Une tribune pour les luttes

Retraites

37,5 ou 40 ? Torchons ou serviettes ?

Claude Danthony

Article mis en ligne le samedi 17 novembre 2007

Un grand battage médiatique ne cesse actuellement d’opérer une
comparaison entre le nombre d’annuités nécessaires pour obtenir une retraite à taux plein, avec 37,5 dans le public et 40 dans le privé et de déduire de
ces deux chiffres que c’est inéquitable.

Mais personne ne pense à préciser que le même mot “annuité”
correspond à des réalités tellement différentes dans les deux régimes
que la comparaison n’a guère de sens :

Autant donc ajouter des torchons et des serviettes !

Démonstration :

Nous avons tous appris à l’école qu’on n’ajoute pas des choux et des
carottes ou des torchons et des serviettes. Tout comptable sait que
des comparaisons ne sont valables que si elles sont effectuées “à
structure comparable”.

En tant que scientifique, j’ai le devoir, lorsque je compare deux
données chiffrées, de commencer par vérifier qu’elles correspondent à
la même réalité, par exemple elles sont exprimées dans la même unité.

Sinon, on peut faire dire absolument n’importe quoi aux chiffres.

Le mot “annuité” correspond en fait à un nombre issu de calculs
totalement différents dans les deux régimes. En gros :

Dans le public, le nombre d’annuités correspond au temps où l’on
occupe effectivement un emploi, au prorata du temps de travail
(ainsi, 1 an de travail à mi-temps donne une demi-annuité, 1 an à 80%
donne 0,8 annuité, etc.).

Dans le privé, c’est bien plus compliqué. Cela dépend d’abord des
sommes perçues :

On valide, pour chaque année civile, un nombre de trimestres
correspondant au salaire soumis à cotisations dans l’année.

C’est ainsi, pour prendre un exemple, qu’un cadre qui a travaillé 3
mois dans une année civile obtiendra une annuité entière (alors qu’un
smicard qui a travaillé 3 mois n’obtiendra lui que 0,5 annuité : est-
ce bien équitable ?).

De même, un an de travail à mi-temps compte pour une annuité
complète. On rajoute ensuite certaines périodes non travaillées :
chômage (en partie), congé parental (sous conditions), etc.

A cela s’ajoutent des bonifications qui diffèrent totalement entre
les deux régimes, dont la bonification pour enfant accordée aux mères
(2 ans dans le privé, 1 dans le public) (1).

En résumé il est parfois plus “facile” d’obtenir des annuités dans
le privé que dans le public.

Voilà un exemple qui montre bien les limites de cette comparaison.

Puisque les médias se sont fait l’écho de certains avantages
(oubliant les inconvénients) des femmes fonctionnaires mères de 3
enfants, prenons l’exemple d’une mère de 3 enfants qui décide de
travailler 8 ans à mi-temps pour les élever :

- Si elle est dans le privé, elle aura une bonification de 6
annuités et les 8 ans à mi-temps compteront pour huit annuités. Pour
obtenir une retraite à taux plein (40 annuités), il lui faudra donc
obtenir 40-8-6, soit 26 annuités supplémentaires.
- Si elle est fonctionnaire, la bonification sera de 3 annuités et
les 8 ans à mi-temps compteront pour 4 annuités. Pour obtenir une
retraite à taux plein (37,5 annuités), il lui faudra travailler
effectivement 30,5 années à plein temps.

Est-ce bien équitable ?

Tout cela pour dire que comparer le nombre d’annuités nécessaires
pour obtenir une retraite à taux plein dans les deux régimes et en
déduire que ce serait inéquitable car 37,5 est inférieur à 40 n’a
aucun sens et relève de l’imposture.

D’autant plus que la notion de “retraite à taux plein” n’a
strictement rien à voir entre les deux régimes et qu’on ne tient pas
compte des retraites complémentaires du privé !

Un jour où j’avais pris un énarque en flagrant délit de comparaison
de chiffres incomparables, il m’avait répondu : « D’accord, mais
vous, vous vous intéressez au sujet. Pour les gens, il faut des idées
simples ! ».

Je ne voudrais pas que l’opinion publique soit convaincue que les
fonctionnaires seraient des privilégiés du simple fait que les médias
colportent une idée aussi simple qu’inexacte.

II n’empêche que cette stratégie de dresser le privé contre le
public, sur la base d’une “idée simple” permet de faire passer au
second plan certaines réalités.

Elle permet d’oublier que la réforme Balladur de 93, en augmentant la
durée de cotisation de 37,5 à 40 ans (là on peut comparer les données
puisque c’est le même régime), mais surtout par l’introduction de la
décote et l’allongement de la période de référence, a déjà diminué et
surtout va encore dégrader fortement les retraites du privé.

Elle permet de faire passer au second plan que la réforme ne concerne
pas les seuls fonctionnaires, puisque l’on va passer pour tous, de 40 annuités en 2008 à environ 42 en 2020. C’est faire oublier un des principes de ce
projet de loi, qui me pose personnellement problème.

Alors que depuis le dix-neuvième siècle, l’augmentation de la
richesse de la France (et des pays riches) est allée de pair avec une
diminution phénoménale de la part de sa vie qu’une personne consacre
à travailler, le projet revient sur l’histoire, en décidant que
désormais, sur une vie, la proportion du temps consacrée au travail
ne devra plus diminuer.

J’entends d’ailleurs tous les jours dans les médias des personnes me
dire sur un ton docte et péremptoire : « Il faut que les français
comprennent qu’il faut travailler plus
 ». Soit, ils ont peut-être
raison. Mais dans la mesure où une telle affirmation est contraire à
ce qui s’est passé dans les 150 dernières années, je considère, en
tant que scientifique, qu’ils doivent justifier leurs affirmations.

Or je n’ai jamais entendu personne me donner un véritable argument
selon lequel nous serions vraiment aujourd’hui dans une situation
nouvelle justifiant une inversion du phénomène historique, c’est-à-
dire une augmentation du temps de travail.

Elle permet de faire oublier que ce projet est un choix politique de
faire supporter aux seuls salariés actuels (pas aux employeurs ou à
l’impôt) le coût de l’augmentation de l’espérance de vie, en
justifiant cela par une nouvelle “idée simple” :

On nous répète qu’il n’y aurait pas d’autre choix, ce qui est bien
sûr faux.

Surtout, cela permet d’occulter le fait que les inégalités au sein du
privé sont bien plus criantes qu’entre le privé et le public. Dans le
privé, tout va dépendre de la convention collective, de la taille de
l’entreprise ou encore du temps partiel subi ou choisi. Vaut-il mieux
être employé à temps partiel subi d’une PME du nettoyage ou à temps
plein d’une grande entreprise, avec un accord 35 heures, un CE et une
convention collective très favorables ?

Claude Danthony,
Maître de conférences de mathématiques à l’École normale supérieure
de Lyon.


(1) Vous pensez peut-être que ce projet, qui se veut équitable, va
revenir sur cette différence ? Détrompez-vous : s’il instaure une
validation des périodes de congé parental, le projet supprime
purement et simplement la bonification d’un an des femmes
fonctionnaires, pour les enfants nés après le 1er janvier 2004 !

Mais la suite parait claire : s’il passe, vous entendrez dans
quelques années à la télévision : « Dans le privé il y a une
bonification de 2 ans par enfant qui n’existe pas pour les
fonctionnaires, c’est inéquitable ». Et on supprimera la bonification des mamans du privé !


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Vos commentaires

  • Le 24 octobre 2007 à 08:12 En réponse à : 37,5 ou 40 ? Torchons ou serviettes ?

    Bravo pour cet article. Le syndicaliste que je suis ne peut qu’applaudir des deux mains à une si brillante démonstration.

    Pourquoi ne pas transmettre votre article aux journaux de la presse nationale (Le Monde, Le Figaro, Les Echos,...) ?
    Il en aurait ’autant plus de retentissement.
    Merci encore.
    JM JANEAU UNSA

  • Le 13 novembre 2007 à 14:01, par Eric Carpentier En réponse à : 37,5 ou 40 ? Torchons ou serviettes ?

    bravo pour cette réflexion
    c’est surtout le genre de choses que l’on entend pas dans les médias, même dans des documentaires ou des magazines sur ce sujet.

    pour rebondir sur le sujet "travailler + etc." c’est vrai que l’on attends des preuves.
    mais les preuves existent, allez sur le site de l’O.I.T et l’on découvre avec surprise que le salarié français fait partie des 5 salariés les plus productifs du monde... (lien ci dessous) loin devant les allemands, chinois et autres japonais qui pourtant, eux, ont une réputation de "bosseurs".
    Donc encore des choses que l’on nous cachent ! Je pense même que c’est pire car nombre de français sont persuadés qu’ils font partie d’un peuple de "fainéants", ou alors c’est fait exprès mais là ça devient machiavélique, on persuade quelqu’un qu’il n’en fait pas assez de sorte qu’il en fasse encore plus...

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