http://www.ldh-toulon.net/spip.php?article3303
http://ugtg.org/article_935.html
Emmanuel Terray, ethnologue et directeur d’études honoraire à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS), explique comment le glissement opéré depuis quelques années dans le traitement de l’immigration menace l’ensemble de notre société.
La multiplication des manifestations de solidarité envers les sans-papiers se révèle en revanche « un excellent signe de santé intellectuelle et morale de notre population ».
Voir sur le site de la LDH Toulon
http://www.ldh-toulon.net/spip.php?article1810 : “1942-2006, réflexions sur un parallèle contesté”, par Emmanuel Terray
Entretien réalisé par Jérôme-Alexandre Nielsberg et
publié dans L’Humanité du dimanche du 9 avril 2009
* En 2006, vous établissiez dans un texte intitulé « 1942-2006 : réflexions sur un parallèle contesté » une analogie entre l’actuelle répression de l’immigration illégale et les années noires de 1940. Sur quelles bases ?
Bien sûr, les deux séquences, 1940-1945 et 2000-2010, ne sont globalement pas comparables : les circonstances diffèrent du tout au tout et la première séquence est beaucoup plus tragique que la seconde puisqu’elle se terminait par l’extermination des juifs.
Mais si l’on cherche précisément où se trouve la différence entre ces deux situations, on remarque qu’elle tient pour l’essentiel dans la présence des hitlériens sur le territoire national et dans les ordres qu’ils donnaient. Ce sont eux qui déportaient les juifs que la police française avait raflés. Du côté de l’État français cependant, et plus précisément du côté des procédures administratives et policières qu’il avait mises en place pour traquer les juifs, on constate des similitudes remarquables avec ce que l’on peut voir aujourd’hui, à l’encontre des immigrés irréguliers : arrestations au petit jour, rafles, contrôles d’identité, convocations pièges, interpellations des enfants dans les écoles.
* Depuis 2006, la politique migratoire a encore évolué. Nicolas Sarkozy a créé un ministère de l’Immigration et de l’Identité nationale, renforcé la loi en matière d’utilitarisme migratoire, introduit le contrôle ADN. Que vous inspire cette évolution ?
C’est une évolution très grave, à deux points de vue au moins. D’abord, alors qu’il s’agissait, nous disait-on jusqu’ici, de traquer l’immigration irrégulière pour mieux intégrer l’immigration régulière, je note qu’on commence maintenant à déstabiliser aussi l’immigration légale. Les décisions prises en matière de mariage, de regroupement familial, l’introduction de la fameuse condition d’adhésion aux valeurs républicaines - dont les critères ne sont définis nulle part - précarisent, fragilisent les immigrés réguliers. Ensuite, en matière même de traitement des étrangers, le droit perd toujours plus de terrain face à l’arbitraire. Ainsi a-t-on supprimé le dernier droit qu’avaient les sans papiers, celui d’être régularisés au bout de dix ans de présence. En définitive, les étrangers sont de plus en plus exclus du droit commun, isolés dans une espèce de zone de non-droit. Or l’histoire nous a appris que ce processus ne s’arrête jamais aux catégories que l’on visait à l’avance. Si l’on crée une zone de non-droit dans un État de droit, elle évolue comme un cancer : elle fait des métastases et atteint bientôt d’autres parties du corps social.
* À quel moment passe-t-on justement d’un contrôle migratoire, que l’on pourrait qualifier de légitime, à l’arbitraire du pouvoir et à l’indignité républicaine ?
Toute politique de restriction et de fermeture aux flux migratoires entraîne avec elle, inévitablement, son cortège d’arbitraire, de mesures illégales. En réalité, l’immigration est un phénomène incontournable, au cœur même de notre système économique et social. Et, puisqu’on ne l’endiguera pas avec des mesures administratives et policières, nous n’avons pas le choix, il faut aller vers le rétablissement de la liberté de circulation. Une liberté organisée au mieux des intérêts de chacun et de tous. La bascule entre le légitime et l’arbitraire se situe dans la décision poli tique même d’empêcher ce qui, de fait, ne peut l’être.
* Parallèlement aux durcissements des lois, les manifestations de solidarité envers les immigrés illégaux se multiplient. Des associations comme RESF trouvent par exemple de plus en plus d’écho dans l’opinion. Comment comprenez-vous ce phénomène ?
Le gouvernement a franchi une ligne rouge, dans les années 2004-2005,en interpellant des enfants à l’intérieur même des écoles. Chaque année depuis, ce sont des centaines d’enfants qui sont ainsi arrêtés, puis enfermés dans des centres de rétention où ils n’ont rien à faire, puisque, mineurs, ils ne sont pas « expulsables ». Alertée, l’opinion s’en est émue. Elle réagit : à travers tout le pays, des citoyens alpha de plus en plus nombreux, jugeant la situation inacceptable, décident ainsi de venir en aide à des familles entières d’immigrés. Comment le comprendre sinon comme un excellent signe de santé intellectuelle et morale de notre population ?
Emmanuel Terray