Une tribune pour les luttes

20 jours en Tunisie Avril Mai 2011 

Révolution acte 3 : Tunis, 2 au 5 mai

Christine Karmann (suite)

Article mis en ligne le lundi 16 mai 2011

Retour dans ce pays qui m’a réellement ému lors de ma première visite en février mars dernier. (Voir Mille Bâbords : Chroniques de la révolution tunisienne, 26 février-4 mars 2011) 16642, 16712, 16690)

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 :
Révolution acte 3 : Tabarka (21-23 avril)
. Mille Bâbords 17509
Révolution acte 3
Tunis, 24 avril : rassemblements.
Mille Bâbords 17510



Tunis, 2 au 5 mai :

Je reviens d’un voyage dans le sud tunisien, aux confins des déserts différents qui ornent ces régions, la beauté de ces paysages m’accompagnera durant toute mon existence. J’y ai vu une grande pauvreté, aucune mesure concrète de prise pour l’instant et tous les acteurs du tourisme qui n’en peuvent plus d’attendre que leurs affaires reprennent. « Rien n’a changé, ou si peu  » m’annoncent Sabri et son frère qui nous accueillent pour une nuit dans une oasis à côté de Kebili. Une aide de 11 millions a été ainsi accordée à leur gouvernorat, et près de 6 millions vont être utilisés à l’entreprise qui travaillait toujours avec la famille de Ben Ali, pour la construction d’une route… alors qu’il y a d’autre priorités d’après mes interlocuteurs : le chômage, la vie chère, les services publics.
En parlant avec des enseignants, je constate que leurs revendications et celles des profs français sont les mêmes : des équipes pédagogiques plus nombreuses, une disparité de niveau liée à l’origine sociale de l’élève, moins d’élèves dans les classes (30 à 40 ici aussi…), où le niveau baisse sensiblement, les profs ayant difficilement la possibilité de différencier leur pédagogie pour s’adapter à tous les niveaux.

Les manifs continuent dans les villes du pays, toutes les semaines, voire tous les jours. Quelques sit-ins sont en place avec des revendications d’ordre social (employés des télécoms, des compagnies d’extractions de minerais)…
A mon retour, j’apprends que Béji Caid Essebsi a déclaré en conférence de presse la semaine dernière, vouloir réduire de 23 à 10 ans l’inéligibilité pour les anciens membres du RCD (article proposé par la haute instance de surveillance de la révolution), ce qui provoque un certain émoi dans la communauté militante.
A Tunis, l’avenue Bourguiba est le lieu de rassemblements spontanés, à chaque fois que j’y passe, des groupes de personnes discutent à proximité du théâtre, dans les cafés de l’avenue ou des rues adjacentes.
Je vais faire un tour dans la médina, vers la place du gouvernement qui était occupée fin février début mars : des grilles de 3 m de haut bloquent l’accès à la place du gouvernement, où «  les flics sont en sit-in  » plaisantent Badr, des cars de CRS y stationnent depuis quelques semaines, prêts à intervenir.

Kasbah bouclée.

La «  kasbah 3  » a d’ailleurs vite été démantelée par les flics. De surcroît, le grand nombre d’islamistes présents a freiné les militants progressistes.
En février, j’avais ressenti la Kasbah comme un lieu d’échange et de tolérance sans domination d’un groupe sur un autre, la diversité et la capacité à faire converger une lutte malgré les différences d’opinion m’avaient émue. Aujourd’hui les divisions se font davantage ressentir ; la kasbah était un succès, mais le gouvernement en place déçoit davantage tous les jours…
Dans un premier temps, le peuple a fait chuter la dictature ; puis les Tunisien-ne-s ont su rester vigilants et exiger l’assemblée constituante, la dissolution du RCD et de la police politique. Mais de nombreux signes prouvent maintenant que le courant réactionnaire reste bien implanté dans les institutions et dans le gouvernement. Aucune mesure d’urgence n’a été prise pour les régions les plus pauvres, laissant le champ libre à la propagande islamiste, via la charité pratiquée dans les lieux de culte, gagnant ainsi l’estime des pratiquants. Anis m’explique que le Qatar a versé des millions au parti islamiste Ennahda, qui pratique la charité à droite à gauche, et qui a ainsi commencé sa campagne électorale.
L’insécurité n’est pas palpable quand on passe pour une touriste (« c’est calme, ne vous inquiétez pas  », me répète-t-on régulièrement), mais bien pour les Tunisien-ne-s. De nombreux braquages ont lieu, des vols de voitures. Plusieurs conducteurs de taxi me parlent des vols récurrents de leur outil de travail. Des vandales sont l’œuvre, et d’après un chauffeur de taxi, « le gouvernement laisse faire, ils ne se dépêchent pas d’essayer de rétablir la sécurité. Comme ça ils peuvent tranquillement ensuite utiliser l’argument de la peur pour dire qu’il faut lutter contre les contestations qui génèrent l’insécurité… »

3 mai 2011, journée internationale pour la liberté de la presse :

Lors de la journée internationale de la liberté de la presse, des conférences se tiennent. Je discute avec Mona, journaliste depuis 4 ans : « Malheureusement rien a changé. Le gouvernement provisoire n’a rien fait pour améliorer la situation des journalistes. On a senti une évolution au niveau de Facebook et des blogs, de nombreuses personnes publient des infos sur n’importe quel sujet, mais la situation reste délicate.
Le premier ministre, via son porte-parole, contrôle les médias. Si un ministre veut faire une conférence de presse, c’est le premier ministère qui contrôle le programme, la date… La dernière conférence de presse, M. Beji Caid Essebsi n’a pas su répondre aux questions des journalistes. Surtout au niveau des questions sur Ben Ali. Les articles ne sont pas censurés, mais on sent que la plume des journalistes n’est pas libérée. Nous avons peur de la liberté de la presse parce que nous n’y sommes pas habitué-e-s. C’est pas facile de se débarrasser de 20 ans de censure. Les français pourraient nous soutenir via les médias, des échanges d’informations, il nous faut des formations, des stages pour qu’on apprenne la liberté de la presse 
 ». Je suis dubitative sur ce que je perçois comme une poursuite du néo-colonialisme via des formations françaises, émanant d’une presse contrôlée, elle aussi, ainsi que les réseaux de distributions en kiosques, par les actionnaires très influents et proches de notre gouvernement. Mais des échanges (non-directifs) pourraient de toute évidence être intéressants.

4 mai 2011. Tahar Hammami, poète de la liberté :

Je me suis rendue ce soir, à l’invitation d’amis communistes, à une soirée de commémoration du poète Tahar Hammami, poète de la liberté, décédé en 2009.

Tahar Hammami, poète de la liberté

Auteur, professeur de langue et de civilisation arabe, critique littéraire, c’était un homme éminemment libre. Il a d’ailleurs cofondé le mouvement littéraire Ettaliaa El Adabiya (l’avant garde littéraire). La forme poétique en langue arabe est très codée, versifiée. Eux prônaient l’inverse : l’abandon des règles de métrique et de versification. Parallèlement à l’audace de sa recherche formelle, le fond de sa poésie est un éloge de la liberté, de la protestation sociale, mes amis le présentent comme un camarade qui a beaucoup milité dans l’ombre.
Sa plume a toujours exprimé la nécessité de liberté, également portée par sa famille : son frère Hamma est porte parole du PCOT, il a passé des années en prison ou en clandestinité ; sa belle-sœur Radhia Nasraoui est une grande parmi les grandes militante des droits humains, elle n’a pas hésité à dénoncer les pratiques de torture et d’emprisonnement politique sous Ben Ali, faisant plusieurs grève de la faim pour protester contre les pratiques iniques du gouvernement, et le harcèlement dont elle et sa famille sont victimes.

Je découvre à peine l’œuvre de Tahar Hammami, mais je suis triste à l’idée que quelqu’un qui a lutté toute sa vie durant pour la liberté dans son pays, disparaisse avant de pouvoir en observer les premiers effets. Je pense que je ne suis pas la seule à ressentir cela ce soir, on peut presque toucher l’émotion qui règne dans cette salle d’une maison de la culture.

Le recueil «  le siège  » (1972) a été censuré sous Bourguiba. En 2004, c’est « Ô souffrances apaisez-vous  », recueil de poèmes élégiaques dédiés à la mémoire de sa femme, de sa mère et de son peuple qui est interdit. Tahar Hammami s’est insurgé et a dénoncé publiquement l’atteinte à la liberté de création, exigeant la «  libération immédiate et inconditionnelle  » de ses poèmes.
Son dernier essai, publié en 2009, critiquait l’institution du mariage car celui-ci maintenait d’après lui la femme dans un statut d’infériorité.
Il se présente dans sa poésie comme «  Un palmier qui ne baissera jamais l’échine ».

La soirée est émouvante, la famille du poète est présente, ainsi que de nombreux/ses militant-e-s. Une chanteuse et un joueur d’Oud interprètent magnifiquement ses poésies ainsi que d’autres chants engagés. Le public reprend certain refrains, cetain-e-s sont ému-e-s aux larmes.

Voici un de ses poèmes qui m’a touché :

Mes amis

Mes amis demeureront
Pour frapper à l’ouïe du monde
Et pour remplir ses grandes avenues

De toute façon la terre verdira
Le soleil apparaîtra ainsi que les fleurs,
Et les maisons blanches
Sur les décombres de ce qui s’est effondré

S’il est permis que je sois exilé
Que s’achève mon chant
Mes amis demeureront
Pour perturber ce monde
Pour en briser les portails en fer
Pour en abattre les murs
Pour y pénétrer
Et user de leurs pioches
Ils demeureront
Pour porter les flambeaux

O mon obscur devenir
O chose admissible et inadmissible
Mes amis demeureront
Comme une réponse violente
Plus violente que ma survie
Ils demeureront
Eux qui poussent avec l’herbe
Eux qui descendent avec l’ondée
Eux les conquérants
Ils demeureront !!

Extrait du premier recueil de Tahar Hammami, poète tunisien de la liberté.
Traduit par Jalel El Garbi

Tahar Hammami a toujours vécu en citoyen libre et se présente à travers un de ses vers « comme un palmier qui ne baissera jamais l’échine ».

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