Une tribune pour les luttes

"À force de se vouloir « aveugle à la race », on risque d’être aveuglé par elle –au moment de (ne pas) la représenter."

Alexandre Dumas : « un mulâtre qui a des nègres »

par Eric Fassin *, professeur agrégé à l’École normale supérieure et chercheur à l’Iris (CNRS/EHESS).

Article mis en ligne le jeudi 4 mars 2010

A lire avec les illustrations et les liens sur
L’observatoire des questions sexuelles et raciales

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Au cinéma, Gérard Depardieu est Obélix. Il a interprété Vatel, Danton et Rodin. Il a aussi incarné Jean de Florette, Cyrano de Bergerac et Tartuffe. Souvent, il joue même son propre rôle. Pourquoi le grand comédien, après d’Artagnan et Porthos, ne pourrait-il pas représenter aujourd’hui cette autre grande figure de l’imaginaire national qu’est Alexandre Dumas ? Dans une tribune publiée sur Rue89, les journalistes et écrivains Emmanuel Goujon et Serge Bilé considèrent pourtant ce casting de prestige, dans L’autre Dumas, le film de Safy Nebbou sorti sur les écrans le 10 février, comme un « tour de passe-passe » : en effet, « peu de gens le savent aujourd’hui, mais le célèbre écrivain avait un père métis […], fils d’une esclave et d’un petit propriétaire de Saint-Domingue. Alexandre Dumas se décrivait d’ailleurs lui-même, dans ses Mémoires, comme un "nègre", avec des "cheveux crépus" et un "accent légèrement créole". Tout l’inverse, à l’évidence, de… Gérard Depardieu. » Bref, « le cinéma blanchit Alexandre Dumas ». En ce début de polémique, on entend déjà les contempteurs du « politiquement correct » : qu’importe la couleur ? Le talent du comédien n’est-il pas la seule chose qui compte ? « Polémique totalement stupide », déclare Christophe Barbier pour L’Express, qui n’hésite pas à dénoncer ce « politiquement correct » comme un dangereux « communautarisme », voire un « eugénisme de l’interprétation artistique ».

On se rappelle la querelle qui a opposé en 2007 le frère et ayant-droit de Bernard-Marie Koltès à la Comédie-française, en la personne de son administrateur Muriel Mayette : dans sa mise en scène de Retour au désert, celle-ci avait choisi de ne pas donner le rôle d’Aziz à un acteur algérien. La pièce évoque pourtant les échos tragiques de la guerre d’Algérie dans la ville de Metz : à la fin, ce personnage meurt d’ailleurs dans l’explosion d’un café arabe, attentat perpétré par des tenants de l’Algérie française. Sans doute François Koltès pouvait-il se prévaloir de la volonté mainte fois exprimée du dramaturge mort en 1989.
Paradoxalement, les deux frères n’en étaient pas moins taxés, par certains, de « racisme à l’envers » : pourquoi insister ainsi sur l’origine ? Le comédien pouvait bien apprendre quelques phrases en arabe. En outre, n’était-ce pas confondre l’acteur et son personnage ?

Georges Lavaudant répondait avec éloquence dans Le Monde, le 3 juin 2007 : « Je trouve stimulant ce que dit Denis Podalydès sur la possibilité au théâtre de tout jouer (et c’est en effet extrêmement important dans une période où l’imagination risque de se réduire comme peau de chagrin). Qu’une femme puisse jouer un homme, un grand un petit, un Grec un Suédois, un Noir un Blanc, cela produit une richesse et une relativité d’interprétations extraordinaires qui embellissent l’art du théâtre. "L’acteur peut tout jouer." Aujourd’hui, cette idée semble acquise. » Naguère, l’auteur de Combat de nègre et de chiens disait pourtant tout le contraire : « On ne "joue" pas plus une race qu’un sexe. » C’est sans doute pourquoi, continue Georges Lavaudant, à l’heure où nous nous réclamons de la diversité, « nous trouvons que les indications rétrogrades et scolaires de Bernard-Marie Koltès sont dépassées. Pourquoi pas ? Mais je dois avouer que je ne partage pas cet enthousiasme. »

En effet, « si le rôle d’Aziz est joué par un homme blanc, pourquoi ne pas faire jouer Marthe par une Chinoise et Mathieu par une fille, ou faire interpréter l’ensemble de la pièce par de jeunes garçons enfermés dans un centre de rééducation, ou encore par des pensionnaires d’un hospice qui se souviennent de l’Algérie française ? Il y aurait là un geste excessif mais lisible. Mais, comme par hasard, c’est toujours l’Arabe (le rôle) de service qui est sacrifié. Et cela, Bernard-Marie Koltès ne le veut pas. Il le dit avec la plus ferme clarté dans ses notes sur Quai ouest : "Je me suis aperçu que, s’il semblait évident à tout le monde qu’un rôle d’homme devait être joué par un homme, un vieillard par un vieillard, une jeune femme par une jeune femme, il est d’usage de considérer que le rôle d’un homme noir peut être joué par n’importe qui". »

C’est la même critique que font entendre aujourd’hui Serge Bilé et Emmanuel Goujon, « au moment où la France se gargarise de diversité et de promotion des minorités visibles », contre le « blanchiment » d’Alexandre Dumas. « Que n’aurait-on pas dit, à l’inverse, si pour les besoins d’un film, Denzel Washington avait incarné Jean Moulin, si Pascal Légitimus avait donné son visage à Molière, et si Sonia Rolland s’était prise pour Jeanne d’Arc ? » C’est le malaise qu’exprime aussi Patrick Lozès, président du Conseil représentatif des associations noires (CRAN) : « Dans 150 ans, le rôle de Barack Obama pourrait-il être interprété au cinéma par un acteur blanc avec une perruque frisée ? Martin Luther King peut-il être joué par un acteur blanc ou Jules César par un acteur noir ? » Après tout, dans Mission Cléopâtre, face à l’Obélix interprété par Gérard Depardieu, c’est Christian Clavier, l’interprète de Napoléon, qui joue le rôle d’Astérix, et non Djamel Debbouze. Tout « naturellement », celui-ci incarne l’Égyptien Numérobis. Bref, si l’acteur peut tout jouer, c’est à condition d’être blanc. Et qu’importe la couleur –mais seulement lorsqu’il s’agit de personnages de couleur.

Dans le cas de L’autre Dumas, on hésitera d’autant plus à reprocher au réalisateur d’être « aveugle à la couleur » (color blind) que Safy Nebbou est lui-même le produit d’une histoire métissée. Il l’évoquait par exemple, au moment de la sortie, en 2003, du Cou de la girafe. « Un autre élément primordial du scénario tourne autour des racines. Je suis né à Bayonne au milieu du Pays Basque, ma mère est d’origine allemande et mon père est un berbère d’Algérie. Où je suis, moi ? Savoir d’où l’on vient pour savoir où l’on va : c’est une des nécessités que le personnage de Mathilde porte au plus profond d’elle-même. Dans son voyage vers sa grand-mère, elle part à la recherche de ses origines. Je crois que nous portons tous au fond de nous l’histoire de Mathilde, sa solitude et ses doutes, sa force aussi. Nous sommes aujourd’hui des enfants d’hier. » Au-delà de la maladie d’Alzheimer, ce film traitait, plus largement, de la mémoire et de l’oubli. Comment la question des origines n’aurait-elle plus sa place dans un film que Safy Nebbou consacre à Dumas ? Aujourd’hui, en France, la représentation –qu’il s’agisse de cinéma, de littérature, d’art ou de politique– ne serait-elle ouverte aux « autres » racialisés qu’à condition de ne jamais parler d’origines ou de couleur de peau ? Ainsi, pour réaliser L’autre Dumas, Safy Nebbou serait-il obligé, précisément en raison de ses origines, de taire l’altérité de Dumas, soit sa couleur ?

Cet acte manqué n’est pas un simple oubli. En effet, il y a une actualité politique qui est venue nous rappeler cette dimension raciale. C’est le 30 novembre 2002, quelques mois après la réélection de Jacques Chirac, opposé au deuxième tour à Jean-Marie Le Pen, qu’Alexandre Dumas entre au Panthéon. Loin d’occulter ses origines ou sa couleur, le président de la République les met en avant dans son discours : « Français jusqu’au bout de son œuvre, son dernier livre, véritable monument, sera un dictionnaire de cuisine » ; il n’en reste pas moins que son « génie plonge aussi ses racines outre-mer et en Afrique ».
Jacques Chirac ne se contente pas de réhabiliter une culture : comme
en écho au présent, il n’hésite pas à évoquer l’expérience du racisme. « La République, aujourd’hui, ne se contente pas de rendre les honneurs au génie d’Alexandre Dumas. Elle répare une injustice. Cette injustice qui a marqué Dumas dès l’enfance, comme elle marquait déjà au fer la peau de ses ancêtres esclaves. » Et le Président d’aborder ce qu’on commence alors à appeler des discriminations raciales : « Fils de mulâtre, sang mêlé de bleu et de noir, Alexandre Dumas doit alors affronter les regards d’une société française qui, pour ne plus être une société d’Ancien Régime, demeure encore une société de castes. Elle lui fera grief de tout : son teint bistre, ses cheveux crépus, à quoi trop de caricaturistes de l’époque voudront le réduire ».

Claude Schopp, biographe et responsable des éditions critiques de Dumas, rappelle ainsi que « Mlle Mars aurait eu coutume de s’écrier, après les visites de Dumas : "Il pue le nègre… Ses cheveux sentent le nègre… Il est venu… ouvrez toutes les fenêtres." » Il ajoute d’ailleurs que l’écrivain « répondait généralement par quelques répliques cinglantes. Ainsi, traversant le foyer du Théâtre-Français et entendant un petit homme mal bâti chuchoter à son voisin : "On dit qu’il a beaucoup de sang noir", il lui avait lancé : "Mais parfaitement, Monsieur, j’ai du sang noir ; mon père était un mulâtre, mon grand-père était un nègre, et mon arrière-grand-père était un singe ! Vous voyez que nos deux familles ont la même filiation, mais pas dans le même sens !" »

En 2002, l’écrivain antillais Claude Ribbe, historien et romancier, venait d’exhumer ce passé raciste en publiant une première biographie du père de Dumas, fils d’une esclave et d’un marquis, né esclave à Saint-Domingue qui n’était pas encore la République d’Haïti, général de la Révolution que ne viendra jamais récompenser la Légion d’honneur.
Appelé à prononcer un discours le jour de la panthéonisation, il refuse dans un premier temps de racialiser Alexandre Dumas : « S’il tenait la plume aujourd’hui, on ne se contenterait pas de dire qu’il est un écrivain. On jugerait utile, pour mieux le qualifier, d’ajouter qu’il est un écrivain "de couleur". Ce serait un romancier "noir", un auteur "antillais". On parlerait de sa "créolité", de son "africanité", de sa "négritude", de son "sang noir". » Cela ne l’empêche pourtant pas de vouloir proclamer « la vérité » : « Tout simplement, que les Dumas étaient originaires d’Afrique et que la France en est fière. » D’ailleurs, « le père d’Alexandre Dumas n’était qu’un "sans-papiers". » Ainsi, désormais, « chaque fois qu’un étranger frappera à notre porte, ne faudra-t-il pas se demander quand même, avant de la lui claquer au nez, si ce n’est pas le héros que la République appellera peut-être bientôt à son secours, s’il ne sera pas un jour le père d’un génie de l’Humanité ? »

L’orateur n’évoque pas seulement l’actualité de l’immigration, mais aussi l’histoire de l’esclavage. Il restitue en effet le contexte historique de la naissance de Dumas : « Cette année 1802, qui le vit naître, ne fait pas honneur à la France. Le 20 mai, Napoléon Bonaparte rétablissait l’esclavage. » Le même Claude Ribbe devait revenir sur ce « crime de Napoléon » en 2005 : alors que les banlieues étaient en feu, les festivités du bicentenaire de la bataille d’Austerlitz n’en paraîtraient que plus déplacées. En 2002, au Sénat, le rappel historique est déjà glaçant : « Le 28 mai 1802, à la Guadeloupe, le commandant Louis Delgrès et ses compagnons, pensant avec raison qu’on ne les laisserait pas vivre libres préférèrent mourir. Le lendemain, 29 mai 1802, Napoléon Bonaparte excluait de l’armée française les officiers de couleur, [frappant] douze généraux dont Toussaint Louverture et Alexandre Dumas. Le 2 juillet 1802, les frontières de la France se fermèrent aux hommes et aux femmes de couleur, même libres. L’année suivante, le 8 janvier 1803, quelques semaines avant que le général Toussaint Louverture n’expire, privé de soins, dans la citadelle la plus glaciale de France, les mariages furent proscrits entre fiancés dont la couleur de peau était différente. »

C’est dans le cadre de cette histoire raciale qu’il convient de comprendre la question du « nègre » (littéraire, comme on dit aujourd’hui par euphémisme). Dans son inventaire des formes de racisme dont Dumas a souffert, Jacques Chirac rappelait en 2002 que « certains de ses contemporains iront même jusqu’à lui contester la paternité d’une œuvre étourdissante et son inépuisable fécondité littéraire qui tient du prodige. » Or c’est le thème, aujourd’hui, de L’autre Dumas, centré sur Auguste Maquet –l’un des nègres du grand écrivain. Le génie populaire ne serait finalement qu’un exploiteur et qu’un imposteur. Claude Ribbe dénonce sans ambages « un film ouvertement négrophobe ». « Tant qu’on faisait passer Dumas, qui est l’auteur français le plus lu à l’étranger, pour un "caucasien", il n’y eut pas de problème. » En revanche, avec sa couleur, on exhume aussi le procès fait à Dumas. Tout se passe en effet comme si l’auteur de génie ne pouvait être un métis : derrière le Noir, le nègre.

Aujourd’hui, c’est Le Point qui s’amuse ainsi, de manière délibérément équivoque, dans un article consacré à « l’esclave de Dumas » : « L’ironie de l’histoire veut qu’à l’heure où la France s’apprête, en 1848, à abolir l’esclavage, trime dans les soutes de Paris un nouveau type d’esclave, le "nègre littéraire". » Et d’ajouter : « L’association convient aux deux jusqu’à ce qu’en 1845 un certain Mirecourt publie un pamphlet contre Dumas, le négrier. » « Négrier » ? Le choix de vocabulaire est d’autant plus troublant quand on lit la phrase suivante : « Dumas le fait condamner pour racisme ». Or l’article n’aura nulle part mentionné la couleur de l’écrivain, ni les attaques qu’elles lui valent. Et d’ailleurs, c’est pour diffamation que Mirecourt fut condamné : le racisme n’existait pas pour la loi au milieu du dix-neuvième siècle… Le lien entre le « nègre littéraire » et les origines métisses d’Alexandre Dumas est donc occulté au moment même où il est évoqué, mais il ressort pourtant, à la faveur d’un lapsus du journaliste.

Le langage parle en effet : il ne s’agit pas d’un simple jeu de mots. Ou plutôt, ce jeu de mots a une histoire. Déjà Saint-Simon (que cite le dictionnaire Littré) parlait de faire travailler quelqu’un « comme un nègre », et c’est au milieu du dix-huitième siècle qu’on a commencé à appliquer le mot aux écrivains ; mais c’est précisément le pamphlet d’Eugène de Mirecourt contre Dumas, en 1845, qui va populariser le terme. Le dictionnaire Robert cite d’ailleurs Fabrique de romans. Maison Alexandre Dumas et Compagnie, pour éclairer cette acception du terme : « Grattez l’œuvre de M. Dumas,… et vous trouverez le sauvage… Il embauche des transfuges de l’intelligence, des traducteurs à gage qui se ravalent à la condition de nègres travailleurs sous le fouet d’un mulâtre ! » Le jeu de mots sera retourné par Dumas fils qui présentait son père comme « un mulâtre qui a des nègres ».

L’ouvrage de Miremont (intégralement disponible sur Internet) ne s’embarrasse pas de nuances : « lèvres saillantes, nez africain ; tête crépue, visage bronzé. Son origine est écrite d’un bout à l’autre de sa personne ; mais elle se révèle beaucoup plus encore dans son caractère. » En effet, « aiguillonnez un point quelconque de la surface civilisée, bientôt le nègre vous montrera les dents. » Ainsi, « comme ces chefs des tribus indiennes, que les voyageurs savent amadouer avec des babioles, M. Dumas aime tout ce qui brille, tout ce qui chatoie. […] Les joujoux le séduisent, les fanfreluches lui tournent le cerveau –Nègre ! » Autrement dit, c’est parce qu’il est un nègre (par ses origines) que Dumas exploiterait un nègre (littéraire). Mirecourt joue, consciemment et explicitement, sur le double sens du mot.

Ce jeu de mots n’appartient pas seulement au passé –Le Point vient opportunément le rappeler, mais aussi une controverse, qui date de 2001, autour du livre de révélations du général Aussaresses sur sa pratique de la torture. Dans une chronique du 6 juin, dans L’humanité, l’historienne Régine Deforges évoquait la rumeur selon laquelle ce livre « aurait été "réécrit" par Claude Ribbe, nègre entre autres de Christine Deviers-Joncour ». Or on lisait dans Le Figaro du 29 mai cette formulation ironique : « Aussaresses en a confié la rédaction à un tiers, certes depuis longtemps rompu à l’art de la négritude ». L’Humanité du 21 mai explicitait le sous-entendu : « Il faut savoir, pour apprécier le caractère abject de cette formulation, que le romancier Claude Ribbe (qui a démenti d’ailleurs, samedi, avoir en partie réécrit le manuscrit du général Aussaresses) est martiniquais. » Dans le même journal, Régine Deforges dit alors son désaccord : « Il est injuste de vouloir faire dire aux mots ce qu’ils ne disent pas. »

Et de préciser : dans l’article du Figaro, on « a employé "négritude" au lieu de "nègre" sans aucune connotation raciste. C’est une erreur, mais mérite-t-elle que Claude Ribbe porte plainte pour "injures raciales" ? » Il est vrai que l’historienne n’accable pas les « nègres littéraires » de son mépris, bien au contraire : comme le rappelle Le Nouvel Observateur, « lorsqu’on porta Alexandre Dumas au Panthéon, en 2002, il n’y eut qu’une voix pour [Auguste Maquet]. Celle de Régine Desforges, qui regretta dans L’Humanité, le journal des oubliés, que "pour avoir aidé à l’élaboration de ces chefs-d’œuvre", Auguste Maquet n’ait pas eu "une petite place au Panthéon auprès de son complice." » C’est pourquoi elle peut affirmer sans hypocrisie, dans le titre de sa chronique de 2001 : « il y a nègre et nègre ».

Sans doute. Mais les deux mots ne sont pas sans rapports. En tout cas, ce n’est pas un hasard si Claude Ribbe a édité en 2009, en le présentant comme un roman de jeunesse d’Alexandre Dumas, La Vendée et Madame, attribué jusqu’alors au général Dermoncourt : le grand écrivain aurait été son « nègre ». Le Figaro Magazine dénonçant cet « inédit » comme « un faux », Claude Ribbe répond –en même temps qu’il attaque le film de Safy Nebbou à sa sortie : « Dumas, étant un nègre, était incapable d’écrire. Donc il ne pouvait avoir écrit pour un autre. Cette thèse développée dans Le Figaro Magazine était en fait empruntée au livre de Mirecourt condamné par la justice où, de la même manière, dès 1845, on niait que Dumas ait été capable d’écrire le livre du général Dermoncourt. »

On en revient toujours au même nœud historique, depuis le milieu du dix-neuvième siècle jusqu’à la sortie de L’autre Dumas : les Noirs (fussent-ils métis) peuvent-ils avoir des nègres ? Voire, à l’inverse, peuvent-ils en être ? Il s’agit bien de leur place dans l’écriture –et au-delà, dans la représentation. On ne s’étonnera donc pas du retour de la question, avec la sortie d’un film qui représente Dumas en contestant sa qualité d’écrivain. Ainsi, la controverse que suscite le casting du film n’est pas sans lien avec son thème. Le président du CRAN, Patrick Lozès, intitulait son billet sur ce thème : « Quand le film L’autre Dumas blanchit puis noircit le père des Trois Mousquetaires. » En réalité, il n’y a pas là deux opérations distinctes –le choix de l’acteur d’une part, celui du thème de l’autre. Il est sans doute nécessaire qu’un Blanc joue le rôle d’un Noir pour qu’on ne risque pas d’entendre les connotations raciales du « nègre littéraire ».

C’est bien au moment de la récuser que la question raciale revient à la surface. Ainsi dans le communiqué des producteurs du film, le 17 février : pour Frank Le Wita et Marc de Bayser, la polémique n’aurait « pas de sens ». Bien sûr, « la diversité, dans son ensemble, a besoin d’être promue » ; mais « elle ne doit pas l’être au détriment de la liberté artistique ». Autrement dit, je sais bien, mais quand même. Les producteurs ne s’arrêtent pas en si bon chemin : « Le cinéma, comme la vie, ne se réduit heureusement pas à la génétique. » Mais pour l’établir, les voici condamnés à y recourir : si Dumas, « quarteron par sa grand-mère noire, esclave à Haïti, avait bien un quart de sang noir, c’est donc qu’il avait trois quarts de sang blanc ». Et d’ajouter sans sourciller : « Comble d’ironie, il avait les yeux bleus. »

La « liberté artistique » du créateur permet de choisir l’acteur sans être prisonnier de son apparence physique ; gageons ainsi que sa corpulence n’est pour rien dans le choix de Gérard Depardieu pour interpréter Alexandre Dumas. Cela dit, on aurait mauvaise grâce à lui reprocher de n’être pas noir (du tout), puisque Dumas était (plutôt) blanc. D’ailleurs, cela tombe bien : l’acteur partage avec le personnage une caractéristique génétique essentielle : la couleur des yeux. Sans doute serait-il raciste, en revanche, de parler de couleur de peau… À ce jour, non moins que la loquacité des producteurs, le silence du réalisateur, Safy Nebbou, le souligne paradoxalement : si l’enjeu est bien racial, de part en part, c’est qu’il ne suffit pas de n’en rien dire, ou de n’en rien montrer, pour en avoir fini avec cette histoire. À force de se vouloir « aveugle à la race », on risque d’être aveuglé par elle –au moment de (ne pas) la représenter.

• Éric Fassin est professeur agrégé à l’École normale supérieure et chercheur à l’Iris (CNRS/EHESS). Sociologue engagé dans le débat public, il travaille sur la politisation des questions sexuelles et raciales, en France et aux États-Unis. Il a notamment publié Liberté, égalité, sexualités (avec Clarisse Fabre), 2004 (2003), L’inversion de la question homosexuelle, 2008 (2005), et co-dirigé De la question sociale à la question raciale ?, 2009 (2006), et Le sexe politique. Genre et sexualité au miroir transatlantique (éd. EHESS, 2009).

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