Une tribune pour les luttes

Antisémitisme : un manuel pratique

par Uri Avnery

Article mis en ligne le samedi 20 mars 2004

17 janvier 2004

Blague hongroise : pendant la guerre de juin 1967, un Hongrois rencontre un ami : « Pourquoi as-tu l’air si heureux ? » lui demande-t-il. « J’ai appris qu’aujourd’hui les Israéliens ont abattu six Mig de fabrication soviétique », lui répond son ami.

Le lendemain, l’ami semble encore plus réjoui. « Les Israéliens ont abattu huit autres Mig », annonce-t-il.

Le troisième jour, l’ami est déconfit. « Que s’est-il passé ? Les Israéliens n’ont-ils abattu aucun Mig aujourd’hui ? », demande l’homme. « Si », répond l’ami, « mais aujourd’hui quelqu’un m’a dit que les Israéliens étaient des Juifs ! »

Voilà toute l’histoire en un mot.

L’antisémite hait les Juifs parce qu’ils sont juifs, indépendamment de ce qu’ils font. On peut haïr les Juifs parce qu’ils sont riches et prétentieux, ou parce qu’ils sont pauvres et misérables. Parce qu’ils ont joué un rôle majeur dans la Révolution bolchevique ou parce que certains d’entre eux sont devenus incroyablement riches après la chute du régime communiste. Parce qu’ils ont crucifié Jésus ou parce qu’ils ont contaminé la culture occidentale avec « la moralité chrétienne compassionnelle ». Parce qu’ils n’ont pas de patrie ou parce qu’ils ont créé l’État d’Israël.

C’est dans la nature de toutes les sortes de racisme ou de chauvinisme : on hait quelqu’un parce qu’il est juif, arabe, femme, noir, indien, musulman, hindou. Ses qualités, ses actions, ses succès n’ont aucune importance. Si lui ou elle appartient à la race, la religion ou le genre abhorré, il sera haï.

Les réponses à toutes les questions relatives à l’antisémitisme découlent de cette réalité fondamentale.

Quiconque critique Israël est-il antisémite ?

Absolument pas. Quelqu’un qui critique Israël pour certaines de nos actions ne peut être pour cela accusé d’antisémitisme. Mais quelqu’un qui hait Israël parce que c’est un État juif, comme le Hongrois de la blague, est antisémite. Il n’est pas toujours facile de distinguer entre les deux catégories, parce que les antisémites habiles se présentent comme des critiques de bonne foi des actions d’Israël. Mais présenter tous ceux qui critiquent Israël comme des antisémites est erroné et contre-productif, et porte atteinte à la lutte contre l’antisémitisme.

Beaucoup de personnes profondément morales, la crème de l’humanité, critiquent notre conduite dans les Territoires occupés. Il est stupide de les accuser d’antisémitisme.

Une personne peut-elle être antisioniste sans être antisémite ?

Oui, parfaitement. Le sionisme est un credo politique et doit être traité comme tel. On peut être anticommuniste sans être anti-Chinois, anti-capitalisme sans être anti-Américain, anti-globaliste, anti-n’importe quoi. Pourtant, encore une fois, il n’est pas facile de tracer la ligne de démarcation entre les deux, parce que les vrais antisémites prétendent souvent n’être que « antisionistes ». Il ne faut pas les aider en gommant la distinction.

Une personne peut-elle antisémite et sioniste ?

Oui, bien sûr. Le fondateur du sionisme moderne, Théodore Herzl, avait déjà cherché à obtenir le soutien de célèbres Russes antisémites, en leur promettant de les débarrasser des Juifs. Avant la Deuxième Guerre Mondiale, l’organisation sioniste clandestine IZL a établi des camps d’entraînement militaire sous les auspices des généraux antisémites qui voulaient aussi se débarrasser des Juifs. De nos jours, l’extrême droite sioniste reçoit volontiers le soutien massif des évangélistes fondamentalistes américains, que la majorité des Juifs américains, d’après un sondage publié cette semaine, considèrent comme profondément antisémites. Leur théologie prédit que, à la veille de la seconde venue du Christ, tous les Juifs devront se convertir au christianisme ou être exterminés.

Un Juif peut-il être antisémite ?

Cela a l’air d’un oxymore. Mais l’histoire a connu quelques exemples de Juifs qui se sont mis à détester férocement les Juifs. Le grand inquisiteur espagnol, Torquemada, était d’origine juive. Karl Marx a écrit certaines choses très désagréables sur les Juifs, tout comme Otto Weininger, un important écrivain juif dans la Vienne fin de siècle. Herzl, son contemporain et également viennois, a écrit dans son journal quelques remarques peu flatteuses sur les Juifs.

Si une personne critique Israël plus qu’elle ne critique les autres pays qui font la même chose, est-elle antisémite ?

Pas nécessairement. Certes, il devrait n’y avoir qu’un seul standard moral pour tous les pays et tous les êtres humains. Les actions russes en Tchétchénie ne sont pas meilleures que les nôtres à Naplouse, et peut-être même pires. La confusion vient du fait que les Juifs sont vus et se considèrent eux-mêmes (ce qu’ils étaient) comme « une nation de victimes ». Donc, le monde est choqué que les victimes d’hier soient les persécuteurs d’aujourd’hui. Et notre standard moral doit être plus élevé que celui des autres peuples. Et c’est bien ainsi.

L’Europe est-elle redevenue antisémite ?

Pas vraiment. Le nombre d’antisémites en Europe n’a pas augmenté, il a même peut-être diminué. Ce qui a augmenté c’est le nombre de ceux qui critiquent la conduite d’Israël envers les Palestiniens, lesquels apparaissent comme « les victimes des victimes ».

La situation dans quelques banlieues de Paris, qui est souvent citée comme un exemple de l’augmentation de l’antisémitisme, est une affaire tout à fait différente. Quand des musulmans nord-africains se confrontent à des Juifs nord-africains, ils transfèrent le conflit israélo-palestinien sur le sol européen. C’est aussi la poursuite de la querelle entre Arabes et Juifs qui a commencé en Algérie quand les Juifs soutenaient le régime français et que les musulmans les considéraient comme les collaborateurs des colonialistes haïs.

Alors pourquoi la majorité des Européens déclarent-ils, dans un récent sondage, qu’Israël met en danger la paix mondiale plus qu’aucun autre pays ?

À cela, une explication simple : les Européens voient tous les jours à la télévision ce que nos soldats font dans les Territoires palestiniens occupés. Cette confrontation est couverte plus qu’aucun autre conflit sur terre (à l’exception peut-être de l’Irak, actuellement) parce qu’Israël est plus « intéressant » compte tenu de la longue histoire des Juifs en Europe et parce qu’Israël est plus près des médias occidentaux que les pays musulmans ou africains. Pour de nombreux Européens, la résistance palestinienne, que les Israéliens appellent « terrorisme », est plutôt considérée comme la résistance française à l’occupation allemande.

Qu’en est-il des manifestations antisémites dans le monde arabe ?

Il ne fait aucun doute que des références typiquement antisémites se sont glissées dernièrement dans le discours arabe. Il suffit de mentionner que les infâmes « Protocoles des sages de Sion » ont été publiés en arabe. C’est un produit d’importation typiquement européen. Les Protocoles ont été inventés par la police secrète de la Russie tsariste.

Quelles que soient les inepties proférées par certains « experts », il n’y a jamais eu un quelconque antisémitisme musulman largement répandu, comme celui qui a existé dans l’Europe chrétienne. Au cours de sa lutte pour le pouvoir, le prophète Mahomet s’est battu contre les tribus juives voisines, et donc il y a quelques passages négatifs sur les Juifs dans le Coran. Mais ils ne peuvent être comparés aux passages anti-Juifs dans le Nouveau Testament sur la crucifixion du Christ qui ont empoisonné le monde chrétien et causé des souffrances interminables. L’Espagne musulmane était un paradis pour les Juifs et il n’y a jamais eu un holocauste juif dans le monde musulman. Même les pogroms étaient extrêmement rares.

Mahomet a décrété que les « Peuples du Livre » (juifs et chrétiens) devaient être traités avec tolérance, soumis à des conditions qui étaient incomparablement plus libérales que celles dans l’Europe contemporaine. Les musulmans n’ont jamais imposé leur religion par la force aux juifs et aux chrétiens, comme en atteste le fait que presque tous les Juifs expulsés de l’Europe catholique se sont installés dans les pays musulmans et y ont prospéré. Après des siècles de règne musulman, les Grecs et les Serbes sont tous restés chrétiens.

Quand la paix sera établie entre Israël et le monde arabe, les fruits vénéneux de l’antisémitisme disparaîtront très probablement du monde arabe (comme les fruits vénéneux de la haine envers les Arabes dans notre société).

Les déclarations du Premier ministre de Malaisie, Mahathir Ben-Muhammad, selon lesquelles les Juifs contrôlent le monde sont-elles antisémites ?

Oui et non. Elles illustrent certainement la difficulté de stopper l’antisémitisme. D’un point de vue factuel, l’homme avait raison quand il affirmait que, en pourcentage, l’influence des Juifs est plus grande que leur nombre. Il est vrai que les Juifs ont une grande influence sur la politique des États-Unis, la seule superpuissance, de même que dans les médias américains et internationaux. On n’a pas besoin des « Protocoles » fabriqués pour aborder ce fait et analyser ses causes. Mais les sons font la musique, et la musique de Mahathir sonne vraiment antisémite.

Ainsi devrions-nous ne pas tenir compte de l’antisémitisme ?

Certainement pas. Le racisme est une sorte de virus qui existe dans les tous les pays et chez tous les humains. Jean-Paul Sartre a dit que nous sommes tous racistes, la différence étant que certains d’entre nous en avons conscience et le combattons, alors que d’autres succombent au mal. En temps ordinaire, il y a une petite minorité de vrais racistes dans tous les pays, mais en temps de crise, leur nombre peut augmenter rapidement. C’est un danger permanent, et chaque peuple en son sein doit combattre les racistes.

Nous, Israéliens, sommes comme tous les autres peuples. Chacun d’entre nous peut trouver un petit raciste en lui s’il cherche bien. Nous avons dans notre pays des arabophobes fanatiques, et la confrontation historique qui domine nos vies accroît leur puissance et leur influence. Il est de notre devoir de les combattre et de laisser les Européens et les Arabes s’occuper de leurs propres racistes.

[ Traduit de l’anglais - RM/SW ]

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