Une tribune pour les luttes

La triple faute des grandes banques privées

La preuve est faite, la dette du tiers-monde est effaçable

par Damien Millet et Eric Toussaint

Article mis en ligne le dimanche 30 mars 2008

Publié dans Le Monde du 20 mars 2008

Depuis août 2007, les banques nord-américaines et européennes sont sous les feux de l’actualité à cause de la crise très sévère qu’elles traversent, et qu’elles font traverser au système économique néolibéral dans son ensemble. Le montant actuel des dépréciations d’actifs auxquelles elles ont dû procéder dépasse 200 milliards de dollars. Plusieurs services d’études des banques et des économistes chevronnés considèrent que la facture dépassera 1000 milliards de dollars |1|.

Comment les banques ont-elles pu construire un montage de dettes aussi irrationnel ? Avides de profits, les organismes de crédits hypothécaires ont prêté à un secteur de la population déjà fortement endetté. Les conditions de ces prêts à haut rendement (pour le prêteur) constituent une véritable arnaque : le taux est fixe et raisonnable au cours des deux premières années puis augmente fortement ensuite. Les prêteurs affirmaient aux emprunteurs que le bien qu’ils achetaient gagnerait rapidement de la valeur vu l’augmentation des prix du secteur immobilier. Le hic, c’est que la bulle du secteur immobilier a fini par exploser en 2007 et les prix ont commencé inexorablement à baisser. Comme le nombre de défauts de paiement s’est considérablement accru, les organismes de crédit hypothécaire ont éprouvé des difficultés à rembourser leurs dettes. Les grandes banques, pour se protéger, ont refusé de leur octroyer de nouveaux prêts ou ont exigé des taux beaucoup plus élevés. Mais la spirale ne s’est pas arrêtée là car les banques avaient acheté les créances hypothécaires en très grande quantité, et largement hors bilan en créant des sociétés spécifiques appelées Structured Investment Vehicles (SIV), qui finançaient l’achat de créances hypothécaires à haut rendement transformés en titres (CDO, Collateralized Debt Obligations).

A partir d’août 2007, les investisseurs ont cessé d’acheter les commercial papers émis sans garantie par les SIV dont la santé et la crédibilité s’étaient fortement détériorées. En conséquence, les SIV ont manqué de liquidité pour acheter les crédits hypothécaires titrisés et la crise s’est amplifiée. Les grandes banques qui avaient créé ces SIV ont dû assumer les engagements de ceux-ci pour éviter qu’ils ne tombent en faillite. Alors que jusque-là les opérations des SIV ne faisaient pas partie de leur comptabilité (ce qui leur permettait de dissimuler les risques pris), elles ont dû reprendre dans leur bilan les dettes des SIV.

Résultat : panique à bord ! Aux Etats-Unis, 84 sociétés de crédits hypothécaires ont fait faillite ou cessé partiellement leur activité entre le 1er janvier et le 17 août 2007, contre seulement 17 sur toute l’année 2006. En Allemagne, la banque IKB et l’Institut public SachsenLB ont été sauvés d’extrême justesse. Récemment, l’Angleterre a dû nationaliser la banque Northern Rock tombée en faillite. Le 13 mars 2008, le fonds Carlyle Capital Corporation (CCC), connu pour sa proximité affichée avec le clan Bush, s’est effondré : ses dettes représentaient 32 fois ses fonds propres. Le lendemain, la prestigieuse banque états-unienne Bear Stearns (5e banque d’affaire aux Etats-Unis), à cours de liquidités, a appelé à l’aide la Réserve fédérale des Etats-Unis (Fed) pour obtenir un financement d’urgence. Elle sera rachetée par la banque JP Morgan Chase pour une bouchée de pain.

Plusieurs segments du marché de la dette constituent des constructions bancales en train de s’effondrer. Ils entraînent dans leurs déboires les puissantes banques, les hedge funds, les fonds d’investissement qui les avaient créés. Le sauvetage des institutions financières privées est réalisé grâce à l’intervention massive des pouvoirs publics. Privatisation des bénéfices, socialisation des pertes sont encore une fois de mise.

Mais une question se pose : pourquoi les banques, qui aujourd’hui n’hésitent pas à effacer des dettes douteuses par dizaines de milliards de dollars, ont-elles toujours refusé d’annuler les créances des pays en développement ? Elles font là la démonstration que c’est parfaitement possible et tout à fait nécessaire. Rappelons qu’à l’origine des dettes actuelles réclamées par les banques à ces pays, on trouve des dictatures criminelles, des régimes corrompus, des dirigeants fidèles aux grandes puissances et aux créanciers. Les grandes banques ont prêté sans compter à des régimes aussi peu recommandables que ceux de Mobutu au Zaïre, de Suharto en Indonésie, aux dictatures latino-américaines des années 1970-1980 sans oublier le régime d’apartheid en Afrique du Sud. Comment peuvent-elles continuer d’infliger le joug de la dette à des peuples qui ont souffert de régimes dictatoriaux qu’elles ont elles-mêmes financés ? Sur le plan juridique, de nombreuses dettes odieuses figurent dans leurs livres de compte et n’ont pas à être remboursées. Mais les banques continuent d’exiger leurs remboursements.

Rappelons également que la crise de la dette du tiers-monde a été provoquée en 1982 par la hausse brutale et unilatérale des taux d’intérêts décidée par la Fed. Auparavant les banques privées avaient prêté à tour de bras à taux variable à des pays déjà surendettés, finalement incapables de faire face. Aujourd’hui, l’histoire se répète, mais au Nord cette fois et d’une manière spécifique : les ménages surendettés des Etats-Unis sont devenus incapables de rembourser leur emprunt hypothécaire à taux variable car la bulle de l’immobilier a éclaté.

Les effacements de dette que les banques réalisent donnent raison à tous ceux qui, comme le CADTM, revendiquent une annulation de la dette des pays en développement. Pourquoi ? Parce que la dette à long terme des pouvoirs publics du tiers-monde envers les banques internationales atteignait 181,9 milliards de dollars en 2006 |2|. Depuis août 2007, elles ont déjà dû effacer un montant bien supérieur, et ce n’est pas fini…

Les grandes banques privées ont donc triplement fauté :
- elles ont construit de désastreux montages de dette privée qui ont conduit à la catastrophe actuelle ;
- elles ont prêté à des dictatures et ont obligé les gouvernements démocratiques qui ont succédé à rembourser jusqu’au dernier centime cette dette odieuse ;
- elles refusent d’annuler des dettes des pays en développement alors que leur remboursement implique une détérioration des conditions de vie des populations.

Pour toutes ces raisons, il faut exiger qu’elles rendent des comptes sur leurs agissements au cours des décennies passées. Les gouvernements des pays du Sud doivent réaliser des audits de leur dette, comme le fait l’Equateur aujourd’hui, et répudier toutes leurs créances odieuses et illégitimes. Les banquiers leur démontrent que c’est parfaitement possible. Il s’agira du premier pas pour rendre à la finance le rôle qui lui revient, celui d’outil au service de l’être humain. De tous les êtres humains.

Damien Millet est porte-parole du Comité pour l’annulation de la dette du tiers-monde (CADTM France).

Eric Toussaint est président du CADTM Belgique.


Notes

|1| Le service d’étude de Goldman Sachs estimait le 7 mars 2008 les pertes à 1156 milliards de dollars, George Magnus de UBS avançait en février un chiffre supérieur à 1000 milliards, Nouriel Roubini de l’Université de New York- émet l’hypothèse d’une perte d’au moins 1000 milliards de dollars (voir http://www.rgemonitor.com/blog/roubini).

|2| Banque mondiale, Global Development Finance 2007.


CADTM ( Comité pour l’annulation de la dette du Tiers Monde)

http://www.cadtm.org/spip.php?article3194

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Vos commentaires

  • Le 30 mars 2008 à 10:14, par Christiane En réponse à : Et l’entourloupe de la fameuse dette publique qui fait que notre État est en faillite ?

    Le problème vient de ce que c’est l’État lui même qui décide de ses dépenses (stables depuis des années à un peu moins de 23 % du PIB), et de ses recettes (passées de 22,3 % du PIB en 1980 à 18,8% en 2003. Soit une baisse plus que conséquente. Vous savez, le fameux paquet fiscal !)

    Or quand on limite soi-même ses propres recettes, faut bien trouver d’autre source de financement pour les dépenses : c’est l’emprunt. Et à qui emprunte-t-on sous forme d’obligations du Trésor ? Aux plus riches évidemment, à ceux-là même dont on vient de baisser les impôts ! Et à qui paie-t-on les intérêts juteux de l’emprunt ? Aux mêmes, aux plus riches !

    Vous avez compris la canaillerie ? La petite clique des "ménages" les plus aisés gagnent sur tous les tableaux : la baisse des recettes (diminution des impôts), et la possibilité de se faire payer des intérêts juteux (non révisables !) par l’État. On assiste ainsi à un transfert éhonté de la richesse publique vers les poches privées les plus privilégiées. Et où ils sont, les couillons de l’affaire, à votre avis ?

    Ce qui est hallucinant dans toute cette affaire c’est que l’état qui a tout fait pour augmenter les déficits en surévaluant la croissance et en diminuant les impôts pour les plus riches est aujourd’hui en train de hurler à la mort parce qu’il a des déficits.

    1218 milliards, aussi ahurissant que cela paraisse, c’est cacahouète à côté de ce que lâchent les banques centrales jour après jour pour essayer désespérément de maintenir sous perfusion les banques privées en déroute.

    Mais en criant à la dette "insupportable " « qui va peser sur nos enfants », horribles égoïstes, sans se demander qui profite du paiement de cette dette , cela permet de justifier la "rigueur budgétaire",l’instauration de franchises, la diminution des retraites en augmentant les annuités nécessaires à leur constitution , l’instauration de nouveaux impôts indirects (la prochaine fameuse TVA sociale),la privatisation en marche de tous les services publics ( éducation, santé ...), tout ce qui pénalise et pénalisera lourdement les plus pauvres sans épargner les couches moyennes et éloigne de plus en plus notre société de l’idéal de solidarité de la Libération..

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