants de la Fédération de France du fln, voire eurent maille à partir
avec lui. Alors, « de leurs utopies [des « anticolonialistes totalitaires »,
nda], il ne reste rien que des cendres, des ruines » ? (p. 113). Notre
contempteur d’anticolonialisme range dans ces dernières la « révolution
algérienne ». Or, le terme de « révolution » ne fut, au fln, que l’équivalent
sémantique de guerre de libération ou de jihâd. Et, avec Boumediene, le
discours et la pratique révolutionnaristes furent une rhétorique et un moyen
de clientéliser globalement le peuple pour qu’il reste docile et soumis au
pouvoir d’Etat. Ceci dit, une aspiration libertaire, celle qui mut les
hommes de la guerre d’indépendance, ne peut en aucun cas être confondue avec
sa mouture bureaucratique. Et, en histoire, tout est dialectique, et toute
analyse tranchée qui ignore la dialectique relève plus de l’idéologie que de
l’histoire.

Alors, quels peuvent être les dessous des dénonciations de Benamou ? Ne s’
inscrivent-elles pas en contrepoint de ses sanglots mal contenus sur « l’
ultime soupir de l’Empire [avec une majuscule, nda] français », sur « le
terminus de l’histoire pour la France d’hier » p. 18). Serions-nous dans la
plus ordinaire des nostalgéries ? Les femmes algériennes sont toujours « les
fatmas » (p. 34, p. 96, .), sans majuscules et sans guillemets. En tout cas,
nous sommes dans le narcissisme nationaliste français : l’auteur adresse un
péan à cette Algérie française qui aurait été « le produit de cette culture
laïque et universaliste » (p. 51), mais en ignorant apparemment que ce fut
selon une variante de cette culture qui confisqua les biens dévolus aux
fondations pieuses et au système d’enseignement traditionnel (biens habûs)
et les fit servir à instrumentaliser l’islam par un clergé musulman aux
ordres, et qui, aussi, institutionnalisa la discrimination et le racisme. Ne
se contredit-il pas quand il parle d’« apartheid » (p. 30) ? A moins que l’
apartheid ne fasse partie des catégories de l’universalisme.
Que dire du panégyrique de Camus qu’il dresse en tentant laborieusement d’
éclaircir sa fameuse formule : « Je préfère ma mère à la justice » (traduisons
 : je préfère les Français d’Algérie au fln, son combat fût-il juste). Mais,
s’en étonnera-t-on, silence sur le Jules Roy de La Guerre d’Algérie [14] qui
préférait, de son côté, aimer autant la justice que sa mère, Jules Roy, tout
autant Pied-Noir que Camus, et au surplus colonel de l’armée de l’air et à
contre-courant de son milieu militaire d’origine : il déclara finalement,
non sans douleur, ne pouvoir que soutenir le camp des pouilleux violentés.

La seule fois où Benamou mentionne Jules Roy (p. 249), c’est pour noter qu’
un vieux colon qui lui ressemblait était antisémite. Ceci dit, il ne faut
surtout pas comprendre que Jules Roy l’était.
Comme Camus, notre auteur ne dit jamais « les Algériens », mais « les Arabes »,
conformément aux vieilles taxinomies coloniales - qui furent aussi celles de
Maurice Thorez - qui voyaient dans les Algériens une mosaïque de
communautés : « Les Arabes, les Kabyles et les Européens » (p. 265). Cela
ferait rire aujourd’hui même le plus obtus des islamo-arabistes ou le plus
benêt des berbéristes. Quelle amertume : il y a des gens qui en sont encore
là au début du XXIe siècle. La citation que Benamou produit page 94, tirée
de la préface de Camus aux Chroniques algériennes en 1958, pourrait à la
virgule près figurer dans n’importe quel rapport d’officier français du 2ème
Bureau. Qu’on en juge :
[Si Camus] « ne peut approuver une politique de conservation ou d’oppression,
[il ne peut] non plus approuver une politique de démission qui abandonnerait
le peuple arabe à une plus grande misère, arracherait de ses racines
séculaires le peuple français d’Algérie et favoriserait seulement, sans
profit pour personne, le nouvel impérialisme qui menace la liberté de la
France et de l’Occident ».

Le livre fonctionne aussi, au moins implicitement, comme une défense de l’
universalité du capitalisme et du marché, et parfois fort explicitement,
comme un dédouanement de la guerre de reconquête coloniale française et de
son arsenal répressif corollaire. Par exemple, il est dit, sur les
manifestations citadines de décembre 1960 organisées à l’occasion de la
visite de de Gaulle, que « les forces de l’ordre [.] ne savaient plus qui
réprimer » (p. 176). Doit-on rappeler qu’elles l’ont vite su ? : il n’y eut,
parmi les morts, pratiquement que des Algériens alors que les manifestants
acclamaient le fln et, en même temps, soutenaient la politique gaullienne
engagée par le discours du 16 septembre 1959. Mais, chez Benamou, cela donne
 : « Chacune des étapes du général De Gaulle a ainsi apporté son lot de morts
arabes et européens ». No comment.

Toujours sur la répression, le général Massu et le colonel Godard, dits
« hostiles à toute ségrégation » (p. 52), sont présentés, ou peu s’en faut,
comme de doux humanistes alors que tous les gens normalement informés savent
que, quels que fussent les prurits humanitaires de tel ou tel, l’armée
française fut plus massivement et plus industriellement tortionnaire que
certains éléments d’une aln, fondamentalement artisanale dans sa violence,
et qui, au moins, luttait pour l’affranchissement des Algériens, et que les
Algériens se défendaient contre un conquérant qui les avait conquis dans la
brutalité. Quand on ne se contente pas de l’écume des aboutissements
factuels, c’est la violence française qui fut première. Certes, Mouloud
Feraoun, dans son Journal [15] « dresse un portrait terrifiant des futurs
maîtres de l’Algérie » (p. 208). Saisi par le syndrome de la dénonciation
hémiplégique qu’il juge par ailleurs sévèrement, notre dénonciateur oublie
de dire que Feraoun brosse un tableau tout aussi terrifiant des pratiques de
l’armée française.

Au vrai, ces « Arabes » combattent-ils vraiment pour leur liberté ou sont-ils
primairament soumis à leurs pulsions violentes quand ils ne sont pas tout
bonnement manipulés ? Les pages 179-180 offrent au lecteur une anthologie de
facture coloniale sur ces jeunes d’Alger incapables d’agir, en décembre
1960, sans sollicitations extérieures. En d’autres temps, on enseignait que
les « indigènes » étaient « influençables » Si ces jeunes se sont alors
mobilisés, ce fut, d’après notre auteur, du fait d’une manipulation de
« militaires d’obédience gaulliste des sau » [16]. Si l’on ne peut exclure de
telles manouvres pro-gaullistes, qui, en fait, durent simplement signifier
aux manifestants qu’ils avaient le champ libre, les acteurs que met en scène
le texte de Benamou, appartiennent bien à une masse manipulée (donc
manipulable),qui a donc affronté les balles des « forces de l’ordre » en
brandissant des drapeaux algériens cousus dans l’improvisation (les
manipulateurs français avaient-ils été à ce point inconséquents qu’ils ne
leur avaient pas fourni les drapeaux ?), mais, selon cette version, sans la
spontanéité sur laquelle tous les rapports militaires français conservés aux
archives insistent d’abondance, à tel point que l’organisation fln d’Alger
prit le train en marche en tâchant à la va-vite d’encadrer les
manifestations. Des musulmans manipulables, et qu’il vaudrait mieux laisser
à leur torpeur, cela renvoie à un essentialisme d’école primaire
orientaliste sur l’islam, l’islam incontournable.

Un demi-siècle plus tard, « rien n’a changé » (p. 16), puisque ressurgissent
des affaires de foulard. C’est évidemment faux ; tout a changé : les femmes,
en Algérie, souvent contre leur société et contre le pouvoir, sont
courageusement devenues des actrices de leur vie, et souvent des militantes,
et elles sont quasiment toutes scolarisées. Nous sommes des laïcs et nous n’
aimons pas le voile, pas plus en France qu’ailleurs, car nous savons combien
il est signe d’oppression masculine et de ségrégation sexuelle sous des
oripeaux prétendument musulmans. Ceci dit, en France, il est d’ores et déjà
résiduel et il est symptomatique d’un malaise multiforme porté
structurellement par la sauvagerie capitaliste actuelle, génératrice de
régression sociale et de violence, et productrice des replis
communautaristes qui fragmentent et fragilisent les résolutions politiques.
Il y a certes un obscurantisme sous couleur d’islam ; il existe, mais pas
comme une essence qui serait en soi musulmane : Benamou note lui-même, en se
référant à Germaine Tillion, que telles tendances réactionnaires plongent
beaucoup plus leurs racines dans la préhistoire que dans l’islam tard venu.
Et les stéréotypes sur un islam en soi obscurantiste font bon marché des
tendances rationalistes actuelles très vivantes dans le monde arabe -
vivantes mais suspectées ou pourchassées par les pouvoirs - sans compter
celles de l’islam classique où le terme de ilhâd (athéisme) est attesté
plusieurs siècles avant l’apparition de son synonyme français. Mais Benamou
accrédite les facilités/vulgarités médiatiques ignorantes de vent d’ouest à
la mode sur le « choc des civilisations », celles qui représentent une césure
qui serait essentielle entre Islam et Occident.
Ces « musulmans », ils se sont rendus coupables de tortures « pratiquées par l’
ennemi alg-érien » (p. 33) sur les Français d’Algérie. La réalité oblige à
dire qu’elles furent beaucoup plus largement appliquées par des Algériens à
d’autres Algériens, ceux qui étaient réputés traîtres et qui furent, de
fait, souvent impitoyablement traités. Mais, à lire Benamou (p. 81), on peut
comprendre que seuls des Français furent torturés et exécutés par la police
de Boumediene après l’indépendance. Qu’il se rassure : les Algériens à l’
avoir été furent sans comparaison bien plus nombreux que les Français. Et
jamais la violence ne sépara les « musulmans » des « Européens ». Elle exista en
intensité variable dans les deux camps.
Les seuls « Arabes » que Benamou sauve, les hommes de son cour, ce sont les
« libéraux » de l’udma réputés francisés, placés par l’appareil militaire
comme tête d’affiche internationale au gpra, en particulier la figure
emblématique de Ferhat Abbas, qui est dit croire encore en 1945 à l’
intégration à la France (p. 267). Au prix d’un travestissement de leur
itinéraire, l’auteur ignore le Manifeste du Peuple algérien qu’Abbas signa
en 1943 et qui était déjà bien loin d’être un manifeste intégrationniste.
Les autres sont renvoyés aux gémonies dans une thématique, voisine de celle
du maccarthysme, comparable à celle de ces officiers français du 2ème Bureau
qui assimilaient faussement le fln au communisme ennemi du Monde Libre.

Finalement, on l’aura compris, ce livre pèse lourd de son poids de
nostalgies coloniales et nationalistes françaises. « L’agonie de l’Algérie
française » est vue comme « une amputation » (p. 249), « comme ce fut le cas
pour l’Alsace-Lorraine » en 1871 : Thiers - de Gaulle, même combat. Et les
« Arabes » ont tout lieu de regretter d’avoir disjoint leurs destins de ceux
de la France : n’y eut-il pas des enfants pour scander à Oran « Algérie
française ! » lors de la visite de Chirac en mars 2003 ? Au vrai, le régime
algérien actuel est tellement honni et méprisé que tout ce qu’il clame est
suspecté et rejeté, y compris parfois même la geste résistante de 1954-62
dont il se réclame et qu’il manipule. Il n’y a donc rien d’étonnant qu’une
partie de l’opinion algérienne le voie comme un prolongement du système
colonial. Il n’y a rien d’étonnant non plus que la nostalgie coloniale
puisse figurer un remède à la dureté des temps et servir à stigmatiser le
pouvoir algérien. Faut-il préciser que cela n’entache en rien la légitimité
du combat du peuple algérien pour son indépendance ?
Plus franco-françaises sont les autres accusations du livre, notamment la
charge portée contre de Gaulle, jugé piètre négociateur et politique
médiocre ayant agi dans l’imprévision. Surtout, il est accusé de « lâchage »,
voire de « largage » de l’Algérie. On évite à peine le « bradage », comme aurait
dit Le Pen. C’est là une mouture à peine nouvelle des vieux procès faits à
de Gaulle par le nationalisme français et tels de ses procureurs français d’
Algérie. Le fln est accusé d’avoir été « allié à De Gaulle » (p. 56), comme si
un accord de compromis entre adversaires était une alliance. Mieux : il
aurait existé un « axe De Gaulle-Sartre » (p. 100) et, même, de Gaulle aurait
été le « complice » de Sartre (p. 103), Sartre aurait été le « Malraux off » (p.
107) du président de la Ve République. Il ne saurait être question ici d’
exonérer Sartre de son manichéisme et de ses jugements tranchés, mais tout
de même, une attirance éventuelle, d’ailleurs à mieux démontrer, n’est pas
une alliance et elle ne constitue pas un « axe ».
Au surplus, nous nageons en plein contresens quand nous voyons traiter de
Gaulle de vulgaire cartiériste séduit par un frileux repli hexagonal. En
fait, on sait maintenant qu’il fut un politique soucieux de l’arrimage à l’
Europe et à la mondialisation capitaliste, qui déjà se profilait, et cela
sous les scansions vergogneuses gaulliennes du national, ainsi que l’a
lumineusement montré l’historien Harmut Elsenhans, professeur à l’université
de Leipzig. Sa grande thèse sur la guerre d’Algérie était parue à Munich en
1974. Benamou, qui ne la connaît pas, est à l’unisson du narcissisme
français ordinaire qui répugne à lire les langues étrangères. Tout de même,
Elsenhans a fini par être traduit en français et publié en France en 1999.
Il aurait donc pu le lire.

Rien de bien nouveau dans Un Mensonge français sur les préparatifs du retour
au pouvoir de de Gaulle, si ce n’est beaucoup de remplissage journalistique.
Rappelons sur ce point que Christophe Nick, qui est cité une fois, a fait
sur ces matières le point de manière exemplaire [17]. Ce qui est surtout
attaqué, c’est le « dogme » d’une « infaillibilité gaulliste sur la question
algérienne » (p. 168) (alors que les historiens sont d’accord sur l’empirisme
et le pragmatisme du président de Gaulle) ; et surtout, il fut le
responsable d’une « défaite française ». Sur les menaces de partition de l’
Algérie, pour lesquelles fut utilisé à contre-temps Alain Peyrefitte, le
livre ne dit pas qu’elles ne furent vraisemblablement envisagées que comme
un moyen de pression sur le fln.
Ce sont les accords d’Evian qui sont principalement portés au passif de de
Gaulle, ces accords qui auraient été par lui bâclés, et jamais respectés
(« violés », p. 41) par un fln qui aurait négocié avec l’idée bien arrêtée de
ne pas les honorer (pp. 203 et sq.). Benamou ne dit pas que les hommes qui
appliquèrentles accords d’Evian ne furent pas ceux qui avaient négocié ces
accords : pour résumer, les ex-centralistes du mtld, Ben Khedda et Dahlab,
vraispolitiques et hommes de dossiers, chassés de l’exécutifalgérienen
août 1957 par les colonels de pouvoir, et rappelés au gpra en août 1961
parce qu’ils étaient les plus capables de conduire avec les Français la
négociation - ceux-là mêmes que Benamou range sans discernement
parmi « les révolutionnaires de Tunis » (p. 205). De cette conduite, l’
appareil militaire algérien, et notamment le segment militaire qui avait le
vent en poupe - l’Etat-Major Général (emg) dirigé par le colonel
Boumediene -, était bien incapable.
Fut donc déléguée la charge de la négociation à cette équipe de civils
compétents où émergea aussi la figure brillante du jeune Mohammed Seddik
Benyahia. Mais, pendant toute la poursuite des pourparlers, les hommes de l’
emg ne cessèrent de les dénoncer démagogiquement comme traîtres et
néocolonialistes, tout en reconnaissant en privé que de tels accords étaient
inévitables. Puis, la paix et l’indépendance acquises, ils congédièrent
lesdits civils et s’emparèrent du pouvoir par la force dans l’été 1962. Il
est donc faux d’écrire que « la plupart des dirigeants du fln ne voulaient
pas appliquer ces accords ». Ceux qui les ont contractés furent exclus du
pouvoir et marginalisés, sans compter que l’oas aida aussi puissamment à les
rendre inapplicables. Ceci dit, aucune guerre ne se termine bien car aucune
guerre n’est génératrice de morale. Benamou, lui, ne voit « pas une seule
qualité aux accords d’Évian » (p. 212) alors même qu’ils consacrèrent l’
inéluctable indépendance de l’Algérie et qu’ils mirent fin à une guerre
cruelle et injuste imposée à un peuple pauvre, opprimé et mal armé.
Dans la cruauté de la guerre, il y eut le sort des harkî(s). Benamou parle à
leur sujet de « massacre collectif » à raison de dizaines de milliers de
massacrés. A vrai dire, et si l’on veut faire ouvre d’historien sachant
raison garder, une série de massacres, même sanglants, ne relève pas
forcément de « l’extermination systématique » (p. 221). Les horreurs dont les
harkî(s) furent les victimes ont été décrites, et nous avons été de ceux qui
ne craignirent pas d’en parler. Mais dans certaines régions - l’Ouest
Constantinois notamment -, les harkî(s), qui furent tout sauf des enfants de
chour, avaient fait des dégâts et s’étaient attiré la haine de bien des
populations. Il faut le dire.
Ceci dit, jamais ni Ben Khedda, ni l’emg, dirigé par Boumediene, ni personne
au gpra, n’a donné l’ordre de massacrer. C’étaient des hommes d’ordre à qui
l’anarchie du printemps 1962 faisait horreur. Mais la direction de Tunis
était obsédée par les conflits internes et la course au pouvoir conduite par
l’emg. Il y eut nombre d’actions de sous-ordres, souvent des « marsiens » [18],
ralliés tardifs à l’aln qui tenaient à surprouver dans le sang un
patriotisme tardivement démonstratif. Souvent, des communautés, dont, à l’
origine, telles jamâ’a(s) [19] avaient choisi parmi leurs jeunes hommes
lesquels iraient à l’aln et lesquels iraient dans les harka(s), protégèrent
leurs ressortissants. Lorsqu’ils purent rejoindre leurs contribules, les
harkî(s) purent être plus facilement protégés que lorsque l’isolement les
rendait plus vulnérables.

Les « 10 000 disparus » parmi les harkî(s), ce n’est pas là un chiffre
« gaulliste », ainsi que le représente Benamou, c’est le chiffre avancé par
Jean Lacouture dans Le Monde en novembre 1962 sur la foi de sources
militaires françaises qui avaient bien peu le fln en sympathie - il suffit
pour s’en convaincre de lire leurs rapports conservés aux archives - et qui
n’avaient aucune raison de minimiser le chiffre des massacrés, même si
Lacouture a pu ultérieurement être pris dans l’air du temps de la
mobilisation victimisante en avalisant l’impossible chiffre de 100 000
morts [20]. Sur ce sujet, contrairement à ce qui est affirmé dans le livre,
les archives françaises ne sont plus complètement « cadenassées ». Les cartons
concernant les massacres des harkî(s) ne permettent en aucune façon d’
avaliser le chiffre de 70 000 victimes qu’avance Benamou. Dans l’inflation
victimisante, certains sont allés jusqu’à 150 000 morts : encore un effort,
et il n’y aura pas eu un seul survivant.
Ces chiffres idéologiques sont martelés par leurs producteurssans aucune
preuve historique sérieuse. Rien de tel dans les documents démographiques
tels que ceux utilisés pour ses bilans de victimes de la guerre par
Charles-Robert Ageron. Rien de tel dans le central carton 1H1793 des
archives du shat [21] consacré aux massacres de harkî(s). Le rapport du
général de Brébisson du 13 août 1962, qui s’y trouve, décrit des horreurs « d
’une extrême violence » et il estime, à cette date, que, « d’après les
renseignements recueillis, on peut [.] estimer à plusieurs centaines le
nombre d’anciens supplétifs massacrés », et que, certes, « tout se passe comme
si le fln profitait de la période actuelle pour effectuer contre les
Algériens ayant servi la France une purge dont il laisse la responsabilité
aux échelons subalternes ». Un rapport du 2ème Bureau du lieutenant-colonel
Prunier-Duparge, également du 13 août, recense « 328 harkis ou moghazenis »
« victimes de massacres collectifs ou exécutés ces dernières semaines », dont
246 en wilâya 2, 72 en wilâya 3 et 10 en wilâya 1 [22]. Et un rapport du 9
novembre 1962, pour le Sud Constantinois, parle d’un charnier de « cent
anciens membres du gms [23] de M’chounèche », de plusieurs dizaines d’
exécutions et de centaines de prisonniers.
Tous les rapports évoquent les tâches dégradantes et l’humiliation infligées
aux harkî(s). Une enquête de la Croix-Rouge parue dans L’Observateur du
Moyen-Orient et de l’Afrique du 1er mars 1963 évalue le bilan à « des
milliers de victimes ». La Croix-Rouge a enquêté sur « des camps de harkis »,
mais elle estime dans ce rapport que, « contrairement à certaines rumeurs »,
il n’en existerait pas ès-qualités, tout en attestant l’existence de « camps
de travaux publics ouverts » où les harkî(s) sont surveillés. Au surplus,
ajoute la Croix-Rouge, « Ben Bella s’est efforcé, après avoir repris la
situation [politique, nda] en mains, de soustraire les harkis menacés aux
règlements de compte en les transférant dans des régions où ils n’étaient
pas connus ».

Et Benamou ignore les trois articles fondamentaux de Charles-Robert Ageron
qui, à notre avis, font autorité, ou devraient faire autorité sur le sort
des harkî(s) [24] : Ageron, qui a démontré, preuves démographiques à l’
appui [25], que le nombre des victimes algériennes de la guerre fut de
beaucoup inférieur aux chiffres de victimisation produits par l’histoire
algérienne officielle, est un historien fiable, bien éloigné des fracas et
des fatras médiatiques. On ne pourra donc que lui faire confiance lorsqu’il
affirme que les chiffres délirants avancés par certains « historiens » n’ont
aucun fondement. Quoi qu’il en soit, dans un sens ou dans un autre, l’
inflation victimisante est une offense à l’histoire.
A titre hypothétique, l’origine de ces dizaines de milliers de gens tués
comptabilisés comme harkî(s) pourrait provenir d’un amalgame non innocent
avec les Algériens tués d’une manière ou d’une autre par l’aln/fln de 1954 à
1962, et comprenant, outre les harkî(s) tués en 1962-63, les « traîtres »
abattus et les victimes des purges internes de l’aln, total général que l’un
de nous (gm) a proposé, au grand maximum, à une cinquantaine de mille en
chiffres ronds [26]. Il reste qu’il y eut une responsabilité certaine du
pouvoir politique français dans l’abandon à leur sort des harkî(s).

Un mensonge français insiste enfin sur le sort des Pieds-Noirs, ces
« empêcheurs de l’histoire » (p. 246) pour de Gaulle, et surtout sur le
massacre du 5 juillet 1962 à Oran. Sur ces douloureux événements, il n’y
aurait « aucune étude historique définitive » (p. 252). Il ne faut pas pour
autant oublier la décisive contribution de Jean-François Paya à l’ouvrage
collectif L’Agonie d’Oran [27], lequel Paya est le seul, avec Fouad Soufi, à
pouvoir écrire un livre sur ce sujet. Là, le bilan est plausible et Benamou
s’y révèle un peu moins non-historien que d’ordinaire : il y aurait eu à
Oran ce jour-là de 200 à 300 morts sur les 4 000 à 6 000 Pieds-Noirs tués de
1954 à 1962 qu’il comptabilise [28], le chiffre fourni pour la même période
par les archives militaires françaises étant de 3 666 (soit moins de 0,36%
de la population contre 2,7% pour les Algériens avec les chiffres retenus
par Ageron). Il y eut donc, au prorata de la population, du fait de la
guerre, près de 7,5 fois plus de morts côté algérien que côté pied-noir.).
Dans le sort des massacrés d’Oran, Benamou évoque une plausible provocation
de « l’aln de l’extérieur » (une fusillade anonyme qui fit une centaine de
morts, dont les trois quarts d’Algériens, et qui fut suivie par le rapt de
centaines d’Européens et leur massacre à la cité Petit Lac), mais sans dire
que le fln à Oran, obéissant au gpra, le Gouvernement provisoire légal, il
était important, pour l’armée des frontières et l’emg qui la contrôlait, de
démontrer que ce fln-là était incapable d’assurer l’ordre alors que ce n’
était pas le cas des troupes dépendant de l’emg. De fait, ce furent des
troupes survenues du Maroc, conduites par le capitaine Bakhti, qui
rétablirent brutalement l’ordre à Oran.
On ne trouvera pas dans Un mensonge français d’évocation aussi obsédante de
ce que Pierre Vidal-Naquet a appelé « les crimes de l’armée française », ou
des crimes de l’oas, à l’exception de l’assassinat de Mouloud Feraoun, que
de celle des massacres de harkî(s) ou d’Européens à Oran le 5 juillet 1962.

Les violences de l’oas sont aussi factuellement évoquées à travers les
obsessions d’enfance de l’auteur dans la confusion des affrontements
oas-fln, et l’évocation de la victime enfantine exemplaire, Delphine Renard,
grièvement blessée lors d’un attentat visant André Malraux. Plus largement,
les violences de l’oas figurèrent le bouquet final d’une violence coloniale
séculaire. Rien ne permet dans le livre de s’en rendre compte : c’est que
nous y sommes dans l’émotionnel, pas dans l’histoire. Finalement, à lire
Benamou, les « anticolonialistes totalitaires » se sentent moins seuls à faire
fonctionner leur « mémoire hémiplégique ».
Enfin, côté algérien, est-ce innocent d’affirmer que « le seul parti
fréquentable en Algérie [est] le rcd, militant intraitable de la laïcité »,
et qu’il « fait partie des principaux partis d’opposition laïcs au fln » (p.
273) ? D’une part, le fln n’est plus le pouvoir, s’il l’a jamais été : c’est
beaucoup plus crûment l’oligarchie militaire, qui a pris décidément barre
sur le fln depuis 46 ans, l’oligarchie militaire, dominante dans sa
sanglante majesté, qui le détient. Quant au rcd, tous les gens normalement
informés savent qu’il ne figure au mieux qu’une manière d’opposition de sa
majesté : une caution laïque, présentable pour les médias français - et les
naïfs qui les suivent -, de l’appareil militaire qui opprime et pille l’
Algérie. Rappelons que Khalida Messaoudi, figure du rcd, qui fut l’égérie du
féminisme laïque, a fini. porte-parole du gouvernement.
Benamou dénonce l’Algérie actuelle, mais il se garde bien de nommer les
responsables de la terrible situation actuelle : rappelons que Pinochet a
été inquiété pour 3 000 disparitions au Chili. Avec les décideurs
algériens d’aujourd’hui, nous en sommes au moins à 7 200 - c’est là le
nombre des dossiers constitués par la Ligue algérienne de défense des droits
de l’Homme. Les responsables, ils sont dans la descendance de ceux qui ont
réalisé par l’intimidation le coup d’Etat de l’été 1957 contre le fln civil
et politique issu du congrès de la Soummam. La dénonciation, chez notre
dénonciateur, ne vise que des objets médiatiquement porteurs, si même elle
ne cautionne pas, au mieux par le silence, les pouvoirs en place. Il révèle
que, comme toute vertu, toute dénonciation à ses limites.

Pour conclure, quand notre ami Pierre Vidal-Naquet juge, comme il l’a fait
dans Marianne, que le livre de G-M. Benamou est une « merde », nous sommes d’
accord en cela qu’il ne fait qu’opposer un examen rigoureux et méthodique
des conditions historiques qui ont présidé au déroulement du drame algérien
à une vision inutilement diabolisante.

Mohammed Harbi, Gilbert Meynier

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Notes

[1On trouvera en annexes les principales d’entre elles.

[2Harbi Mohammed. Le fln, mirage et réalité, des origines à la prise de
pouvoir (1945-1962). Paris : éd. Jeune Afrique, 1980, 446 p.

[3Meynier Gilbert. Histoire intérieure du fln 1954-1962. Paris : Fayard,
2002, 814 p.

[4Elsenhans Hartmut. La Guerre d’Algérie, 1954-1962. La transition d’une
France à une autre. Le passage de la IVe à la Ve République. Paris :
Publisud, 1999, 1072 p.

[5Branche Raphaëlle. La Torture et l’armée pendant la guerre d’Algérie,
1954-1962. Paris : Gallimard, 2001, 474 p. ; Thénault Sylvie. Une drôle de
justice. Les magistrats dans la guerre d’Algérie. Paris : La Découverte,
2001, 347 p.

[6La France et l’Algérie en guerre 1830-1870, 1954-1962. Paris : Économica,
2002, 365 p.

[7Ageron Charles-Robert, dans Matériaux pour l’histoire de notre temps.
Paris : bdic, 1992 ; repris dans Enseigner la guerre d’Algérie, adhe, sfhom,
avec le concours de l’université de Paris VIII-Saint-Denis, 1993.

[8Archives du Service Historique de l’Armée de Terre (Vincennes), carton
1H1459.

[9Reproduit notamment dans Vidal-Naquet Pierre. La Raison d’Etat. Paris :
réédit. La Découverte, 2002, 338 p.

[10Cornaton Michel. Les Camps de regroupement de la guerre d’Algérie. Paris
 : réédit. L’Harmattan 1998, 304 p. ; Bourdieu Pierre, Sayad Abdelmalek. Le
Déracinement. La crise de l’agriculture traditionnelle en Algérie. Paris :
Minuit, 1964, 228 p. ; Ageron Charles-Robert. « Une dimension de la guerre d’
Algérie : les regroupements de populations ». In Jauffret Jean-Charles,
Vaisse Maurice. Militaires et guérilla dans la guerre d’Algérie. Bruxelles :
Complexe, pp. 327-362.

[11Sur ce sujet, on renverra à la thèse essentielle d’André Nouschi.
Enquête sur le niveau de vie des populations rurales constantinoises de la
conquête jusqu’en 1919. Essai d’histoire économique et sociale. Paris : puf,
1961, 767 p.

[12D’après les statistiques officielles, pour les années 1941 et 1942, le
surcroît cumulé des décès par rapport à 1939, année normale (111 850) s’
établit à 163 190.

[13Dahlab Saad. Pour l’indépendance de l’Algérie. Mission accomplie. Alger
 : Dahlab, 1990, 347 p.

[14Julliard, 1961, réédit. Union Générale d’Éditions/10-18, 1971, 254 p.

[15Seuil, 1962.

[16Sections d’Administration Urbaines : l’équivalent urbain des sas.

[17Nick Christophe. Résurrection. Paris : Fayard, 1998, 836 p.

[18Hommes n’ayant rejoint le fln/aln qu’au mois de mars 1962.

[19Assemblées de notables qui règlent la vie des communautés.

[20Télérama, 13 septembre 1991.

[21Service Historique de l’Armée de Terre (Vincennes).

[22Respectivement Constantinois, Kabylie, Sud Constantinois/Aurès.

[23Groupe Mobile de Sécurité.

[24« Le drame des harkis ». XXe siècle, N° 42, 1994, pp. 3-16 ; « Supplétifs
algériens de la guerre d’Algérie ». XXe siècle, N° 48, 1995, pp. 3-20 ; « Le
drame des harkis : mémoire ou histoire » ? XXe siècle, N° 68, 1995, pp. 3-15.

[25Cf. article cité supra, note 4.

[26Gilbert Meynier, op. cit., p. 283 et pp. 289-290.

[27Ternant Geneviève de (dir.). L’Agonie d’Oran, t. 3. Nice : Éditions
Gandini, 2001.

[28Les chiffres tirés des archives militaires françaises donnent 2 788 tués
et 875 disparus, soit un total de 3 663 (cf. Gilbert Meynier, op. cit., p.
283).

[29On trouvera en annexes les principales d’entre elles.

[30Harbi Mohammed. Le fln, mirage et réalité, des origines à la prise de
pouvoir (1945-1962). Paris : éd. Jeune Afrique, 1980, 446 p.

[31Meynier Gilbert. Histoire intérieure du fln 1954-1962. Paris : Fayard,
2002, 814 p.

[32Elsenhans Hartmut. La Guerre d’Algérie, 1954-1962. La transition d’une
France à une autre. Le passage de la IVe à la Ve République. Paris :
Publisud, 1999, 1072 p.

[33Branche Raphaëlle. La Torture et l’armée pendant la guerre d’Algérie,
1954-1962. Paris : Gallimard, 2001, 474 p. ; Thénault Sylvie. Une drôle de
justice. Les magistrats dans la guerre d’Algérie. Paris : La Découverte,
2001, 347 p.

[34La France et l’Algérie en guerre 1830-1870, 1954-1962. Paris : Économica,
2002, 365 p.

[35Ageron Charles-Robert, dans Matériaux pour l’histoire de notre temps.
Paris : bdic, 1992 ; repris dans Enseigner la guerre d’Algérie, adhe, sfhom,
avec le concours de l’université de Paris VIII-Saint-Denis, 1993.

[36Archives du Service Historique de l’Armée de Terre (Vincennes), carton
1H1459.

[37Reproduit notamment dans Vidal-Naquet Pierre. La Raison d’Etat. Paris :
réédit. La Découverte, 2002, 338 p.

[38Cornaton Michel. Les Camps de regroupement de la guerre d’Algérie. Paris
 : réédit. L’Harmattan 1998, 304 p. ; Bourdieu Pierre, Sayad Abdelmalek. Le
Déracinement. La crise de l’agriculture traditionnelle en Algérie. Paris :
Minuit, 1964, 228 p. ; Ageron Charles-Robert. « Une dimension de la guerre d’
Algérie : les regroupements de populations ». In Jauffret Jean-Charles,
Vaisse Maurice. Militaires et guérilla dans la guerre d’Algérie. Bruxelles :
Complexe, pp. 327-362.

[39Sur ce sujet, on renverra à la thèse essentielle d’André Nouschi.
Enquête sur le niveau de vie des populations rurales constantinoises de la
conquête jusqu’en 1919. Essai d’histoire économique et sociale. Paris : puf,
1961, 767 p.

[40D’après les statistiques officielles, pour les années 1941 et 1942, le
surcroît cumulé des décès par rapport à 1939, année normale (111 850) s’
établit à 163 190.

[41Dahlab Saad. Pour l’indépendance de l’Algérie. Mission accomplie. Alger
 : Dahlab, 1990, 347 p.

[42Julliard, 1961, réédit. Union Générale d’Éditions/10-18, 1971, 254 p.

[43Seuil, 1962.

[44Sections d’Administration Urbaines : l’équivalent urbain des sas.

[45Nick Christophe. Résurrection. Paris : Fayard, 1998, 836 p.

[46Hommes n’ayant rejoint le fln/aln qu’au mois de mars 1962.

[47Assemblées de notables qui règlent la vie des communautés.

[48Télérama, 13 septembre 1991.

[49Service Historique de l’Armée de Terre (Vincennes).

[50Respectivement Constantinois, Kabylie, Sud Constantinois/Aurès.

[51Groupe Mobile de Sécurité.

[52« Le drame des harkis ». XXe siècle, N° 42, 1994, pp. 3-16 ; « Supplétifs
algériens de la guerre d’Algérie ». XXe siècle, N° 48, 1995, pp. 3-20 ; « Le
drame des harkis : mémoire ou histoire » ? XXe siècle, N° 68, 1995, pp. 3-15.

[53Cf. article cité supra, note 4.

[54Gilbert Meynier, op. cit., p. 283 et pp. 289-290.

[55Ternant Geneviève de (dir.). L’Agonie d’Oran, t. 3. Nice : Éditions
Gandini, 2001.

[56Les chiffres tirés des archives militaires françaises donnent 2 788 tués
et 875 disparus, soit un total de 3 663 (cf. Gilbert Meynier, op. cit., p.
283).

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