Une tribune pour les luttes

La journée d’Enzo ou l’école de demain....

Article mis en ligne le samedi 14 juin 2008

3 septembre 2012

Enzo est assis à sa place, parmi ses 32 camarades de CP. Il porte la vieille
blouse de son frère, éculée, tâchée, un peu grande. Celle de Jean-Emilien,
au premier rang, est toute neuve et porte le logo d’une grande marque.
La maîtresse parle, mais il a du mal à l’entendre, du fond de la classe.
Trop de bruit.

La maîtresse est une remplaçante, une dame en retraite qui vient remplacer
leur maîtresse en congés maternité. Il ne se souvient pas plus de son nom
qu’elle ne se souvient du sien. Sa maîtresse a fait la rentrée, il y a trois
semaines, puis est partie en congés.

La vieille dame de 65 ans est là depuis lundi, elle est un peu sourde, mais
gentille. Plus gentille que l’intérimaire avant elle. Il sentait le vin et
criait fort. Puis il expliquait mal.
Du coup Enzo ne comprend pas bien pourquoi B et A font BA, mais pas dans
BANC ni dans BAIE ; ni la soustraction ; ni pourquoi il doit connaître
toutes les dates des croisades.

On l’a mis sur la liste des élèves en difficulté, car il a raté sa première
évaluation. Il devra rester de 12 à 12h30 pour le soutien. Sans doute aussi
aux vacances.

Hier, il avait du mal à écouter la vieille dame, pendant le soutien ; son
ventre gargouillait. Quand il est arrivé à la cantine, il ne restait que du
pain. Il l’a mangé sous le préau avec ceux dont les parents ne peuvent déjà
plus payer la cantine.

Il a commencé l’école l’an dernier, à 5 ans. L’école maternelle n’est plus
obligatoire, c’est un choix des mairies, et la mairie de son village ne
pouvait pas payer pour maintenir une école.
Son cousin Brice a eu plus de chance : il est allé à l’école à 3 ans, mais
ses parents ont dû payer.

La sieste, l’accueil et le goûter n’existent plus, place à la morale, à
l’alphabet ; il faut vouvoyer les adultes, obéir, ne pas parler et apprendre
à se débrouiller seul pour les habits et les toilettes : pas assez de
personnel.
Les enseignants, mal payés par la commune, gèrent leurs quarante élèves
chacun comme une garderie. L’école privée en face a une vraie maternelle,
mais seuls les riches y ont accès.

Mais Brice a moins de mal, malgré tout, à comprendre les règles de l’école
et ses leçons de CP. En plus, le soir il va à des cours particuliers, car
ses parents ne peuvent pas l’aider pour les devoirs, ils font trop d’heures
supplémentaires.

Mais Enzo a toujours plus de chance que son voisin Kévin : il doit se lever
plus tôt et livrer les journaux avant de venir à l’école, pour aider son
grand-père, qui n’a presque pas de retraite.

Enzo est au fond de la classe. La chaise à côté de lui est vide. Son ami
Saïd est parti, son père a été expulsé le lendemain du jour où le directeur
(un gendarme en retraite choisi par le maire) a rentré le dossier de Saïd
dans Base Élèves. Il ne reviendra jamais.

Enzo n’oubliera jamais son ami pleurant dans le fourgon de la police, à côté
de son père menotté. Il parait qu’il n’avait pas de papiers... Enzo fait
très attention : Chaque matin il met du papier dans son cartable, dans le
sac de sa maman et dans celui de son frère.

Du fond, Enzo ne voit pas bien le tableau. Il est trop loin, et il a besoin
de lunettes. Mais les lunettes ne sont plus remboursées. Il faut payer
l’assurance, et ses parents n’ont pas les moyens.

L’an prochain Enzo devra prendre le bus pour aller à l’école. Il devra se
lever plus tôt. Et rentrer plus tard. L’EPEP (établissements publics
d’enseignement primaire) qui gère son école a décidé de regrouper les CP
dans le village voisin, pour économiser un poste d’enseignant.
Ils seront 36 par classe. Que des garçons. Les filles sont dans une autre
école.

Enzo se demande si après le CM2 il ira au collège ou, comme son grand frère
Théo, en centre de préformation professionnelle. Peut-être que les cours en
atelier seront moins ennuyeux que toutes ces leçons à apprendre par coeur.

Mais sa mère dit qu’il n’y a plus de travail, que ça ne sert à rien. Le père
d’Enzo a dû aller travailler en Roumanie, l’usine est partie là-bas. Il ne
l’a pas vu depuis des mois. La délocalisation, ça s’appelle, à cause de la
mondialisation.
Pourtant la vieille dame disait hier que c’est très bien, la mondialisation,
que ça apportait la richesse. Ils sont fous, ces Roumains !

Il lui tarde la récréation. Il retrouvera Cathy, la jeune sœur de maman.
Elle fait sa deuxième année de stage pour être maîtresse dans l’école, dans
la classe de monsieur Luc. Il remplace monsieur Jacques, qui a été renvoyé,
car il avait fait grève. On dit que c’était un syndicaliste qui faisait de
la pédagogie.
Il y avait aussi madame Paulette en CP ; elle apprenait à lire aux enfants
avec des vrais livres ; un inspecteur venait régulièrement la gronder ; elle
a fini par démissionner.

Cathy a les yeux cernés : le soir elle est serveuse dans un café, car sa
formation n’est pas payée. Elle dit : « A 28 ans et un bac +5, servir des
bières le soir et faire la classe la journée, c’est épuisant. » Surtout
qu’elle dort dans le salon chez Enzo, elle n’a pas assez d’argent pour se
payer un loyer.

Après la récréation, il y a le cours de religion et de morale, avec l’abbé
Georges. Il faut lui réciter la vie de Jeanne d’Arc et les dix commandements
par coeur. C’est lui qui organise le voyage scolaire à Lourdes, à Pâques.
Sauf pour ceux qui seront convoqués pour le soutien...

Enzo se demande pourquoi il est là. Pourquoi Saïd a dû partir. Pourquoi
Cathy et sa mère pleurent la nuit. Pourquoi et comment les usines s’en vont
en emportant le travail. Pourquoi ils sont si nombreux en classe. Pourquoi
il n’a pas une maîtresse toute l’année. Pourquoi il devra prendre le bus.
Pourquoi il passe ses vacances à faire des stages. Pourquoi on le punit
ainsi. Pourquoi il n’a pas de lunettes. Pourquoi il a faim.

" Projection basée sur les textes actuels, les expérimentations en cours et
les annonces du gouvernement. Est-ce l’école que nous voulons ? Le
gouvernement a-t-il reçu un mandat populaire pour cela ? Qu’attendons nous
pour réagir ?
"

Décroissante de lune
Rue89 — 5 juin 2008

http://www.myspace.com/christiandu

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