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Respublica

« De quoi Badiou est-il le nom ? »

Article mis en ligne le mardi 29 janvier 2008

Dans son livre intitulé « De quoi Sarkozy est-il le nom ? », Alain Badiou propose une analyse originale partant du fait que Sarkozy est un symptôme, un élément révélateur de notre époque et des courants de pensée qui travaillent les mouvements politiques et les citoyens de ce pays. Afin de proposer un autre point de vue que celui de Badiou sur son livre , voici un entretien avec Evariste.

Question : En quoi ce livre peut-il être important pour la gauche ?

Évariste : l’analyse exposée dans les 7 premiers chapitres (le livre en compte 9 au total) a plusieurs points d’intérêt pour la gauche à venir : Sarkozy comme un symptôme, le constat de la désorganisation politique à gauche et la logique de dynamisation proposé par l’auteur. Ensuite il y aussi Badiou qui peut être pris lui-même comme symptôme. Il y a également ses propos sur ce qu’il nomme « l’hypothèse communiste » et qui concerne les deux derniers petits chapitres. En 155 pages, c’est vraiment pas mal.

Question : En quoi Sarkozy comme « symptôme » vous semble t-il une approche novatrice ?

Évariste : Paradoxalement, Badiou réinscrit le combat contre Sarkozy dans la tradition de la lutte révolutionnaire républicaine. L’ennemi est toujours le même, le collaborateur défaitiste vendu à l’occupant de 1815 ou de 1940. Oui, c’est novateur surtout en regard des conclusions et de la mise en pratique de cette analyse. Badiou ne se contente pas d’une analyse politique du mouvement qui porte Sarkozy (ce qu’il nomme « pétainisme »). Il fait descendre la réflexion à un niveau plus fondamental : celui des valeurs de vie, celles proposées pour la société, mais aussi celles proposées à chaque individu pour sa vie personnelle. C’est une analyse nouvelle à gauche. À juste titre, Badiou souligne l’inefficacité actuelle des schémas utilisés par les partis de gauche au XXe siècle et ceux développés par presque tout le monde depuis le tournant des années 80 avec cette dévotion apolitique et acritique face aux institutions politiques occidentales. Enfin, le choix du terme « pétainisme » a été l’objet d’une réflexion afin de trouver une période-référence dans laquelle chacun peut puiser des comportements, des valeurs et des actions qui furent le lot de cette période. En soi, le choix du terme « pétainisme » pour désigner le mouvement qu’incarne Sarkozy est un acte propre à générer de la réflexion sur nos valeurs de vie, ainsi que de l’action politique.

Question : Alain Badiou est un militant engagé depuis des années, revendiquant son influence maoïste. N’y a t-il pas un problème à reprendre les analyses d’une personne aussi marquée par une telle orientation politique ?

Évariste : L’exemple de Badiou est une possibilité de rupture, à gauche, avec des usages de rivalités claniques. Il n’y a pas de raisons valables pour rejeter une analyse brillante, à moins que l’on ne verse dans la reproduction de divisions vieilles de 150 ans. Prendre l’analyse d’Alain Badiou ne veut pas dire adhérer à tout ce qu’il a écrit. Reconnaître que l’on est en accord sur une analyse argumentée et pertinente c’est faire un pas vers l’intelligence et la possibilité d’un débat véritable, et c’est aussi rompre avec la tradition de méfiance entre les courants militants. C’est faire un acte politique fort. Par ailleurs, l’action à gauche relève actuellement de « l’action de fourmis ». Je m’explique : lorsque des fourmis travaillent à ramener un objet à la fourmilière, elles travaillent toutes indépendamment les unes des autres, sans coordination d’ensemble. Mais chacune travaille à ramener l’objet. C’est la somme de tous ces travaux et de ces efforts individuels qui produit le résultat final. À gauche, nous en sommes là. Chacun oeuvre à ses taches, produit, travaille, échange et propose selon ses possibilités et disponibilités. Certains pour fonder une force politique, d’autres sur la sensibilisation de la population, d’autres sur le terrain des idées, d’autres pour la diffusion, etc. chacun travaille ponctuellement. Gilles Deleuze avait proposé une « vision rhizomatique » pour la propagation des actions et des courants des pensées. Mais je pense que si cette vision était pertinente à son époque, l’état de déstructuration de la gauche est aujourd’hui tel que l’image des actions indépendantes des fourmis convient plus à notre époque de tuilage.

Question : N’y a t-il pas du gâchis ? De la perte de temps et d’énergie dans ce type une organisation où chacun travaille comme « une fourmi » ?

Évariste : D’abord il n’y a pas de gâchis simplement parce qu’il n’y a pas d’organisation au sens large. Et c’est bien pour cela qu’il n’y a pas de grand parti à gauche, ordonnateur des idées, des chantiers et des mouvements. Et le XXe siècle le prouve : ce n’est pas une solution viable. Ensuite, la gauche est décomposée, elle se cherche. Ces « travaux de fourmis » sont donc le seul mode d’actions possible pour le moment. C’est une sorte de trame en composition. Il y a partout des gens qui forcent la machine au point où ils se trouvent, et c’est très important d’en avoir conscience, sans cela on pourrait baisser les bras. Mais le savoir nous permet de persévérer, et petit à petit, nous allons nous rejoindre et nous ordonner davantage.

Question : Tout à l’heure vous avez dit que la définition du courage donnée par Alain Badiou est importante, pourquoi ?

Évariste : D’une manière peut-être inconsciente, Badiou reprend l’argument Orwellien de la peur comme mode principal de « gouvernement des hommes ». Mais la volonté de résistance reste pour lui une expression de liberté. De ce point de vue, Badiou est une sorte d’Orwell optimiste ! Si on prend son livre, la référence au courage y est très importante pour deux points.

Primo, aujourd’hui il y a l’individu, isolé, en déperdition, au milieu de cette confusion qu’offre le monde et la gauche. Face à ce désarroi, Badiou invoque le courage dans sa conception non seulement de résistance à la peur, mais aussi – et c’est très important parce que c’est ce qui fonde le courage ! – dans son option de mise en mouvement et de définition une orientation là où il n’y a rien pour se repérer. De fait, en précisant que le courage c’est de faire un acte, même individuel, qui donne alors une orientation ponctuelle au milieu d’un environnement qui est, lui, complètement désordonné, Badiou redonne à l’individu la valeur absolue de son action et il explique comment on recrée des positions éthiques fortes. C’est une marque de noblesse restaurée à l’individu. C’est une déclaration très importante de rappeler de manière très simple ce que c’est que le courage et l’action.

Pour comparer, c’est un peu dans l’esprit de cette publicité, il y a quelques années, pour la prévention contre le HIV. Ça disait : « Le SIDA, il ne passera pas par moi ! ». Hé bien, c’est cela que dit Badiou avec sa définition du courage : « Le pétainisme de Sarkozy, il ne passera pas par moi ! ». Et c’est très fort de poser cela parce que cette phrase dit simplement à chaque individu : « Où tu es, même seul, tu peux refuser, ne pas collaborer, en agissant simplement dans une autre voie. Tu peux donner du sens là où personne ne sait quoi faire. C’est ça le courage. » Et cette déclaration rappelle que l’action politique réelle, ce n’est pas vouloir changer le monde entier, mais juste agir, simplement et là où l’on se trouve. Même sans militer, juste en refusant « de collaborer », c’est à dire « en agissant autrement ». Le fait d’agir, de « tenir un point » comme le dit Badiou, crée du sens, et c’est parce qu’une grande masse de gens créeront du sens ponctuellement, là où ils se trouveront, que l’ensemble commencera à s’organiser et à se donner une orientation, cette fois plus générale. Alors seulement une forme plus collective émergera.

Question : Et quel est le second point important dans ce que Badiou dit du courage ?

Évariste : L’autre point à relever est que cette manière de poser l’action est une manière éthique, et non une manière politique au sens social, économique, ou même collectif. Badiou ne nous dit pas de refuser Sarkozy et le pétainisme parce que l’on est « politiquement et économiquement contre », mais parce que l’on est « éthiquement et culturellement contre ». Le courage est une vertu, non un élément d’un programme politico-social, ni un projet de loi. Si ce point dans son analyse frappe si fort, c’est qu’il souligne par contraste que la gauche a trop négligé le terrain éthique et culturelle sur le terrain de l’individu, et qu’elle n’aborde plus depuis 30 ans la question de l’individualité et de son éthique de vie. Ce que relève Badiou est tout simplement cardinal pour la construction de la pensée de la gauche à venir.

En fait, Badiou est un enfant de 68 qui a refusé de se dédire. Or, l’abandon de ce terrain après son ouverture en Mai 68 a été une erreur grave. Il est inadmissible, et tristement révélateur, qu’un penseur comme Foucault ait été traité d’homme de droite simplement parce qu’il abordait la question de l’individualité sans le traiter comme « une partie d’un collectif ». Notre tradition à gauche est riche, nous l’avons simplement oublié. Et pour sa part, sans l’écrire explicitement, Badiou réintroduit la tradition française de l’auto-organisation insurrectionnelle républicaine. Il constate que nous sommes dans une période qu’il qualifie d’ « intervallaire », comme entre la commune de Paris de 1871 et octobre 1917. Il admet que le léninisme n’est plus la forme opératoire de la Révolution. Il réintroduit l’individu comme élément central de la résistance et de la contre-offensive. Or, et c’est d’autant plus intéressant de le constater de la part d’une personne qui fait de nombreuses référence à Marx (donc à une tradition allemande), Badiou retourne vers une tradition typiquement française de la lutte révolutionnaire républicaine. Cette tradition repose pour une très grande part sur la reconnaissance des individualités et de leurs spécificités. Et cette tradition-là n’est absolument pas allemande ; pas plus qu’elle n’est pas anglaise ou russe. Elle est viscéralement française, Blanqui en est une des figures. C’est notre culture, notre éthique, nous y revenons, nous devons y revenir pour nous reconstruire.

Question : En quoi Badiou est-il lui même un symptôme ?

Évariste : C’est une drôle d’idée de prendre Alain Badiou à sa propre grille, comme un symptôme, mais très c’est instructif sur notre époque. On ne peut pas dire que Badiou soit un « absolu démocrate ». Il a toujours eu un oeil très critique sur ce que l’on appelle « la démocratie ». Or, il est intéressant de constater que, aujourd’hui, dans l’ère de tuilage qui est la notre, une analyse si pertinente sur Sarkozy n’est pas le fruit d’un grand démocrate, mais d’une personne comme Alain Badiou. Et ceci prouve une chose : notre démocratie devient de plus en plus une mascarade, et, de fait, les démocrates convaincus ressemblent davantage aux « derniers hommes » de Nietzsche – aveugles, peu armés et peu désireux de comprendre. À l’inverse, un Alain Badiou, lui, est armé conceptuellement pour percevoir et comprendre ce qui se produit. La preuve.

Question : Les deux derniers chapitres sont consacrés à « l’hypothèse communiste », qu’est ce qu’il en ressort ?

Évariste : C’est la partie la plus sujette à discussions. Notons que sur « l’hypothèse communiste » dont parle les deux derniers chapitres, le premier point à relever est que seul le nom de Marx apparaît comme référent positif. Partant de là, on peut se demander pourquoi donner un tel nom, « l’hypothèse communiste », puisqu’à l’évidence le nom adéquate est « l’hypothèse marxiste ». Ça n’a l’air de rien, mais aujourd’hui il est important de nommer les choses par leur nom si on veut pouvoir travailler sur elles.

Par ailleurs, Badiou parle des états qui se sont revendiqués du marxisme, en pointant à juste titre la méfiance de ces appareils d’état à l’égard de l’individu, de l’individualité. Et il ne donne aucune ouverture. Il y a un manque. Or, il y a des référents autre que Marx qui posent très explicitement la discussion sur l’individualité. Un exemple pourrait être Charles Fourier. L’orthodoxie le considère souvent comme un utopiste ou un doux rêveur. Certes, Fourier est pour le moins « excentrique », mais lui aborde concrètement la place de l’individu dans la société, en fonction de son caractère, de ses désirs, de ses choix, etc. Cette question chez Fourier ne se limite pas à celle du travailleur, mais à ce qu’est l’individu en tant que personne avec son parcours personnel et son intimité. En ce sens, Fourier est français. Dans son livre, Badiou soulève un problème, celui de l’état, mais il ne donne pas d’autre référence que Marx alors que d’autres pensées apporte très explicitement des réponses et des optiques nouvelles. C’est une des raisons pour laquelle, il est important, si on ne fait référence qu’à des marxistes pour évoquer une hypothèse, de nommer cette optique de réflexion « l’hypothèse marxiste », et non « l’hypothèse communiste » qui est un nom qui laisse croire qu’il y a eu une mise en commun alors qu’il n’y a en fait qu’une seule tradition de pensées qui est invoquée.

Question : Quelle est l’importance de cette place de l’individu ? Pourquoi s’attacher à cela dans une pensée politique ?

Évariste : D’abord parce que les citoyens sont, avant toute autre chose, des individus. Ensuite parce que le but ultime d’une organisation sociale est justement la paix sociale. Les tenants du libéralisme espèrent arriver à la paix sociale par la répression, le sécuritaire, la généralisation des conflits locaux qui laisseraient les dominants (c’est à dire eux) en paix. C’est un pari très risqué. En ce qui nous concerne nous voulons une paix sociale globale, une paix qui touche le plus grand nombre d’existences. De fait, cela exclut l’éthique libérale anglo-saxonne.
Si on refuse l’optique libérale, il y a un nouveau choix à faire. Soit on ignore l’individualité, soit on en tient compte dans la conception de la société. Les états du « socialisme réel » se revendiquant du marxisme ont opté pour une ignorance de l’individualité de la personne, hors sa capacité de travail et son statut de « partie du collectif ». L’indistinction a été de mise du fait même de cette ignorance. Badiou le relève bien : une telle option philosophique ne peut que conduire à se méfier des individus, de leurs spécificités propres à chacun. L’individualité, c’est ce qui peut mettre un grain de sable dans des rouages théoriques bien huilés. Alain Badiou souligne que c’est précisément cette méfiance, à l’égard de ce qu’est un individu, qui a conduit à des régimes totalitaires. Car un régime qui repose sur l’ignorance des individualités n’a d’autre issue que la voie totalitaire pour régenter les individualités s’il veut espérer créer une « paix sociale ».

L’autre voie pour la paix sociale est celle de la République. Cette paix dans les existences du plus grand nombre c’est le but fondateur du Pacte Républicain, on l’oublie hélas trop souvent. « La République pour la République » c’est idiot ! La République n’a à être défendue que parce qu’elle permet la paix sociale. Dans la tradition républicaine française, la paix sociale est acquise entre autre par la paix individuelle, c’est à dire par l’assurance d’avoir les moyens et la tranquillité de vivre son existence, intime et personnelle, tout en participant au collectif qui est incarné par la citoyenneté de chacun. Parce qu’il y a des paix individuelles et des existences sereines, alors les tensions sont rares dans la société et les rapports sont pacifiés. Pour la parenthèse, dans cette vision du Pacte Républicain, on retrouve très clairement la tradition de pensée dans laquelle s’inscrit Badiou lorsqu’il parle du courage : c’est la tradition française.

Pour la construction de la paix sociale par la capitalisation des existences sereines, il y a un exemple symbolique d’une loi du Pacte Républicain : c’est la contraception. Elle n’est pas imposée, elle est libre et disponible de manière simple. Elle est donc une « possibilité » mise à la disposition de l’individu pour qu’il puisse vivre son existence selon ses choix éthiques, ses désirs et ses convictions intimes. C’est une loi qui incarne l’esprit du Pacte Républicain.

Question : En quoi le livre de Badiou est un apport ?

Évariste : D’abord précisons que ce livre n’est pas « un apport intemporel ». Le dire, surtout à gauche, c’est important. Il est un apport pour aujourd’hui, pour la situation qui est précisément la notre, à notre époque, dans notre pays. Ce qui veut dire que cette analyse ne peut parler qu’à nous qui sommes inscrit dans la tradition française, dans cette culture et cette éthique. D’ailleurs, le terme « pétainisme » évoquera bien peu de chose à un anglais ou un espagnol, et ça se comprend. Cette « ponctualité » d’une analyse doit nous rappeler que les grandes théories ont souvent tendances à gommer les réalités de terrain. Mieux vaut des analyses ponctuelles efficaces, que des grandes mécaniques au nom desquelles on va nier les réalités et spécificités ; et produire des erreurs.

Dans ce contexte très précis, cette analyse du « symptôme Sarkozy » comme une résurgence du « pétainisme » permet l’action politique : elle fait avancer le débat, elle permet d’ouvrir des chantiers nouveaux, elle marque l’importance de notre tradition de pensée et le besoin que nous avons, non pas de réhabiliter, mais « d’habiliter » d’autres penseurs dans le corpus fondamental de la gauche. C’est un peu plus de lumière dans notre pénombre actuelle. On ne progresse que comme ça. Le grand livre de la loi universelle et du sens de l’histoire se trouve dans les églises, pas dans la réalité. À chaque époque, ses spécificités, donc les apports qui lui conviennent et qui permettent d’avancer.

A partir de l’analyse d’Alain Badiou, nous pouvons appuyer la pensée de gauche et progresser. C’est en cela que ce livre est un apport. Ne doutons pas qu’il produira des conséquences.

ReSPUBLICA

http://www.gaucherepublicaine.org/,

On peut en plus de la lecture du livre trouver actuellement de nombreuses interview d’Alain Badiou sur Internet. On peut par exemple regarder sur Dailymotion :

Video CSOJ - Alain Badiou - Taddeï, Badiou, soir, jamais, 68 ...
Regarder CSOJ - Alain Badiou sur Dailymotion Partagez Vos Videos. « Ce soir ou jamais », 25/10/2007. Face à face avec Alain Badiou, philosophe, normalien, ...www.dailymotion.com/video/x3g4kl_csoj-alain-badiou_news - 60k -

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