Une tribune pour les luttes

Depuis le 15 mars,la répression aurait fait au moins 1062 morts, des centaines de blessés, plus de 10.000 arrestations ...
mais les manifestations pacifiques continuent.

Sanglant "printemps syrien"

Nora Benkorich, historienne

Article mis en ligne le jeudi 26 mai 2011

Comment comprendre les événements syriens face à l’imbroglio qui règne depuis plusieurs semaines ? Complots ou théories du complot se superposent et brouillent les pistes. Des témoins rapportent que des civils, déguisés en moukhabarat (agents de sécurité), terrifient les commerçants du souk de Damas pour les inciter à rejoindre le mouvement de protestation ; des moukhabarat affublés d’un turban et d’une barbe à la mode salafiste se seraient infiltrés parmi les manifestants à Homs pour agiter le spectre de la menace islamiste. Ou pas. Il est en effet difficile de recouper les sources pour avancer des informations fiables.

Le "printemps syrien" prend des allures vaudevillesques qui pourraient faire sourire si les circonstances n’étaient aussi tragiques. Les organisations des droits de l’homme font état de plus de 1 000 victimes depuis le 15 mars, date du début du mouvement de protestation. Les "vendredis de la résistance", ainsi baptisés par les manifestants, se sont transformés en bains de sang.

De nombreux observateurs ont comparé les révoltes syriennes qui se poursuivent depuis le 15 mars au mouvement d’insurrection qu’avait connu ce pays au début des années 1980, en particulier les événements d’Hama en 1982 à ceux de Deraa. Pourtant, si quelques similitudes sont manifestes, notamment en termes de méthodes de répression, de nombreux points de divergence devraient conduire à nuancer la comparaison et à l’employer avec plus de circonspection.

D’abord les mouvements de protestation anti-régime survenus à partir de 1980 ont eu lieu exclusivement dans des grands centres urbains - Alep, Homs, Hama. Damas, lieu clos du régime, est longtemps restée à l’écart de la contestation. Le mouvement n’avait guère pris en milieu rural, chasse gardée du parti Baas. Et pour cause. Il était conduit par des acteurs urbains, pour la plupart issus de familles de grands notables sunnites dont le rôle dans la lutte contre les Français leur avait conféré une aura et une autorité incontestées, et par l’élite religieuse réunie sous la houlette des Frères musulmans.

A partir des années 1970, la contestation s’est polarisée autour de la mise en place d’un système politique autoritaire et répressif, du développement de la corruption, de l’accaparement des richesses du pays par un clan. Elle a fini par absorber d’autres tendances politiques (les communistes, les baasistes pro-irakiens et les nassériens) et d’autres catégories sociales (les syndicats de professions libérales : ordre des avocats, des médecins, etc.). En reformulant et en s’appropriant les doléances de tous les opposants au régime baasiste, les Frères musulmans sont alors parvenus à s’ériger en figure de proue de la contestation. Le mot d’ordre est devenu "démocratie" (c’est encore le cas aujourd’hui).

Mais l’organisation s’est retrouvée dépassée par une branche entrée en dissidence, la Tali’a al-Muqâtila (l’Aile combattante) partisane d’attaques violentes sans compromis avec le régime qualifié d’"impie" dont le sectarisme et l’intransigeance avaient de quoi faire frémir les minorités. C’est cette branche qui a lancé l’ultime assaut d’Hama en février 1982, perpétré sans l’aval officiel du bureau politique des Frères musulmans.
e 2 février, alors que leur quartier général venait d’être découvert par les "Panthères roses", sobriquet donné aux Brigades de défense, garde prétorienne dirigée par Rifaat Al-Assad, frère du président Hafez Al-Assad, les militants de l’Aile combattante parviennent à repousser l’assaut et à briser la chape de plomb qui s’abat sur eux.
Aussitôt, ils proclament la guerre sainte, assiègent la ville, pendent sur les places publiques tous les éléments assimilés au régime (faisant plus d’un millier de morts) et arment les habitants hamiotes en prétendant agir sur les ordres du bureau politique, déclenchant un engrenage de violence irréversible. L’appareil sécuritaire syrien rétorque à l’artillerie lourde. Bilan : entre 15 000 et 30 000 morts, selon les estimations, majoritairement civils.

A Deraa, la situation est très différente, même si les méthodes répressives et la nature de l’intervention sécuritaire renvoient cyniquement à l’épisode d’Hama. A raison. Maladresse ou volonté de faire passer un message, les forces qui interviennent aujourd’hui à Deraa et dans d’autres poches d’insurrection sont, entre autres, des divisions de la garde prétorienne aujourd’hui dirigée par le frère cadet de Bachar Al-Assad, Maher Al-Assad, jadis sous la houlette de l’oncle Rifaat Al-Assad.

Aujourd’hui, les instigateurs de la contestation ne sont ni les garants d’un ordre social menacé, comme ce fut le cas dès 1963, ni des moudjahidin, comme à Hama en 1982. La majorité des émeutiers de Deraa sont des jeunes paupérisés, des laissés-pour-compte du système qui réagissent, au même titre que les acteurs des révoltes tunisienne et égyptienne, à la fois à leur condition sociale et politique d’Homo sacer, telle que définie par Giorgio Agamben, c’est-à-dire d’"exilés non exilés" privés d’existence juridique et victimes d’un "état d’exception" permanent. L’affaire qui a déclenché les événements de Deraa en est l’illustration. Alors que les parents des collégiens emprisonnés pour avoir tagué des slogans révolutionnaires tentaient une conciliation avec Atif Najib, directeur des moukhabarat locaux (depuis, il a été révoqué) et cousin du président, pour libérer leurs enfants, ce dernier leur aurait rétorqué : "Rentrez chez vous et oubliez vos enfants !"

Leur refus d’"oublier" s’est soldé par l’assaut armé des moukhabarat. C’est contre cet Etat d’exception, qui autorise l’arbitraire et s’arroge la possibilité d’atteindre les corps et de les faire disparaître sans justification et en toute impunité, que les habitants de Deraa se sont avant tout insurgés, galvanisés par les exemples tunisien et égyptien.
Si les jeunes sunnites sont une composante notable du mouvement d’insurrection, d’autres acteurs issus de minorités religieuses ou ethniques, autre chasse gardée sur laquelle le Baas s’est appuyé, s’y sont greffés. Ainsi, des Kurdes du gouvernorat d’Hassaké - qui sont dans la dissidence depuis 2004 -, des Druzes de Sweida, et d’autres minorités confessionnelles en marge ont pris part à la contestation.
Le principal slogan, "Par notre âme, par notre sang, nous nous sacrifierons pour toi, ô Deraa" - qui a ironiquement détourné un slogan officiel s’achevant par "nous nous sacrifierons pour toi ô Bachar" -, montre que le mouvement s’est développé par un instinct de solidarité nationale et de reconnaissance sociale transcendant les clivages confessionnels - même si la communauté chrétienne se montre toujours très frileuse.

Le 24 mars, le groupe Facebook The Syrian Revolution 2011, qui réunit aujourd’hui plus de 180 000 membres - un peu plus que la page de fans de Bachar Al-Assad -, publiait un "Code d’éthique contre le sectarisme en Syrie" dans lequel il condamnait le sectarisme et "toute forme de discrimination entre les Syriens", accordant le primat à la bannière nationale.

Aujourd’hui, le "printemps syrien" scelle l’échec du projet baasiste - qui s’est essoufflé depuis trois décennies. Populaire en son temps par les possibilités de promotion sociale qu’il offrait en milieu rural et au sein des minorités confessionnelles, le parti Baas n’est plus qu’une coquille vide. Deraa, bastion historique du Baas qui n’avait pas pris part aux insurrections des années 1980, en est l’illustration.
En s’éloignant de son leitmotiv socialiste (rappelons que le Baas syrien se définit comme un parti laïque, panarabe et socialiste) et en délaissant sa base sociale de soutien - le monde rural et certaines minorités, dont les Kurdes -, le Baas s’est désarçonné. La libéralisation économique, amorcée à la fin des années 1980, pour bénéfique qu’elle ait été à l’économie du pays, n’a profité qu’à une mince oligarchie et à une coterie de clients.

Les Makhlouf, en particulier Rami, et les frères Shalîsh, Riyad et Zoulhamma, tous cousins du président, sont cloués au pilori des "Trabelsi de Syrie". Rami Makhlouf a, entre autres, la haute main sur le secteur des télécommunications et les frères Shalîsh dirigent la Fondation de construction militaire pour les travaux et le bâtiment qui gère tous les marchés de construction publique, comme le projet de détournement des eaux du Tigre pour irriguer le gouvernorat de Hassaké, voté récemment et évalué à 2 milliards de dollars (1,4 million d’euros).
A une échelle plus locale, certains observateurs avancent qu’à Homs, seul grand centre urbain à être touché par un mouvement de contestation de masse pour l’instant, les habitants se seraient en partie révoltés contre le clan Al-Akhlas, famille élargie de l’épouse du président, dont les frasques et les passe-droits seraient désignés à la vindicte. Le projet baasiste a quasiment reproduit la situation socio-économique qui prévalait avant son arrivée au pouvoir : 5 % de la population bénéficie de plus de 50 % du revenu national, selon les économistes.

L’alibi de défenseur de la cause palestinienne et les théories conspirationnistes suffiront-ils à calmer la contestation et à sauver le régime ? Il est vrai que l’argument du complot visant à déstabiliser la Syrie, répandu par le régime pour justifier la répression, trouve un large écho chez ses partisans et dans certaines franges de la société syrienne, d’autant qu’il paraît étayé par certains faits. Ainsi, deux proches d’Abdel Halim Khaddam, Ahmad Moussa et Mohammad Ala’a Bayati, responsables de l’organisation des protestations et des bandes armées à Baniyas, fief et ville d’origine de l’opposant exilé, auraient été arrêtés dans la nuit du 10 avril. Autre exemple, des rumeurs plausibles indiquent que l’administrateur du groupe Facebook The Syrian Revolution 2011 serait Fida’ad-Dîn Tari’if as-Sayyid’Isa, responsable de la branche des Frères musulmans en Suède

L’appareil coercitif est certes en mesure de contenir le mouvement pour l’instant, mais à l’heure où les images circulent en temps réel, ses marges de manoeuvre sont plus limitées. Si en 1982, la ville d’Hama a pu être bombardée par le 41e groupe aéroporté des Unités spéciales dans une relative indifférence de la communauté internationale, l’exemple libyen exhorte à se faire plus discret.
A supposer que l’option militaro-sécuritaire l’emporte, le ressentiment et la crise de confiance qu’elle instille ne disparaîtront pas du jour au lendemain, sans réformes profondes, à même de conduire à une véritable transition démocratique, conformément aux revendications populaires.


Les Syriens se préparaient dimanche 22 mai à une nouvelle journée de funérailles au lendemain de la mort d’au moins cinq personnes tuées par les forces de sécurité à Homs (centre) lors des obsèques de victimes tombées vendredi pendant des manifestations anti-régime ayant fait 44 morts.

Ces nouvelles obsèques devaient être l’occasion d’une nouvelle mobilisation de l’opposition à Homs, troisième ville du pays désormais en pointe de la contestation, alors que les pressions internationales se faisaient plus insistantes sur le président Bachar al-Assad pour qu’il renonce à la répression.

Le régime continue d’attribuer ces violences à des "groupes terroristes" ou à des "gangs armés", mais pour les militants des droits de l’Homme, les tirs des forces de sécurité, y compris sur une foule en deuil comme samedi à Homs, sont le signe que le gouvernement est en train de perdre sa crédibilité.

"Leur répression féroce a échoué parce que le mur de la peur s’est écroulé malgré les arrestations massives et la torture", a assuré un militant joint par téléphone.

"Et personne ne croit plus une minute à leurs propos sur un dialogue national parce que le gouvernement ne va pas au coeur du problème. La colère monte dans les rues parce que les gens ne savent pas où on va. Et les tueries continuent d’alimenter cette colère et ce sentiment de rancoeur", a-t-il ajouté.

Samedi, les forces de sécurité ont tué au moins cinq civils en ouvrant le feu sur une foule qui sortait d’une cimetière de Homs après les funérailles des 13 victimes d’une autre fusillade la veille à Homs, lors d’un nouveau vendredi de mobilisation à travers le pays secoué par la révolte depuis la mi-mars.

Les forces de l’ordre ont aussi ouvert le feu samedi à Saqba, une banlieue de Damas, où des manifestants leur avaient lancé des pierres, selon des militants qui ont évoqué un nombre indéterminé de blessés. Vendredi, des manifestants avaient défilé à Saqba aux cris de "Bye-bye Bachar", selon des vidéos publiées sur internet par des militants.

Selon les militants des droits de l’Homme, au moins 44 manifestants, dont un enfant de 12 ans et plusieurs adolescents, ont été tuées vendredi dans tout le pays. Les autorités ont fait état de 17 morts, dont des membres des services de sécurité, du fait de troubles à nouveau attribués à des gangs armés.

À Banias, de nombreux hommes ont marché torse nu pour montrer qu’ils n’étaient pas armés contrairement aux accusation du régime, a rapporté l’Observatoire syrien des droits de l’homme. Un geste symbolique qui n’a pas empêché les autorités de tirer sur la foule.

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Vos commentaires

  • Le 23 mai 2011 à 18:47, par Christiane En réponse à : Sanglant "printemps syrien"

    23/05/2011

    L’avocat et défenseur syrien des droits de l’Homme Anwar al-Bunni, sorti de prison ce week-end au terme d’une peine de cinq ans, a exhorté lundi les autorités de Damas à mettre en oeuvre les réformes promises en remettant en liberté tous les prisonniers politiques.
    "Ma liberté n’est pas vraiment totale car encore beaucoup sont retenus en prison", a dit M. Bunni à l’AFP.
    "La libération des prisonniers politiques est une étape nécessaire qui rendrait crédible l’intention du gouvernement de mettre en oeuvre des réformes", a-t-il déclaré, en allusion aux promesses de changements annoncées par le régime baassiste dans la foulée des manifestations pro-démocratie qui secouent le pays depuis plus de deux mois.

    En dépit de cela, les forces de sécurité de Damas continuent de réprimer avec vigueur les manifestations. Plus de 900 civils ont ainsi perdu la vie, selon les organisations de défense de droits de l’Homme.

    Pour ce père de trois enfants âgé de 52 ans, libéré au terme de sa peine, la Syrie "vit un moment décisif (...), quelque chose qui n’arrive que tous les 200 ou 300 ans".
    "Même si (la révolte) cesse maintenant, il est évident qu’il y aura un gros changement
    ", a-t-il poursuivi.
    M. Bruni avait été arrêté puis emprisonné en 2006 pour avoir signé "la Déclaration de Damas", une pétition de l’opposition syrienne réclamant des changements démocratiques.

  • Le 23 mai 2011 à 21:50, par m-a p. En réponse à : Sanglant "printemps syrien"

    Cet article est publié par Le monde.

    Autres informations et autre analyse par quelqu’un qui vit en Syrie :

    Au crible des informations tendancieuses, la situation en Syrie

    par Mère Agnès-Mariam de la Croix*

    Les nombreux témoignages de Syriens dénonçant la falsification par les médias internationaux des événements qui ensanglantent leur pays sont écartés au motifs qu’ils proviendraient de partisans du « régime ». Cependant cet argument ne pourra pas être utilisé à l’encontre de la religieuse carmélite Mère Agnès-Mariam de la Croix qui atteste de la réalité sur le terrain : la déstabilisation de la Syrie par des groupes armés et financés de l’étranger. Ce témoignage est aussi un appel : si le système politique laïque syrien devait être renversé, ce serait au profit d’un système confessionnel d’inspiration wahhabite qui ne laisserait plus de place aux chrétiens d’Orient.

    "On m’a demandé mon avis sur ce qui se passe chez nous. Vous le savez je travaille en Syrie à la réhabilitation d’un monastère du VIème siècle tombé en ruine. Notre communauté monastique est dévouée au témoignage et à l’unité de l’Église d’Antioche et chargée de servir les pèlerins et les personnes en recherche spirituelle. Nous recevons près de 20 000 visiteurs par an. Cette affluence, avec le réseau local et régional d’amitiés de la communauté, nous permet d’avoir une idée assez objective de la situation qui nous préoccupe."

    Article publié sur de très nombreux sites, on peut le consulter, entre autres, sur Réseau Voltaire :

    http://www.voltairenet.org/article169652.html

  • Le 23 mai 2011 à 23:11, par Christiane En réponse à : Sanglant "printemps syrien"

    L’église garante de la laïcité !

  • Le 24 mai 2011 à 10:21, par Christiane En réponse à : Vidéos des derniéres manifestation en Syrie Homs 20 mai 2011

    http://soliranparis.wordpress.com/

    - Les gens crient « Azadi » (« Liberté » en kurde) :

    Les manifestants Syriens ne sont pas dupes, des axes impérialiste, de l’Europe et des états unis, tout comme de celui tout autant impérialiste de pays
    qui appuient la répression en Syrie, des pays bien connu pour leur régimes autoritaires et dictatoriaux, comme la russie de du tamdem Poutine, Medvedev la Chine, et bien sur l’Iran, qui a des troupes et des « conseillers » militaires qui font leur sale besogne en aidant les forces répressives de Bachar Al Assad.

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