Une tribune pour les luttes

Lettre n°94 (18 juin 2008)

Culture & Révolution

Article mis en ligne le mercredi 18 juin 2008

http://culture.revolution.free.fr/

Bonsoir à toutes et à tous,

Infortune des grands spectacles sponsorisés. Les Bleus sont
éliminés. Ils ont perdu une partie décisive de balle au pied
communément appelé football. Je me demandais si du coup ils
auraient le droit d’aller à Pékin mais on m’assure que cela
n’a rien à voir. Pourtant il est bien question d’un
partenariat étroit sport et fric au JO 2008 comme à l’Euro
2008 ? Oui, mais d’aucuns objecteront qu’il ne faudrait pas
être aussi simpliste, aussi réducteur et rabat-joie. Il n’y
aurait pas dans les tournois de football, le tour de France
et les Jeux Olympiques que le fric, le dopage et
l’excitation nationaliste. Il y a les subtilités du
" beau jeu ", la saveur " des exploits " qui font rêver
les jeunes... Rêver de quoi au juste ? De fric, de gloriole
nationale, de dopage discret et efficace pour supplanter les
concurrents, de médailles et de défilés sous le regard de
velours des crapules qui gouvernent les États du monde ?

Passons à un autre type de compétition, celle entre les
centrales syndicales françaises. Les entraîneurs de la CGT
et de la CFDT étaient en petite forme ce matin. Ceux de FO,
de la CGC et de la CFTC peuvent bien ricaner, leur forme ne
vaut guère mieux car leur représentativité est menacée. La
CGT et la CFDT étaient toute fiérotes d’avoir passé un
accord sur la représentativité syndicale avec le MEDEF, avec
l’aval du gouvernement et le dépit de centrales syndicales
snobées par cet accord. Tout fringuant de voir autant de
complaisance pour ne pas dire de bassesse de la part de
Chérèque et Thibault, le gouvernement a estimé pouvoir
pousser son avantage en avançant encore plus dans la
destruction du dispositif des 35 heures. " Qu’importe
l’épaisseur des paillassons syndicaux pour s’essuyer les
pieds, pourvu qu’on ait l’ivresse de porter rapidement de
mauvais coups contre les salariés ! Vive le profit et le
" dialogue social ", vive le CAC 40 et à bas les classes
populaires ! Vive l’agression généralisée contre les
travailleurs au nom des " réformes nécessaires " que même
les leaders du Parti socialiste ne contestent pas ! " Une
seule ombre au tableau de chasse de Xavier Bertrand, Fillon
et Sarkozy ce matin, la défaite des Bleus, qui s’ajoute à la
défaite au référendum irlandais.

Attendrons-nous la prochaine journée d’action qui devrait se
situer mi-octobre pour nous défendre ? La tactique délibérée
des dirigeants syndicaux de saucissonnage des luttes et de
division des forces des salariés sur les retraites, les
salaires, le temps de travail, les postes supprimés, les
protections sociales a payé... pour le patronat et le
gouvernement. Pour arrêter le désastre, la contestation
s’impose à tous les niveaux des instances syndicales pour
mettre à l’écart tous les dirigeants qui sont entrés dans
le jeu de Sarkozy et Parisot, pour les remplacer par des
syndicalistes dignes de ce nom, combatifs, indépendants du
gouvernement et du patronat, se soumettant en permanence
au contrôle démocratique des travailleurs syndiqués ou
non-syndiqués.


LA VIE N’A PAS DE PRIX
L’expression coût de la vie est entrée depuis longtemps dans
le vocabulaire courant. C’est tout de même étrange que la
vie ait un coût. Bien plus, il est bizarre que tout ce qui
est indispensable à la vie des humains ait un prix :
nourriture, logement, santé, éducation. Puisque nos vies
n’ont pas de prix, tout cela devrait être gratuit. Ce qui
est nuisible comme l’armement ou superflu devrait être
inabordable même par les plus riches : palaces, yachts,
produits de luxe... Or on s’aperçoit que la hausse des prix
des bijoux depuis un an est restée très raisonnable en
comparaison de celle du blé, du riz ou du maïs. Fait
symptomatique d’une économie mondiale à réorganiser de toute
urgence en fonction des besoins d’au bas mot 90 % des
humains. Comment faire ?

Le poète anglais Shelley écrivit un poème vibrant d’une
puissante indignation à la suite d’une manifestation
populaire réprimée dans le sang en 1819. Ce poème intitulé
Le Masque de l’Anarchie se concluait ainsi :
" Vous êtes beaucoup...ils sont peu "

LIEN SOCIAL
Il n’est pas nécessaire de démontrer que le culte de la
marchandise, de ses dérivés et de toutes ses réincarnations
a largement supplanté toutes les religions de la planète,
sans aucunement les supprimer. Car parfois surgit chez
certains de nos concitoyens le besoin de se dire qu’on a un
esprit orienté vers la transcendance et qu’il n’y a tout de
même pas que le dieu argent qui gouverne l’univers. Sans
s’arrimer nécessairement à une religion monothéiste ou
polythéiste, le besoin se fait souvent sentir d’avoir
recours à une pratique fédératrice créant " du lien social ",
bref de se connecter à un culte particulier qui sera
appelé ici " teoulaïsme " (explication plus loin). Terminées
les questions métaphysiques sans réponses plausibles du genre
" Qui sommes-nous ? D’où venons-nous ? Où allons-nous ? ",
des questions que le peintre Gauguin pouvait encore se
poser, accablé qu’il était par le soleil et l’humidité des
îles Marquises à la fin du XIXe siècle.

Mais pour nous qui sommes des urbains du XXIe siècle, il
n’est pas nécessaire de marcher longtemps dans la rue ou de
rester plus de cinq minutes dans un transport en commun sans
entendre plus que distinctement la question fondamentale,
cruciale, qui relie désormais un être humain à un autre,
question proféré à haute voix dans un petit objet
longitudinal communément appelé portable, mobile ou
téléphone cellulaire : " T’es où, là ? ".

Le " t’es-où-là-isme " ou " téoulaïsme " pour faire plus
compact est donc devenu un culte si vivace que la parole
émise ou reçue par le petit objet longitudinal susnommé
bénéficie d’attentions prioritaires à toute autre forme de
relations interpersonnelles et, qui plus est, d’un niveau
sonore supérieur à la moyenne des échanges langagiers.

Ce serait faire preuve d’une effronterie déplacée et
anachronique que de faire étalage de moquerie à l’égard de
l’usage des téléphones portables et des dialogues
spécifiques qu’ils permettent et qui ont pris définitivement
un caractère sacré. Quand un peu partout on entendra " T’es-
où-là ? Je ne t’entends plus ? T’es au bout de ta carte ou
quoi ? " suivi d’un grand silence interminable et
angoissant, on saura alors que cette pratique magique de
notre époque est en voie de disparition comme bien d’autres.

TROIS MODERNES
L’actualité du poète Aimé Césaire, du peintre Rauschenberg
et du musicien Jimmy Giuffre ne réside pas seulement dans le
fait que ces trois créateurs viennent de disparaître à
quelques semaines d’intervalle, au cours du même printemps.
Ces trois-là auront eu le temps et l’espace de rencontres
fertiles pour accomplir une oeuvre en renouvellement
perpétuel. Trois créateurs, un Martiniquais et deux Texans,
qu’après les nécrologies de rigueur on aimerait, non pas
tant qu’ils ne soient pas oubliés, mais surtout qu’ils
soient durablement découverts.

FORCES DE LA NATURE ET DES GRANDES RÉVOLTÉS
Pour l’inhumation d’un grand poète comme Aimé Césaire, de
nombreux élus métropolitains sont allés en Martinique.
Cérémonial obligé dans la France hypocrite des politiciens
qui se sont frottés dans leur jeunesse lycéenne à la fameuse
anthologie littéraire de Lagarde et Michard. Ils étaient
donc tous là pour cette circonstance médiatisée, ignorant de
ce qu’est la poésie et son pouvoir subversif. Du combattant
anticolonialiste, ils étaient à quelques années-lumière.
Quant au vieux notable qui prenait parfois la parole comme
député, Francis Marmande relate que ses collègues
s’empressaient alors de foncer à la buvette de l’Assemblée.
Ils étaient de mauvais goût dans tous les sens du terme car
ils auraient pu entendre " du beau français " comme disent
les gens du peuple martiniquais qui savent l’apprécier.

Donnons la parole au poète :

" Et sans qu’elle ait daigné séduire les geôliers
à son corsage s’est délité un bouquet d’oiseaux-mouches
à ses oreilles ont germé des bourgeons d’atolls "

Aimé Césaire n’estimait pas devoir dissocier son action
politique de son activité poétique et dramaturgique. La
lecture de ses poèmes regroupés désormais dans un seul
recueil en 2006 aux éditions du Seuil (Aimé Césaire, La
Poésie) et qu’on peut aussi aborder avec le court recueil
" Ferrements " chez le même éditeur provoque toujours un choc
brutal. Le tragique de l’inspiration et la colère vibrante
qui affleure sans cesse sont servis par une langue
somptueuse et abrupte. Les titres expriment souvent par
avance la révolte du poète contre le destin du peuple nègre
réduit en esclavage et en humiliation : A hurler, Fils de la
foudre, Va-t-en chien des nuits, Hors des jours étrangers...

L’inspiration tranchante nourrie de mythes, d’images de la
nature des Caraïbes et du séisme poétique provoqué par André
Breton et ses amis surréalistes fait songer à celle de la
peinture du cubain Wilfredo Lam à qui Césaire rendit
d’ailleurs hommage. En cherchant bien chez les bouquinistes,
on trouvera une remarquable étude de Lilyan Kesteloot suivie
d’un choix de textes de Césaire (éd Pierre Seghers, 1962).

EXPLOSIONS LUDIQUES
Pour qui a eu la chance de voir au moins une fois un
ensemble d’oeuvres de Robert Rauschenberg, on se trouvait
confronté à une explosion de vie plutôt qu’à une exposition
d’oeuvres. Le thème de la mort était presque absent de son
travail, même s’il reconnaissait la présence occasionnelle
d’un crane ne renvoyant pas à cette thématique. Il était
très attaché à la paix qu’il ne considérait pas comme
l’absence de guerre mais comme une énergie et comme le
meilleur de la vie. Reprenant la démarche de Kurt Switters
dans les années vingt, Rauschenberg s’emparait des matériaux
les plus disparates traînant dans les terrains vagues ou les
poubelles pour les associer et faire exploser ses couleurs
dessus avec une subtilité qu’on ne percevait qu’après un
moment d’attention. Son intérêt pour l’actualité de la
planète et la vie des peuples l’amenèrent à intégrer de plus
en plus des éléments photographiques et à voyager pour
recueillir les réactions des gens qu’il rencontrait.

A la fin d’un entretien, il avait déclaré : " L’innocence
n’est pas comme la virginité. La virginité, vous ne pouvez
l’avoir qu’une fois. L’innocence, vous devez la nourrir
chaque jour. "

ENVOLS, TANGENTES ET CHUTES LIBRES
C’est sous le signe des déplacements incessants d’un oiseau
de haut vol que nous apparaît la musique de Jimmy Giuffre,
avenante et audacieuse, incapable de lasser l’esprit ou de
le laisser s’installer dans un style ou un format.
Compositeur, arrangeur, professeur, clarinettiste,
saxophoniste soprano, ténor et baryton, Jimmy Giuffre se
sera retrouvé dans des compagnonnages qui développèrent au
plus haut point son imagination mélodique et sa liberté
d’improvisation, soit entre autres avec les saxophonistes
Lee Konitz et André Jaume, le guitariste Jim Hall, le
trombone Bob Brookmeyer, le bassiste Steve Swallow et le
pianiste Paul Bley.

Avec ces deux derniers musiciens, Giuffre fut un des
initiateurs peu connus du " free jazz " (à écouter par
exemple Jimmy Giuffre 3, Flight, Bremen 1961, Hat
Art/Harmonia Mundi). Mais ses albums antérieurs comme
" Tangents " (CD Mosaic) montraient son aisance dans l’art du
contrepoint et la liberté des formules d’association, avec
ou sans batterie. Son instrument de prédilection étant la
clarinette surtout dans le registre grave, on recommandera
chaudement " The Jimmy Giuffre Clarinet " (Mosaic), " The
Jimmy Giuffre 3, Hollywood & Newport 1957-1958 " avec le
fameux " The Train and The River " (CD Fresh Sound Records)
ou encore " The Modern Jazz Quartet at Music Inn/Guest Jimmy
Giuffre" (CD Lonelyhill).

Jimmy Giuffre resta peu connu en France en dépit des efforts
enthousiastes de deux critiques de jazz Philippe Carles
(voir Jazz Magazine de juin notamment) et Jean-Robert Masson
et du musicien André Jaume qui voulut et réussit ses
rencontres avec ce texan bien discret. Quelle importance ?
Celles et ceux qui le souhaitent l’entendront car d’après le
titre d’un de ses disques c’est une musique " Pour les gens,
les oiseaux, les papillons et les moustiques ".

REVOIR LES FILMS DE PIERRE ÉTAIX,
L’acteur et cinéaste Pierre Étaixâgé de 79 ans est pris dans
un imbroglio juridique qui lui interdit de finir la
restauration de ses films et de les diffuser. Pour que cette
navrante situation cesse, une pétition a été lancée qui a
recueilli pour l’instant plus de 15 000 signatures. Les
films de Pierre Étaix (Le Soupirant, Yoyo...) sont d’une
drôlerie charmante qui les apparentent à ceux de quelques
facétieux comme Buster Keaton ou Jerry Lewis dont nous avons
un impérieux besoin. Nous conseillons de consulter le site
http://www.acrimed.org/ et http://www.lesfilmsdetaix.fr/
pour en savoir plus.

IN SITU
Depuis la dernière lettre nous avons mis en ligne
des critiques de deux livres consacrés à Mai 68.

Bien fraternellement à toutes et à tous,

Samuel Holder

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